mercredi 25 mai 2016

Tahar Ben Jelloun, La Remontée des cendres


  1. La préface
  1. Les deux objectifs principaux du recueil : donner un visage aux morts anonymes (leur rendre hommage) et empêcher l’oubli.
  2. Tahar Ben Jelloun reproche aux « puissants » de « se laver les mains » des conséquences de la guerre, c’est-à-dire de s’en déresponsabiliser.
  3. Dans ce poème, il prend la parole pour « les ensevelis, les écorchés, les pendus, les jetés dans la fosse commune » (l.38).
  4. Il reproche aux hommes à galons et à médaille (aux décideurs militaires, donc) de prévoir les guerres sans penser à l’humain, sans prendre en compte les hommes.
  5. Il compare sa poésie à une prière.
  1. Un poème
  1. « Verset » : division d’un livre sacré, dont la longueur varie entre une et deux ou trois lignes ; Les vers de ce poème ressemblent à des versets car ils ne sont pas vraiment en prose, mais pas vraiment en vers non plus. Ils dépassent rarement 2 lignes (à l’exception de la partie sur Moha) ; Ben Jelloun a choisi cette forme car ce recueil se veut, entre autres, une prière pour les morts.
  2. Séries d’anaphores, exemples : « Ce corps qui fut » p.2-3 ; « Qui… » p.6 ; « Je suis » et « j’aime » p.7 ; « Je suis » p.9 ; « Une vie », p.10 ; « Quand » p.10, etc… Ces anaphores servent à faire comme une litanie, une prière, une chanson pour qu’on n’oublie pas.
  3. L’expression « ce corps qui fut un corps »  est reprise à la fin du poème, cela crée un effet de circularité, mais dans un sens positif, comme vers une évolution, un avenir apaisé par les mots.
  4. Exemples d’expressions à six syllabes (ou multiples) :
  5. Exemple de métaphore p.8 : « On a couvert deux villages d’une moustiquaire de mort » (massacre de Halabja et Hanap, aucune échappatoire possible pour les habitants pris comme des moustiques qu’il faut écraser) ; Comparaison : « sourires suspendus comme un rêve pris en photo » (la joie de ces habitants fait désormais partie d’un passé tellement difficile à imaginer qu’on se demande si on ne l’a pas rêvé) ; Personnification : «Le soleil regarde » (impuissance de ce dieu désabusé par la folie des hommes ?).
  1. Enterrer les morts
11) Réalisme : énumération p.3 « juste un matelas lacéré, une casserole, un pain rassis… » ; Pathétique : « une mère a retiré sa robe et en a fait un linceul pour l’enfant éteint » p.10; Fantastique : prise de parole des « voix » des morts ; Lyrisme : multiples citations possibles, par exemple : prise de parole du petit cordonnier p.7 ; Tragique : ex. p.7 : de « Pourquoi notre histoire est-elle semée de défaites ? » à « ce bol de cendres mêlées » ou aussi p.9, le début du mouvement sur Moha.
12) Le titre du poème « La remontée des cendres » s’explique par le fait que Tahar Ben Jelloun tente de déterrer les morts pour leur offrir une sépulture plus digne, leur donner un nom, un recueil à leur mémoire. Les cendres désignent la vie brûlée et définitivement oubliée des morts anonymes. Le poète tente de leur donner une mémoire, pour que l’oubli ne les ensevelisse pas à jamais.

Mouvement 1 : « Ce corps qui fut... » (p.2-4)
13) La brutalité de l’ensevelissement est montrée par les mots « une pelle » et « un sac en plastique » qui ôtent toute humanité et toute sacralité à l’enterrement.
14) Le mot « visage »  est répété cinq fois pour redonner une identité et une humanité aux morts anonymes.
15) La cendre symbolise la vie passée, brûlée, anéantie, sans lieu de mémoire possible.

Mouvement 2 : Les voix (p.4-8)
16) Ces voix sont les voix des morts, elles proviennent de tous endroits : un puits, un champ, une fosse…, des lieux oubliés et difficile d’accès.
17) Il y a gradation dans l’horreur de la 1ère à la 3ème voix, car au départ, il n’y a pas vraiment de description du corps, il y a l’évocation d’un « squelette » de ville ; la 2ème voix évoque au corps gonflé et sans yeux ; la 3ème voix parle d’un sac contenant des membres séparés, des bouts de corps…
18) La dernière voix est celle d’un cordonnier qui aimait les plaisirs simples de la vie (chansons d’amour, miel, huile d’olive, etc.). Il nous ressemble, et pourrait être notre père, notre grand-père, ou nous-mêmes.

Mouvement 3 : Moha (p. 9 à 13)
19) « Mes frères » s’adresse aux tueurs, puis à ceux qui sont restés « endormis », c’est-à-dire complices du massacre par leur passivité, et enfin aux « fossoyeurs », ceux qui ont enterré les corps à la va-vite, sans considération pour eux. Cette expression rappelle pourtant que nous sommes tous frères, que nous nous devons les uns aux autres.
20) Les « peuples » qui ont « connu l’exil » fait référence notamment aux Juifs (dispersion des Juif en 70, lors de la destruction du Temple de Jérusalem). C’est important pour bien montrer que quelque soit le peuple concerné, l’exil est une souffrance digne de compassion.
21) La différence majeure entre les occidentaux (« ils ») et « nous », réside en ce que les occidentaux, eux, ont compté et nommé leurs morts. Ils en connaissent le chiffre exact et l’identité précise. Les Irakiens, eux, ignorent absolument le nombre de morts et l’identité des victimes.

Mouvement 4 : "Ce corps qui fut un corps" (p.13)
22) Les morts anonymes retrouvent leur dignité à la fin du poème car ils marchent, « l’homme se relève ». Ils ont désormais un visage, une parole (la poésie).
23) Une note d’espoir apparaît en fin de poème, avec l’image de la « lumière » qui guide l’homme en marche. Cet homme « croit à l’âme, à la pensée et aux choses », il voit, et surtout, il écrit « au-delà de tous les silence ». Cet homme, c’est peut-être le poète.


jeudi 19 mai 2016

1ère Poésie, Documents complémentaires

« Blason du Laid Tétin », Clément Marot (1496-1544), Épigrammes, 1535

Tétin qui n’as rien que la peau,
Tétin flac, tétin de drapeau,
Grand’tétine, longue tétasse,
Tétin, dois-je dire: besace ?
Tétin au grand bout noir
Comme celui d’un entonnoir,
Tétin qui brimballe à tous coups,
Sans être ébranlé ne secous.
Bien se peut vanter qui te tâte
D’avoir mis la main à la pâte.
Tétin grillé, tétin pendant,
Tétin flétri, tétin rendant
Vilaine bourbe en lieu de lait,
Le Diable te fit bien si laid !
Tétin pour tripe réputé,
Tétin, ce cuidé-je, emprunté
Ou dérobé en quelque sorte
De quelque vieille chèvre morte.
Tétin propre pour en Enfer
Nourrir l’enfant de Lucifer ;
Tétin, boyau long d’une gaule,
Tétasse à jeter sur l’épaule
Pour faire – tout bien compassé -
Un chaperon du temps passé,
Quand on te voit, il vient à maints
Une envie dedans les mains
De te prendre avec des gants doubles,
Pour en donner cinq ou six couples
De soufflets sur le nez de celle
Qui te cache sous son aisselle.
Va, grand vilain tétin puant,
Tu fournirais bien en suant
De civettes et de parfum
Pour faire cent mille défunts.
Tétin de laideur dépiteuse,
Tétin dont Nature est honteuse,
Tétin, des vilains le plus brave,
Tétin dont le bout toujours bave,
Tétin fait de poix et de glu,
Bren, ma plume, n’en parlez plus !
Laissez-le là, ventre saint George,
Vous me feriez rendre ma gorge.


« O beaux cheveux d'argent … » (Du Bellay, Les Regrets, 1556)
O beaux cheveux d'argent mignonnement retors !
O front crespe et serein ! et vous face dorée !
O beaux yeux de cristal ! ô grand'bouche honorée,
Qui d'un large reply retrousses tes deux bords !
O belles dents d'ébène ! ô précieux trésors,
Qui faites d'un seul ris toute âme énamourée !
O gorge damasquine en cent plis figurée !
Et vous, beaux grands tétins, dignes d'un si beau corps !
O beaux ongles dorés ! ô main courte, et grassette !
O cuisse délicate ! et vous jambe grossette,
Et ce que je ne puis honnestement nommer !
O beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
O divines beauté ! pardonnez-moi, de grace,
Si, pour estre mortel, je ne vous ose aimer.

« L'Anatomie de l'oeil », Pierre de Marbeuf, (1596 - vers 1635)
L'oeil est dans un château que ceignent les frontières
De ce petit vallon clos de deux boulevards.
Il a pour pont-levis les mouvantes paupières,
Le cil pour garde-corps, les sourcils pour remparts.
Il comprend trois humeurs, l'aqueuse, la vitrée,
Et celle de cristal qui nage entre les deux :
Mais ce corps délicat ne peut souffrir l'entrée
A cela que nature a fait de nébuleux.
Six tuniques tenant notre oeil en consistance,
L'empêche de glisser parmi ses mouvements,
Et les tendons poreux apportent la substance
Qui le garde, et nourrit tous ses compartiments.
Quatre muscles sont droits, et deux autres obliques,
Communiquant à l'oeil sa prompte agilité,
Mais par la liaison qui joint les nerfs optiques,
Il est ferme toujours dans sa mobilité.
Bref, l'oeil mesurant tout d'une même mesure,
A soi-même inconnu, connait tout l'univers,
Et conçoit dans l'enclos de sa ronde figure
Le rond et le carré, le droit et le travers.
Toutefois ce flambeau qui conduit notre vie,
De l'obscur de ce corps emprunte sa clarté :
Nous serons donc ce corps, vous serez l'oeil, Marie,
Qui prenez de l'impur votre pure beauté.

« La chevelure », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1862

Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

André Breton « L'UNION LIBRE », Clair de terre, 1931

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de
dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de coeur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu

Blasons poétiques, L.A n°4 : "La Courbe de tes yeux", Eluard

Paul Eluard (1895-1952), de son vrai nom Eugène Grindel, est une figure majeure du surréalisme, et grand ami d'André Breton, chef de fil de ce mouvement du début du Xxème siècle. Le surréalisme est un mouvement cherchant à libérer la pensée de toutes les règles imposées, pour atteindre la création totale, l'imagination pure ; il tente de laisser s'exprimer l'inconscient, de faire surgir des images qui révéleraient une réalité vraie et non travestie par une volonté quelconque. Dans son premier recueil, Capitale de la douleur, Eluard fait part de sa souffrance existentielle, la tonalité d'ensemble y est sombre ; cependant, dans la fin du recueil, les poèmes sont plus optimistes. « La Courbe de tes yeux » est l'avant-dernier poème du recueil. Il est inspiré par Gala, son épouse, pour qui le poète éprouve une véritable passion. [Pour la petite histoire : elle est déjà à ce moment-là la maîtresse de Max Ernst, un autre poète surréaliste et ami d'Eluard – ils vivent ensemble tous les trois – et elle quittera Eluard trois ans plus tard pour épouser un autre surréaliste, peintre cette fois, le Dali aux superbes moustaches ; mais Eluard se consolera avec la belle Nusch, qu'il épousera en secondes noces et qui lui inspirera également de beaux poèmes d'amour...].

On remarque que ce poème est une célébration de la femme aimée, qui se lit à trois niveaux : éloge des yeux, idéalisation de la femme, célébration de la femme-déesse.

I. Un blason lyrique


A. Un blason des yeux
  • évocation des « yeux » v.1, v.5 et v.14, et des « regards » v.15 + « yeux » à la césure du v.1 => importants
  • Les yeux = métonymie de la femme aimée (« tes » marque une intimité avec la femme)
  • Longue litanies de métaphores représentant les yeux (vertu des yeux) => le poème leur est entièrement consacré
  • Une possible description de ces yeux, visible dans les métaphores : « feuille » v.6 et « bateaux » v.9 suggèrent la forme des yeux ; « roseaux » v.7 pourrait être assimilé aux cils et « ailes » v.8 aux paupières, quant à « mousse de rosée » v.6, elle suggérerait l'humidité des yeux...
  • Mais description physique peu convaincante, puisqu'elle n'apprend absolument rien ni de la forme, ni de la couleur => les images révèlent autre chose de la femme aimée.
B. Un poème lyrique
  • Présence du poète : dès le 1er vers « mon », puis « je ».
  • Toujours intimement lié à un « tu » :
    • v.1, les yeux enlacent le cœur du poète : double métonymie (« yeux » = femme aimée » ; « cœur » = siège de l'amour du poète) ;
    • v.15, le sang du poète coule dans les yeux : de nouveau double métonymie (« sang » = élément vitale du poète ; « regards » = femme aimée)
    • ce parallélisme entre le 1er et le dernier vers est accentué par le reprise du son [ou] dans les deux actions : « fait le tour » / « coule » + la proximité de sens entre les deux.
  • Grande musicalité du poème : non seulement rimes, mais nombreux échos de sonorités dans le poème : l'article « de » et ses variantes « du », « de la », « d' », « des » associé à des mots contenant le son [d] (« danse », « douceur », « monde », « dépend ») => allitération en [d] tout au long du poème ; assonance en [ou] ; allitération en [r], etc.
II. Qui célèbre la femme aimée


A. Une femme idéalisée
  • Elle incarne la douceur :
    • « douceur » v.2 « mousse » v. 6
    • allitération en [s] v.2 et 3 (« danse, douceur, berceau, sûr »)
    • champ lexical de légèreté : « feuilles », « roseau », « vent », « ailes », « ciel » (gradation vers le haut, sorte d'élévation baudelairienne)
    • Mouvements courbes tout au long du poème = formes lié à la femme, à la mère, à la douceur
    • Assonance en [ou] tout au long du poème => diffuse cette douceur
  • Elle est un refuge :
    • lexique de l'enlacement, de la protection maternelle : « fait le tour » v.1, « berceau » v.3, « couvrant » v.8, « couvée »v.11
    • métaphore « chasseurs de bruits » v.10 = elle est l'apaisement, le cocon de silence
    • métaphore « berceau nocturne et sûr » v. 3 : malgré l'obscurité, le poète se sent en sécurité ; le « et » a fonction d'opposition ici, il faut comprendre : « nocturne mais sûr ».
  • Elle est la joie : « danse » v.2, « sourires » v.7, « couleurs » v.10
  • Noter la rupture de rythme au v.2 =>seul vers du poème à être en octosyllabe (v. 1, 3, 4 en alexandrins et les autres en décasyllabes) => importance de ce vers qui concentre l'essentiel de la femme aimée : « rond », « danse », « douceur ».
B. Qui transfigure le monde du poète
  • elle bouleverse sa vie :
    • avant elle, le poète ne vivait pas vraiment, comme le montre la double négation v. 4 et 5  (« je ne sais plus » // « tes yeux ne m'ont pas »)
    • les deux mots à la rime : « vécu » et « vu », comme si le premier dépendait du 2è
    • changement de rythme à partir du v.5 => on passe au décasyllabe, comme si l'arrivée de Gala bouleversait la vie du poète.
    • Les deux éléments vitaux du poète « coeur » et « sang » dépendent des yeux.
  • elle apporte la lumière : « auréole » v.3, « jour » v.6, « lumière » v.8, « ciel » v.9, « aurore » v.11, « astres » v.12 + tous les sons associés au [r] de la lumière : « coeur », « douceur », « sûr », « lumière », « mer », « couleurs », « aurore », purs », « regards » + elle transfigure le monde en le « couvrant […] de lumière » v.8
  • elle met de la couleur : « feuilles, mousse et roseau » suggèrent le vert, « rosée », le rose (= paronomase, rapprochement de sonorités), « ciel et mer », le bleu , tout cela est rassemblé dans le terme générique « couleurs » v.10
  • elle est source d'inspiration poétique, elle est une muse :
    • elle est associée à tout un lexique poétique, à des images évoquant la nature et la beauté naturelle du monde (2ème strophe notamment) ;
    • elle fait naître des associations surprenantes : « ailes couvrant le monde de lumière », « parfums éclos d'une couvée d'aurore », « le jour dépend de l'innocence » ;
    • elle impulse le mouvement : « tour » et « danse », mais aussi l'image des « bateaux » ou des « ailes » qui donnent une impression de voyage , ou encore le « berceau » v.3 ou le « vent » v.7 qui suggèrent le balancement.
III. Et lui donne une dimension cosmique


A. Elle crée un monde nouveau
  • elle naître le monde :
    • champ lexical de la naissance : « berceau », « éclos », « couvée » ; « aurore » comme le début de la journée
    • elle est montrée comme Mère Nature v.6 et 7 (« feuilles », « mousse », « rosée », « roseaux », « vent », « monde », « ciel », « mer ») ; on peut voir la forme des yeux dans ces éléments de la nature (voir I.1, la description des yeux)
    • métaphore des yeux « sources » v.10, donc au commencement de tout.
    • elle contient le tout (« ciel » et « terre ») ; elle surplombe « le monde » v.8
    • elle unifie les quatre éléments, eau, terre, air, feu : « vent » et « ciel », « mer » et « rosée », « lumière », « monde »
    • Répétition du verbe « dépend » v.13 et 14 , mettant en évidence l'importance des yeux sur le reste du monde.
    • Hyperbole du « monde entier » v.14 qui n'existe qu'à travers le regard de la femme.
  • elle est l'harmonie :
    • harmonie des sonorités à l'intérieur des vers : « courbe » > « tour » v.1, « danse » > « douceur » v.2, « rosées » > « roseaux » v.6 et 7 ;
    • harmonie des sens : « parfumés » et « parfums », synesthésie «  sourires parfumés » ;
    • alliance des contraires : « berceau nocturne » v.2 et «feuille de jour » v.6 ;
    • elle équilibre les vers : nombreux sont ceux qui sont coupés à la césure (v.1, 3, 4, 7,etc.)
B. Elle est sacralisée
  • elle est purificatrice : références à l'eau (élément symboliquement purificateur) : « rosée », « mer », « sources », « coule » + nombreuses liquides : [l] (v.8 : « ailes », « le », « lumière »)  , et surtout [r] (v.1 par exemple : « tour », « courbe », « coeur », mais ce son est récurrent tout au long du poème) ; elle porte la pureté et l'innocence v.13 et 14 ;
  • elle est sacrée : lexique religieux qui associe la femme aimée à une déesse : « auréole » ; élevée au rang des « astres » v.12 ; elle est assimilée à un personnage sacré et pur (la Vierge) à travers la référence à l'éclosion et la paille v.11 et 12
  • elle donne accès à l'infini :
    • circularité du poème, lexique du cercle (forme parfaite) dans la 1ère strophe : « tour », « rond », « auréole »
    • elle contient l'immensité : métaphore des bateaux chargés « du ciel et de la mer » v.9
    • elle auréole le « temps » v.3, à lier à l'adverbe « toujours » v.12 : comme si elle existait de toute éternité,
    • elle va du petit à l'infini : gradation dans les éléments nommés : de la feuille et de la mousse v. 6, au ciel et à la mer v.9, jusqu'aux « astres » v.12 


Blasons poétiques, L.A n°3 : Un Hémisphère dans une chevelure, Baudelaire

I. Un éloge de la chevelure

A. Un poème à la femme aimée
  • pronom personnel « tu «  et déterminants possessifs « tes », « ta » => intimité avec le locuteur puisque tutoiement
  • impératif « laisse-moi » répété en strophe 1 et 7 => supplique à la femme aimée
  • termes indiquant une proximité amoureuse : le poète veut plonger son visage dans les cheveux de la femme, « caresses » l.15, « mordre » et « mordille » dans la dernière strophe, références au « divan » et à la « chambre » l.16 qui renvoient au lieu de l'amour ; la « nuit » et les « langueurs » inspirés par les cheveux suggèrent également une nuit amoureuse.
  • Multiples occurrences de « cheveux », dans les 3 premières strophes puis à la fin du poème. Terme remplacé par « chevelure » dans les strophes » 4, 5 et 6, puis par « tresses » dans la dernière strophe => au total, la chevelure est évoquée à 10 reprises, la femme aimée n'apparaît qu'à travers elle, comme si elle se résumait à elle.
  • Description de cette chevelure : « tresses » + « lourdes et noires » l.22 + toute l'évocation exotique => on pense à la chevelure de Jeanne Duval, la maîtresse métisse de Baudelaire.
B. Eloge d'une chevelure-monde
  • le titre du poème est significatif : la chevelure contient un hémisphère, c'est-à-dire une partie du monde.
  • L'expression « dans tes cheveux », ligne 5 est reprise par l'anaphore de « Dans […] de tes cheveux », qui débute les strophes 4, 5 et 6 => la chevelure est un contenant (un continent?). Idée confirmée par le verbe « contiennent », répété à deux reprises, l. 7.
  • Répétition à trois reprises de l'expression « tout ce que », l. 4 et 5 + « tout » l.7 + « toutes » x3 l. 12 + « plein de » l.7 + « grandes » l.8 => ensemble de pronoms globalisants, de déterminants et d'adjectifs hyperboliques signifiant l'immensité de cette chevelure.
  • Métaphore assimilant la chevelure à un « océan » l.11, à des « rivages » l.20 ; images encore de cette immensité par les « grandes mers » l.8 ou le « ciel immense » l.13 contenus dans les cheveux.
  • Accumulation de COD énumérant le contenu de la chevelure : « voilures », « mâts », « mers », « ports »...
  • Ces COD projettent eux-mêmes dans un autre espace plein, par l'intermédiaire de compléments variés  : subordonnées relatives (« dont les moussons... » l.8, « où l'espace... » et « où l'atmosphère » l.9), Compléments d'objet ou d'attribution (« de chants... d'hommes... de navires » l.11 et 12) et compléments circonstanciels de lieu (« sur un divan », « dans la chambre », « entre les pots de fleurs » l.16 et 17.
  • Les strophes 3 à 6 sont à chaque fois composées d'une seule phrase, longue, qui déroule tout le contenu de la chevelure.
  • Présence des quatre éléments dans cette chevelure : l'eau bien sûr (champ lexical de la mer et de l'eau), l'air (l.3 ou la référence aux parfums), la terre (plus ténu, mais visible à travers « les fruits », « les feuilles », « les pots de fleurs »), le feu (« l'ardent foyer » l.18) => une chevelure qui contient les éléments primitifs du monde.
  • Union des contraires dans cette chevelure-monde : une chevelure-eau et une chevelure-feu ; antithèse nuit et lumière ligne 19 : une chevelure de « nuit » mais qui laisse « resplendir [...]l'azur » ;
II. Qui permet de voyager à travers le monde

A. Le voyage par le parfum
Ce qui permet prioritairement le voyage, c'est l'odeur de cette chevelure :
  • Champ lexical de l'odeur : « respirer » et « odeur » l.1, « mouchoir odorant » l.2, « je sens » l.4, « parfum » l.5, parfumée » l.9, « je respire » l.18, « odeurs » l.21
  • Métaphore « mon âme voyage sur le parfum » l.5 => le parfum comme un moyen de transport, d'évasion.
  • L'odeur est le premier des sens qui est évoqué dans ce poème l.1, il est celui par lequel tout surgit. Il est également le dernier évoqué, dans l'avant-dernière la strophe : il est celui vers lequel tout tend.
  • Les odeurs évoqués sont « mêlé[es] » l.18, « combinées » l.20 et multiples : accumulation de parfums l. 9 et 10, puis l.18 à 21 : « fruits », « feuilles », « peau humaine », puis « tabac », « opium », « sucre », et « goudron », « musc », « huile de coco » (noter : trois groupes de trois parfums).
    (Surprise de ces accumulations : à chaque fois, le dernier terme est comme un intrus dans la liste :  « fruits » et « feuilles » (allitération en [f] + même champ lexical) ; « tabac » et « opium » (deux composantes des paradis artificiels) ; « goudron » et « musc » (odeurs masculines, très fortes, boisées), ce qui laisse de côté « peau humaine », « sucre » et « huile de coco » = odeurs féminines ? Odeur de la peau de la femme aimée ? )
  • Cette odeur apporte l'ivresse : odeurs de tabac et d'opium l.18 puis « je m'enivre » l.20

B. Vers un univers paradisiaque et exotique
  • Deux références au voyage: « voyage » l.5, « me portent vers » l. 8 
  • Voyage prolongé par le champ lexical de la mer : « mers » l.8, « océan » l.11, « rivages » l.20 ; et du port « voilures et matures » l.7,« port » l.11 et 17, « navires » l.12,
  • Voyage ayant pour destination des contrées lointaines : Champ lexical de l'exotisme (à travers le climat, les produits, les pays) : « toutes nations » l.12, « charmants climats » l.8, « mousson » l.8, « chaleur » l.14, « tropical » l.19, « opium » l.18, « huile de coco » l.21, « sucre » l. 18
  • Des références au farniente : « langueurs », « longues heures » « passées sur un divan » avec le confort : « gargoulettes rafraîchissantes »
  • Et la beauté des lieux : l'espace est «plus bleu » et « plus profond », l.9, les navires ont des « architecture fines » l.13, le navire est « beau » l.16, il y a des « fleurs », l'azur « resplendi[t] » l.19
  • Plénitude des sens : les 5 sens sont présents : on a vu l'odorat + ouïe (« j'entends »), le toucher (« les caresses »), la vue (« le vois ») et le goût (« sucre », « mordre ») => pays de cocagne, qui satisfait tous les sens.

III. Et offre surtout un voyage intérieur

A. Un voyage au cœur du rêve, des souvenirs, de l'idéal
Ce voyage est imaginaire et spirituel :
  • il est composé de souvenirs : « des souvenirs » l.3 et 23 (ce qui ouvre et clôt le poème) et « je retrouve » l.15
  • il est du domaine du rêve : «tout un rêve » l.7
  • il fait surgir des visions : « je vois » l.4 et 19, « j'entrevois » l.11.
  • Le poète précise que c'est son « âme » qui voyage l.5
  • la métaphore « je mange des souvenirs » l.23 => les souvenirs comme nourriture spirituelle
  • nombreuses images permettant de passer de la réalité du présent (le chevelure de la femme aimée, son odeur) à des images évoquant le paradis : métaphores qui transposent le présent dans un océan, (« plonger » dans les cheveux l.1, « océan » de la chevelure l.11), un feu (« ardent foyer »), une « nuit »...
  • idée d'infini, d'ouverture : « ciel immense » et chaleur « éternelle » l.13 + « infini » l.9 => comme si ce voyage donnait accès à l'univers entier, par l'harmonie homme / nature.

B. Un bercement poétique
  • ce texte est à lire comme une berceuse : champ lexical du bercement : « roulis » l.16, « bercées » l.16, mais aussi « plonger » l.1, « agiter » l.2, « secouer » l.3, « fourmillent » l.11
  • l. 16 et suivantes, allitérations en [r] => intensifie le roulis, puis en [b] et [p] (des labiales puisqu'elles se prononcent avec les lèvres) => comme le bercement. 
  • Références à la musique : comparaison parfum / musique l.5 et 6 + « tout ce que j'entends «  l.4 + « chants mélancoliques » l.11, accompagnés par l'assonance en [an] l. 11 et l'allitération en [m] comme le murmure de la musique.
  • De nombreux échos dans ce poème :
    • « laisse-moi » strophe 1 // « laisse-moi » strophe 7 ;
    • « longtemps » x2 strophe 1 // « longtemps » strophe 7 ;
    • « dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois » → « dans les caresses de ta chevelure, je retrouve » → « dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire »
  • Echos de sonorités : « voilures » et « mâtures » l. 7 puis « chevelure » et « azur » l. 19, « chaleur », « langueurs », « heures », « fleurs », « odeurs » l.14 à 18
  • Rythme ternaire très fréquent, par exemple :
    • « tout ce que je vois... tout ce que je sens … tout ce que j'entends » l. 4-5 ;
    • « un port fourmillant de chants..., d'hommes... et de navires... » ;
    • « dans l'ardent foyer... je respire... ; dans la nuit... je vois... ; sur les rivages... je m'enivre »
    • etc.
  • Un poème tout en circularité : la 1ère strophe renvoie à la dernière (souvenirs // souvenirs) ; l' « hémisphère » suggère le cercle, la fin est est recommencement sans fin.

jeudi 5 mai 2016

Blasons poétiques, L.A n°2, "Yeux qui versez en l'âme", Ronsard

Pierre de Ronsard : considéré comme le « prince des poètes », il est le chef de file de la Pléiade, un groupe de poètes française du XVIème siècle, qui s'inspire des Anciens tout en enrichissant la langue française (devenue langue officielle depuis la récente ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539).
Le livre des sonnets pour Hélène est en réalité une poésie de commande de Catherine de Médicis, pour une de ses demoiselles d'honneur, Hélènes de Surgères, afin de la consoler du décès de son fiancé. Hélène est donc une inspiratrice du poète.
Quant au sonnet, il est apparu en France au début du Xvème siècle, reprenant les célèbres sonnets amoureux de l'Italien Pétrarque* (XIVè). Cette forme poétique est largement reprise et diffusée par les poètes de la Pléiade.


I. Un blason des yeux qui suggère un coup de foudre amoureux 

A. Un éloge des yeux
- Sonnet : poème galant par excellence au XVIè siècle (sonnet inspiré par Pétrarque*)
- rimes embrassées (les féminines embrassent les masculines) → image du poète emprisonné dans les yeux de la femme aimée 
- Apostrophe aux « yeux »,v.1 puis 9.
- Mot en une seule syllabe, accentué par la virgule ; les deux emplois de « yeux » se font dans des vers de même rythme : 1/5/6 => mis en relief du mot.
- Images pétrarquistes*, associant ces yeux à des astres : gradation dans la comparaison : d'abord « planètes » v.1 puis « Soleil » v.14 => hauteur, beauté et souveraineté (l'image de la femme - astre est une image traditionnelle de la poésie galante du XVIè)
- De manière générale, ils sont associés à la lumière ou la chaleur, ce qui est encore une image pétrarquiste : « foudroyant », « forge », « éclairs », « rais », « Soleil ».
- Curieusement, ni description physique, ni description morale : l'éloge tient à leur pouvoir et leur force : hyperbole « regards si forts ».
- Lexique plutôt masculin : « forts », « sagettes », « me tuez », « forge », « traits » → les yeux comme un adversaire redoutable ?

B. La description d'un coup de foudre amoureux 
- Pronoms : « vous » et « je » qui apparaît dès le 1er quatrain => influence des yeux sur le poète.
l'influence des yeux se fait exclusivement sur le poète, comme le montrent les pronoms de la 1ère personne  : « en l'âme » (du poète notamment) v.1, « en moi » v.6,« les miens » (les yeux du poète) v.7 ; « me » v.8 ; « en moi  » v.14
- « foudroyant » = instantanéité de l'amour, ce qu'on appelle très exactement le « coup de foudre » ! - Enjambement v. 5/6 : accentue l'immédiateté de l'amour ;
- La métaphore des « sagettes » v.8 et des « traits » v.9 est un topos (c'est-à-dire un lieu commun, un motif récurrent) de la poésie amoureuse : ce sont les flèches de Cupidon, qui rendent fou d'amour quiconque en est touché ;
- « Amour » répété deux fois au v.9, de part et d'autre de la césure + allégorie de l'amour avec sa majuscule => lui donne une grande importance
- « je suis de merveille ravi » v.12 = voix passive pour le poète qui dépend de ce regard, et hyperbole manifestant le bonheur extrême du poète lorsqu'il sent ces yeux sur lui ; a contrario, le poète se sent mort si les yeux ne sont plus sur lui : « je ne vis » v.13.
- La son [ê] de la rime A est repris plusieurs fois à la césure, créant des échos internes : v. 2, 3, 5, 10, 14 => résonance de l'éclair dans le poète.

C. Le ressenti physique du poète
- Le poète ne décrit pas ses sentiments, mais ses sensations : lexique concret (excepté dans le dernier tercet : « ravi » v.12.
- CL du corps : « chair », « sang », « membres », « corps » répété 2 fois → il ne possède qu'un lexique physique pour décrire une émotion peut-être plus métaphysique.
- l'esprit du poète ressemble d'ailleurs à un réceptacle, un contenant à remplir : « versez en l'âme » v.1, « en moi » v.6 puis v. 14, « l'âme me sonde » v.11, « dedans » v.8
- Les yeux ne sont pas décrits, ils ne sont suggérés qu'à travers leurs actions : les verbes : « versez » v.1, « vous faites » v.5, « foudroyant » v.7, « vous tuez » v.8 => ils agissent concrètement sur le poète.
- « sagettes », « traits », « poignants » v.10 (qui pique et serre le cœur, qui cause une sensation vive) => sensation physique de l'amour, comme une douleur ;
- « je les sens » v.12, « je ne les sens plus » v.13 : tout le ressenti du poète est de l'ordre de la sensation physique alors que les yeux, eux, semblent de nature métaphysique.
- Allitérations en [f] et [s] dans la 2ème strophe = accompagnent le son des flèches qui atteignent le poète : « toutefois », « faites », « forts », « foudroyant », « sang », « sont », « si, « cent », « sagettes ».


II. Des Yeux divinisés

A. des yeux mystérieux
- Surprenant : aucune description physique des yeux, ni couleur, ni forme => mystère (à qui appartiennent les yeux, on ne le sait jamais, hormis par le titre du recueil... et encore !)
- « Yeux » n'est précédé d'aucun déterminant (vos yeux, tes yeux, ses yeux, etc.) → comme s'il s'agissait d'un éloge des yeux en général.
- antithèse des v.3 et 4 : « je sais de quoi … mais je ne puis savoir » => le mystère entourant les yeux est d'autant plus grand que le savoir du poète semble grand : il est intensifié par le déterminant « tous » ;
- Le terme « chose » v.4 traduit l'ignorance du poète quant à la nature des yeux, qui ne sont pas comme les autres « membres » v.3 ;
- La double négation du v.5 exclut de fait l'appartenance des yeux à la catégorie des « membres » puisque n'ayant « sang ni chair » → accentue leur mystère
- Figures d'opposition qui renforcent le mystère : chiasme v. 7 et 8 (des yeux qui agissent « par le dehors » v.7 mais tuent « dedans » v.8, comme par magie !), antithèse des v.12 et 13 (« je les sens... je ne les sens plus » ; connecteurs marquant l'opposition : « je sais de quoi... mais je ne puis savoir » v.3 et 4, « toutefois » v.5.

B. des yeux dangereux
- Deux occurrences du mot « âme » v.1 et 11, en relation à chaque fois avec une idée d'annexion de cette âme par les yeux : v.1, l'âme est un contenant dans lequel les yeux « verse[nt] » un esprit ; v. 11, l'âme est un territoire que l'oeil « sonde » dans son intégralité 
- Adjectif totalisant « toute » v.11, en antithèse avec « le moindre » v.11→ toute-puissance du regard qui chosifie (ou réifie) l'âme ;
- CL des armes : « sagettes », « trais » → l'amour est un combat ; (et spéciale Sylvain / Quentin :)à relier à l'homophonie du v.1 « l'âme » qui fait entendre « lame ».
- Métaphore de « la forge d'amour » v.9  : souligne le fait que les yeux fabriquent les armes de l'amour, les flèches. Donne un aspect inquiétant à l'amour !
- Hyperbole « cent mille sagettes » à rapprocher de l'adjectif « forts » v.6 → regards tout-puissants, contre lesquels on ne peut pas lutter (d'ailleurs, il n'est nulle part question de lutter contre).
- CL de la mort : « ressucitez » v.2, « morts » v.2, « tuez » v.8 → les yeux comme des armes faisant perdre à l'adversaire toute individualité, toute possession de soi-même. L'amour comme une annexion de l'amant, comme une dépossession de soi.
- Référence à Méduse, la Gorgone qui pétrifie quiconque la regarde en face → regard qui tue également ici. Autre référence, plus discrète, à Méduse : lorsqu'on lui a tranché la tête, le sang qui jaillit de la veine gauche est censé être un poison, tandis que celui qui sort de la veine droite peut faire « ressusciter les morts », exactement comme l'esprit versé dans l'âme du poète, v.2

C. des yeux surnaturels, divinisés
- Les yeux sont immatériels : ils n'ont « sang ni chair » v.5 ;
- Ils ne lancent pas de « traits » mais des « éclairs » (plus immatériels) ; référence au dieu des dieux, Zeus, dont l'attribut est l'éclair.
- Ils livrent un « esprit » v.1 et s'adressent à « l'âme » : lexique de la spiritualité.
- Ils versent « un esprit qui pourrait ressusciter les morts » = métaphore hyperbolique → les yeux sont ici la source de l'esprit, lui-même ayant le pouvoir divin de rendre la vie aux morts ;
- idée reprise par ces mêmes yeux qui font « des miracles » v.6  => pouvoir divin des yeux.
- Gradation dans la comparaison : les yeux sont d'abord des « planètes », puis un « soleil » : des éléments littéralement méta-physique (au-dessus de la nature), cosmologiques. Les yeux donnent accès à l'univers.
- Pouvoir de vie et de mort : les yeux peuvent « ressusciter » et tout aussi bien « tue[r] » le poète v.8 , ou lui ôter le vie v.13. Ambivalence de ce regard donc, qui à la fois ensorcelle et tue, rend la vie et condamne.
- le mot « ravi » au v.12 est une syllepse (figure de style qui consiste à employer un mort dans son sens propre et dans son sens figuré) : au sens propre, signifie « enlever », « ôter » → rejoint l'hypothèse selon laquelle le poète ne se possède plus, est annexé par la femme aimée ; au sens figuré, « ravi » signifie « être transporté d'extase », il peut avoir un sens mystique (les saints sont ravis lorsqu'ils sont en extase, habités par Dieu). Les yeux comme des dieux ou comme des ennemis enlevant le poète à lui-même ? Le poème ne tranche pas vraiment.


* Pétrarque et le pétrarquisme : Pétrarque est un poète italien du XIVè siècle. Il écrit son amour pour Laure dans son Canzionere (son « chansonnier »). Ce recueil est composé principalement de sonnets. Il inspire profondément les auteurs de la Pléiade (donc Ronsard) qui lui reprennent entre autres :
- la forme du sonnet
- les images nombreuses : les flèches de l'amour se fichent dans le coeur de l'amant, les yeux de la belle sont des soleils, l'amour est un feu qui brûle, les cheveux sont des filets qui emprisonnent le poète, la femme a un pouvoir surnaturel et divin, etc.
- la thématique de l'amant soumis à une femme à la fois belle et cruelle
- la synecdoque des yeux ou des cheveux qui représente la femme entière (ce qu'on appelle, depuis Marot, le « blason », genre qui n'existe pas à l'époque de Pétrarque).