jeudi 5 mai 2016

Blasons poétiques, L.A n°2, "Yeux qui versez en l'âme", Ronsard

Pierre de Ronsard : considéré comme le « prince des poètes », il est le chef de file de la Pléiade, un groupe de poètes française du XVIème siècle, qui s'inspire des Anciens tout en enrichissant la langue française (devenue langue officielle depuis la récente ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539).
Le livre des sonnets pour Hélène est en réalité une poésie de commande de Catherine de Médicis, pour une de ses demoiselles d'honneur, Hélènes de Surgères, afin de la consoler du décès de son fiancé. Hélène est donc une inspiratrice du poète.
Quant au sonnet, il est apparu en France au début du Xvème siècle, reprenant les célèbres sonnets amoureux de l'Italien Pétrarque* (XIVè). Cette forme poétique est largement reprise et diffusée par les poètes de la Pléiade.


I. Un blason des yeux qui suggère un coup de foudre amoureux 

A. Un éloge des yeux
- Sonnet : poème galant par excellence au XVIè siècle (sonnet inspiré par Pétrarque*)
- rimes embrassées (les féminines embrassent les masculines) → image du poète emprisonné dans les yeux de la femme aimée 
- Apostrophe aux « yeux »,v.1 puis 9.
- Mot en une seule syllabe, accentué par la virgule ; les deux emplois de « yeux » se font dans des vers de même rythme : 1/5/6 => mis en relief du mot.
- Images pétrarquistes*, associant ces yeux à des astres : gradation dans la comparaison : d'abord « planètes » v.1 puis « Soleil » v.14 => hauteur, beauté et souveraineté (l'image de la femme - astre est une image traditionnelle de la poésie galante du XVIè)
- De manière générale, ils sont associés à la lumière ou la chaleur, ce qui est encore une image pétrarquiste : « foudroyant », « forge », « éclairs », « rais », « Soleil ».
- Curieusement, ni description physique, ni description morale : l'éloge tient à leur pouvoir et leur force : hyperbole « regards si forts ».
- Lexique plutôt masculin : « forts », « sagettes », « me tuez », « forge », « traits » → les yeux comme un adversaire redoutable ?

B. La description d'un coup de foudre amoureux 
- Pronoms : « vous » et « je » qui apparaît dès le 1er quatrain => influence des yeux sur le poète.
l'influence des yeux se fait exclusivement sur le poète, comme le montrent les pronoms de la 1ère personne  : « en l'âme » (du poète notamment) v.1, « en moi » v.6,« les miens » (les yeux du poète) v.7 ; « me » v.8 ; « en moi  » v.14
- « foudroyant » = instantanéité de l'amour, ce qu'on appelle très exactement le « coup de foudre » ! - Enjambement v. 5/6 : accentue l'immédiateté de l'amour ;
- La métaphore des « sagettes » v.8 et des « traits » v.9 est un topos (c'est-à-dire un lieu commun, un motif récurrent) de la poésie amoureuse : ce sont les flèches de Cupidon, qui rendent fou d'amour quiconque en est touché ;
- « Amour » répété deux fois au v.9, de part et d'autre de la césure + allégorie de l'amour avec sa majuscule => lui donne une grande importance
- « je suis de merveille ravi » v.12 = voix passive pour le poète qui dépend de ce regard, et hyperbole manifestant le bonheur extrême du poète lorsqu'il sent ces yeux sur lui ; a contrario, le poète se sent mort si les yeux ne sont plus sur lui : « je ne vis » v.13.
- La son [ê] de la rime A est repris plusieurs fois à la césure, créant des échos internes : v. 2, 3, 5, 10, 14 => résonance de l'éclair dans le poète.

C. Le ressenti physique du poète
- Le poète ne décrit pas ses sentiments, mais ses sensations : lexique concret (excepté dans le dernier tercet : « ravi » v.12.
- CL du corps : « chair », « sang », « membres », « corps » répété 2 fois → il ne possède qu'un lexique physique pour décrire une émotion peut-être plus métaphysique.
- l'esprit du poète ressemble d'ailleurs à un réceptacle, un contenant à remplir : « versez en l'âme » v.1, « en moi » v.6 puis v. 14, « l'âme me sonde » v.11, « dedans » v.8
- Les yeux ne sont pas décrits, ils ne sont suggérés qu'à travers leurs actions : les verbes : « versez » v.1, « vous faites » v.5, « foudroyant » v.7, « vous tuez » v.8 => ils agissent concrètement sur le poète.
- « sagettes », « traits », « poignants » v.10 (qui pique et serre le cœur, qui cause une sensation vive) => sensation physique de l'amour, comme une douleur ;
- « je les sens » v.12, « je ne les sens plus » v.13 : tout le ressenti du poète est de l'ordre de la sensation physique alors que les yeux, eux, semblent de nature métaphysique.
- Allitérations en [f] et [s] dans la 2ème strophe = accompagnent le son des flèches qui atteignent le poète : « toutefois », « faites », « forts », « foudroyant », « sang », « sont », « si, « cent », « sagettes ».


II. Des Yeux divinisés

A. des yeux mystérieux
- Surprenant : aucune description physique des yeux, ni couleur, ni forme => mystère (à qui appartiennent les yeux, on ne le sait jamais, hormis par le titre du recueil... et encore !)
- « Yeux » n'est précédé d'aucun déterminant (vos yeux, tes yeux, ses yeux, etc.) → comme s'il s'agissait d'un éloge des yeux en général.
- antithèse des v.3 et 4 : « je sais de quoi … mais je ne puis savoir » => le mystère entourant les yeux est d'autant plus grand que le savoir du poète semble grand : il est intensifié par le déterminant « tous » ;
- Le terme « chose » v.4 traduit l'ignorance du poète quant à la nature des yeux, qui ne sont pas comme les autres « membres » v.3 ;
- La double négation du v.5 exclut de fait l'appartenance des yeux à la catégorie des « membres » puisque n'ayant « sang ni chair » → accentue leur mystère
- Figures d'opposition qui renforcent le mystère : chiasme v. 7 et 8 (des yeux qui agissent « par le dehors » v.7 mais tuent « dedans » v.8, comme par magie !), antithèse des v.12 et 13 (« je les sens... je ne les sens plus » ; connecteurs marquant l'opposition : « je sais de quoi... mais je ne puis savoir » v.3 et 4, « toutefois » v.5.

B. des yeux dangereux
- Deux occurrences du mot « âme » v.1 et 11, en relation à chaque fois avec une idée d'annexion de cette âme par les yeux : v.1, l'âme est un contenant dans lequel les yeux « verse[nt] » un esprit ; v. 11, l'âme est un territoire que l'oeil « sonde » dans son intégralité 
- Adjectif totalisant « toute » v.11, en antithèse avec « le moindre » v.11→ toute-puissance du regard qui chosifie (ou réifie) l'âme ;
- CL des armes : « sagettes », « trais » → l'amour est un combat ; (et spéciale Sylvain / Quentin :)à relier à l'homophonie du v.1 « l'âme » qui fait entendre « lame ».
- Métaphore de « la forge d'amour » v.9  : souligne le fait que les yeux fabriquent les armes de l'amour, les flèches. Donne un aspect inquiétant à l'amour !
- Hyperbole « cent mille sagettes » à rapprocher de l'adjectif « forts » v.6 → regards tout-puissants, contre lesquels on ne peut pas lutter (d'ailleurs, il n'est nulle part question de lutter contre).
- CL de la mort : « ressucitez » v.2, « morts » v.2, « tuez » v.8 → les yeux comme des armes faisant perdre à l'adversaire toute individualité, toute possession de soi-même. L'amour comme une annexion de l'amant, comme une dépossession de soi.
- Référence à Méduse, la Gorgone qui pétrifie quiconque la regarde en face → regard qui tue également ici. Autre référence, plus discrète, à Méduse : lorsqu'on lui a tranché la tête, le sang qui jaillit de la veine gauche est censé être un poison, tandis que celui qui sort de la veine droite peut faire « ressusciter les morts », exactement comme l'esprit versé dans l'âme du poète, v.2

C. des yeux surnaturels, divinisés
- Les yeux sont immatériels : ils n'ont « sang ni chair » v.5 ;
- Ils ne lancent pas de « traits » mais des « éclairs » (plus immatériels) ; référence au dieu des dieux, Zeus, dont l'attribut est l'éclair.
- Ils livrent un « esprit » v.1 et s'adressent à « l'âme » : lexique de la spiritualité.
- Ils versent « un esprit qui pourrait ressusciter les morts » = métaphore hyperbolique → les yeux sont ici la source de l'esprit, lui-même ayant le pouvoir divin de rendre la vie aux morts ;
- idée reprise par ces mêmes yeux qui font « des miracles » v.6  => pouvoir divin des yeux.
- Gradation dans la comparaison : les yeux sont d'abord des « planètes », puis un « soleil » : des éléments littéralement méta-physique (au-dessus de la nature), cosmologiques. Les yeux donnent accès à l'univers.
- Pouvoir de vie et de mort : les yeux peuvent « ressusciter » et tout aussi bien « tue[r] » le poète v.8 , ou lui ôter le vie v.13. Ambivalence de ce regard donc, qui à la fois ensorcelle et tue, rend la vie et condamne.
- le mot « ravi » au v.12 est une syllepse (figure de style qui consiste à employer un mort dans son sens propre et dans son sens figuré) : au sens propre, signifie « enlever », « ôter » → rejoint l'hypothèse selon laquelle le poète ne se possède plus, est annexé par la femme aimée ; au sens figuré, « ravi » signifie « être transporté d'extase », il peut avoir un sens mystique (les saints sont ravis lorsqu'ils sont en extase, habités par Dieu). Les yeux comme des dieux ou comme des ennemis enlevant le poète à lui-même ? Le poème ne tranche pas vraiment.


* Pétrarque et le pétrarquisme : Pétrarque est un poète italien du XIVè siècle. Il écrit son amour pour Laure dans son Canzionere (son « chansonnier »). Ce recueil est composé principalement de sonnets. Il inspire profondément les auteurs de la Pléiade (donc Ronsard) qui lui reprennent entre autres :
- la forme du sonnet
- les images nombreuses : les flèches de l'amour se fichent dans le coeur de l'amant, les yeux de la belle sont des soleils, l'amour est un feu qui brûle, les cheveux sont des filets qui emprisonnent le poète, la femme a un pouvoir surnaturel et divin, etc.
- la thématique de l'amant soumis à une femme à la fois belle et cruelle
- la synecdoque des yeux ou des cheveux qui représente la femme entière (ce qu'on appelle, depuis Marot, le « blason », genre qui n'existe pas à l'époque de Pétrarque).

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