I. Un passé
qui a du mal à surgir
A.
Le désir de connaissance de Jeanne
-
Trois
questions qui se répètent en
anaphore : « Qu’est-ce
qu’elle vous a dit [...] ? »
« Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? » « Qu’est-ce
qu’elle vous a raconté ? » :
insistance de Jeanne pour savoir. Elle s’intéresse
au passé de sa mère, commence à essayer de comprendre.
-
Stichomythies
au début de la scène : Jeanne est pressante, elle relance
toujours Hermile Lebel malgré les interruptions.
-
Adverbe
« exactement » dans « Qu’est-ce
qu’elle vous a dit exactement au sujet de l’autobus » :
elle
veut des réponses précises.
-
Elle ne répond plus à Simon : à chaque fois qu’il lui pose
une question, il n’obtient pas de réponse, elle s’adresse à
Hermile Lebel (pronom personnel « vous »).
B.
Les réticences de Simon
-
Questions (« Tu vas aller le trouver où ? », « Tu
vas le trouver où ? ») + interjection grossière
(« Fuck ! ») et impératifs (« Laisse
tomber », « Réponds-moi ») = Colère qui se
transforme en peur, il veut montrer à Jeanne qu’elle n’a aucun
indice par où commencer, qu’elle cherche une aiguille dans une
botte de foin.
-
« Laisse tomber l’autobus et réponds-moi ! Tu vas le
trouver où ? » : Simon ne fait pas le lien entre
l’autobus et la recherche du père et du frère. Il ne comprend pas
que pour trouver le père et le frère, il faut d’abord
s’intéresser à la mère, à l’histoire de l’autobus.
-
Gradation dans l’éloignement de Jeanne : didascalie « Jeanne
s’en va » l.28 + verbe « revenir » (« reviens »
l.30) + didascalie « au téléphone » : prouvent
qu’ils sont éloignés l’un de l’autre. Jeanne est partie dans
le temps et dans l’espace.
-
Les apostrophes paniquées de Simon : « Jeanne, Jeanne,
reviens ! » puis « Jeanne, Jeanne, je n’ai
plus que toi » + la restrictive « ne… que »
l.51-52 + répétition de « rappelle-moi » :
Simon se retrouve seul et ne peut pas supporter cette séparation
dont il ne comprend pas le sens.
C.
Le récit lacunaire et laborieux d’Hermile Lebel
-
C’est grâce à Hermile Lebel que le passé va s’ouvrir :
verbes de paroles liés au pronom « vous » dans « vous
a dit », « vous a raconté » : la mère,
pourtant mutique, a raconté une partie de son histoire à Hermile
→c’est le récit de cet épisode terrible qui incite Jeanne à
partir dans le pays d’origine de Nawal.
-
Hermile
commence à aborder le récit de Nawal en utilisant le passé :
imparfait (« elle venait d’arriver ») + passé composé
(« est passé »)
- Points de
suspension = difficultés à raconter, le passé ne se laisse pas
dévoiler.
- Récit très bref,
en quatre phrases, interrompues à chaque fois par Sawda :
didascalie « hurlant »
+ points d’exclamation qui se multiplient + la question à Jeanne =
empêchent la réponse d’Hermile, puis coupe sa réponse (points de
suspension)
- Phrases
factuelles : verbes d’action (« est passé »,
« sont arrivés », « ont bloqué », …) ;
absence d’adverbes de jugement ou de modalisateurs, absence
d’explication (qui sont ces hommes ? d’où viennent-ils?)
- Lieu et personnes
indéterminés : articles indéfinis « une ville »,
« un autobus », « des hommes ».
- Accélération du
récit, comme récité d’une traite avant d’être de nouveau
interrompu :
- d’abord circonstanciel de manière « en courant » :
tout se fait très vite
-
puis propositions courtes en parataxe (elles sont juxtaposées, sans
connecteur temporel ou logique)
-
puis dernière proposition comme surajoutée avec le redoublement du
connecteur (« et puis »)
-
le dernier connecteur (« et ») est brusquement interrompu
= dramatisation, comme s’il y avait beaucoup de choses à dire ;
mais Hermile Lebel n’arrive pas à dire le plus horrible : la mort
des passagers du bus.
-
le bruit
envahissant des marteaux-piqueurs empêche
Hermile de terminer (didascalie « couvrent entièrement la voix
d’Hermile Lebel ») : c’est
finalement la didascalie qui prend le relais de ce récit : les
« mitraillettes » sont remplacées par le « bruit
des marteaux-piqueurs » et la métaphore des « arrosoirs »
qui « crachent du sang » clôt le récit d’Hermile.
II. Un passé
terrible qui suscite une réflexion sur l’Histoire et la mémoire
A. Un récit
d’horreur
- Hypotypose (=
description réaliste, animée, frappante, d’une scène vécue) :
- passage au discours direct dans le récit : présence de
guillemets
-
détails concrets : la femme, « à cheval sur le bord de
la fenêtre », « sa peau a fondu ».
-
« comme ça » dans « elle est restée comme ça » :
le démonstratif « ça » fait référence à une image
que Nawal a en tête et qu’elle ne révèle qu’après : la
femme à cheval sur le bord de la fenêtre.
L’hypotypose
montre que pour Nawal, cette scène est toujours actuelle, jamais
effacée par le temps.
- Accumulations :
« les vieux, les enfants, les femmes, tout » renforce
l’aspect pathétique puisque seulement personnes vulnérables →
accentuation de l’horreur ; polysyndète (énumération qui
multiplie les conjonctions de coordination, généralement le « et »)
= enchaînement inexorable et horrible des faits.
- Horreur, barbarie
des soldats : une femme tente d’en réchapper « son
enfant dans ses bras », mais elle se fait tirer dessus (sorte
de Mater dolorosa universelle)
- C.L du feu :
« flambé », « feu », « brûlé »,
« fondu » : vision d’enfer
- En fin de tirade,
la métaphore d’horreur où un décapité continuer à courir :
C.L de la décapitation : « tranché la tête »,
« décapité », « sang » ; allitération
en [ou] comme un cri effrayant (« poule », « court »,
« fou », « cou », « nous »)
- Cette métaphore fait échos
à celle des arrosoirs qui crachent du sang : « le sang
nous inonde et nous noie » // « les arrosoirs crachent du
sang et inondent tout » : déluge de violence dans lequel
Nawal s’est noyée.
B.
Le témoignage douloureux de Nawal
- Passage au
témoignage direct de Nawal avec glissement dans les pronoms :
le « elle » d’Hermile se transforme en « je » :
le récit se fait plus immédiat, sans intermédiaire.
- Ce témoignage
corrige les erreurs du récit d’Hermile : changement
d’indication spatiale : d’après le notaire, l’autobus
était « devant
elle » (Nawal), alors qu’elle précise « j’étais
dans l’autobus » et elle confirme « j’étais
avec eux » = elle passe du statut d’observatrice à
celui de rescapée de la tragédie.
- Jeu sur les
pronoms : dans le récit de Nawal, le pronom « je »
est très présent au début, et il se confond avec le pronom
« nous » qui désigne les passagers du bus, en opposition
avec le « ils » des mitrailleurs. Mais Nawal se
désolidarise des passagers du bus dans une double négation :
« je ne suis pas » x 2 et se place du côté des
mitrailleurs : « je suis comme vous », avec le
pronom « ils » qui désigne cette fois les gens du bus
qui « ont enlevé » son enfant.
- Nawal qui
« cherche [s]on enfant » se retrouve en miroir dans cette
femme avec « son enfant dans les bras au milieu du feu » :
identification tragique et douloureuse, puisque Nawal vient de renier
les passagers du bus pour sauver sa peau et pour retrouver son fils.
- Forte émotion
contenue dans le récit de Nawal : exclamations ;
répétitions comme ahuries : « j’étais dans
l’autobus », « j’étais avec eux » ; « et
après, après » ; « et d’un coup, d’un coup
vraiment » ; « l’autobus a flambé, il a flambé »
+ les deux apostrophes à Sawda (l.31 et 46), comme pour soutenir son
attention
C. Une réflexion
sur l’Histoire, la mémoire et l’oubli
La tirade de Nawal
se termine sur un constat au présent de vérité générale :
- répétition du
mont « temps », d’abord pour le nier à 2 reprises
(« il n’y a plus de temps ») ; puis pour le
personnifier en une image de souffrance folle → quand il y a
souffrance, le temps n’existe pas, il n’atténue jamais la
souffrance, qui reste vive toujours comme au premier jour. Rien
n’abolit la souffrance.
- la dernière
réplique de Simon apparaît alors dérisoire : « on n’a
pas le choix que d’oublier » → c’est précisément ce que
Nawal n’a jamais pu faire ; pour elle, la scène du bus est
toujours là, d’actualité, présente. On comprend alors que
l’affirmation de Simon est fausse, qu’il ne doit pas oublier,
qu’il doit au contraire connaître le passé de sa mère pour
s’apaiser.
- l’entremêlement
des voix du passé et du présent signifient également l’impossible
oubli. Le passé surgit sans arrêt dans le présent, le passé
constitue le présent :
x Sawda appartient
au passé mais s’adresse à Jeanne dans le présent (didascalie « à
Jeanne »), elle cherche Nawal, redevenue une « jeune
fille ».
x Le bruit du
marteau-piqueur rappelle et introduit celui des mitraillettes.
x Nawal intervient
dans le présent pour raconter son récit
- les nuances entre
les récit d’Hermile et celui de Nawal interrogent le rapport à
l’Histoire : tout récit qui n’est pas de première main
est-il toujours déformant ? Ou est-ce Nawal elle-même qui
avait sciemment omis de préciser à Hermile qu’elle se trouvait
dans le bus ? Comment rapporter les faits historiques ?
Peut-on rester objectif ?
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