samedi 9 mars 2019

Incendies, L.A n°2, la scène du bus



I. Un passé qui a du mal à surgir

A. Le désir de connaissance de Jeanne
- Trois questions qui se répètent en anaphore : « Qu’est-ce qu’elle vous a dit [...] ? » « Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? » « Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ? » : insistance de Jeanne pour savoir. Elle s’intéresse au passé de sa mère, commence à essayer de comprendre.
- Stichomythies au début de la scène : Jeanne est pressante, elle relance toujours Hermile Lebel malgré les interruptions.
- Adverbe « exactement » dans « Qu’est-ce qu’elle vous a dit exactement au sujet de l’autobus » : elle veut des réponses précises.
- Elle ne répond plus à Simon : à chaque fois qu’il lui pose une question, il n’obtient pas de réponse, elle s’adresse à Hermile Lebel (pronom personnel « vous »).

B. Les réticences de Simon
- Questions (« Tu vas aller le trouver où ? », « Tu vas le trouver où ? »)  + interjection grossière (« Fuck ! ») et impératifs («  Laisse tomber », « Réponds-moi ») = Colère qui se transforme en peur, il veut montrer à Jeanne qu’elle n’a aucun indice par où commencer, qu’elle cherche une aiguille dans une botte de foin.
- « Laisse tomber l’autobus et réponds-moi ! Tu vas le trouver où ? » : Simon ne fait pas le lien entre l’autobus et la recherche du père et du frère. Il ne comprend pas que pour trouver le père et le frère, il faut d’abord s’intéresser à la mère, à l’histoire de l’autobus.
- Gradation dans l’éloignement de Jeanne : didascalie « Jeanne s’en va » l.28 + verbe « revenir » (« reviens » l.30) + didascalie « au téléphone » : prouvent qu’ils sont éloignés l’un de l’autre. Jeanne est partie dans le temps et dans l’espace.
- Les apostrophes paniquées de Simon : « Jeanne, Jeanne, reviens ! » puis « Jeanne, Jeanne, je n’ai plus que toi » + la restrictive « ne… que » l.51-52 + répétition de « rappelle-moi » : Simon se retrouve seul et ne peut pas supporter cette séparation dont il ne comprend pas le sens.

C. Le récit lacunaire et laborieux d’Hermile Lebel
- C’est grâce à Hermile Lebel que le passé va s’ouvrir : verbes de paroles liés au pronom « vous » dans « vous a dit », « vous a raconté » : la mère, pourtant mutique, a raconté une partie de son histoire à Hermile →c’est le récit de cet épisode terrible qui incite Jeanne à partir dans le pays d’origine de Nawal.
- Hermile commence à aborder le récit de Nawal en utilisant le passé : imparfait (« elle venait d’arriver ») + passé composé (« est passé »)
- Points de suspension = difficultés à raconter, le passé ne se laisse pas dévoiler.
- Récit très bref, en quatre phrases, interrompues à chaque fois par Sawda : didascalie « hurlant » + points d’exclamation qui se multiplient + la question à Jeanne = empêchent la réponse d’Hermile, puis coupe sa réponse (points de suspension)
- Phrases factuelles : verbes d’action (« est passé », « sont arrivés », « ont bloqué », …) ; absence d’adverbes de jugement ou de modalisateurs, absence d’explication (qui sont ces hommes ? d’où viennent-ils?)
- Lieu et personnes indéterminés : articles indéfinis « une ville », « un autobus », « des hommes ».
- Accélération du récit, comme récité d’une traite avant d’être de nouveau interrompu :
- d’abord circonstanciel de manière « en courant » : tout se fait très vite
- puis propositions courtes en parataxe (elles sont juxtaposées, sans connecteur temporel ou logique)
- puis dernière proposition comme surajoutée avec le redoublement du connecteur (« et puis »)
- le dernier connecteur (« et ») est brusquement interrompu
= dramatisation, comme s’il y avait beaucoup de choses à dire ; mais Hermile Lebel n’arrive pas à dire le plus horrible : la mort des passagers du bus.
- le bruit envahissant des marteaux-piqueurs empêche Hermile de terminer (didascalie « couvrent entièrement la voix d’Hermile Lebel ») : c’est finalement la didascalie qui prend le relais de ce récit : les « mitraillettes » sont remplacées par le « bruit des marteaux-piqueurs » et la métaphore des « arrosoirs » qui « crachent du sang » clôt le récit d’Hermile.

II. Un passé terrible qui suscite une réflexion sur l’Histoire et la mémoire

A. Un récit d’horreur
- Hypotypose (= description réaliste, animée, frappante, d’une scène vécue) :
- passage au discours direct dans le récit : présence de guillemets
- détails concrets : la femme, « à cheval sur le bord de la fenêtre », « sa peau a fondu ».
- « comme ça » dans « elle est restée comme ça » : le démonstratif « ça » fait référence à une image que Nawal a en tête et qu’elle ne révèle qu’après : la femme à cheval sur le bord de la fenêtre.
L’hypotypose montre que pour Nawal, cette scène est toujours actuelle, jamais effacée par le temps.
- Accumulations : « les vieux, les enfants, les femmes, tout » renforce l’aspect pathétique puisque seulement personnes vulnérables → accentuation de l’horreur ; polysyndète (énumération qui multiplie les conjonctions de coordination, généralement le « et ») = enchaînement inexorable et horrible des faits.
- Horreur, barbarie des soldats : une femme tente d’en réchapper « son enfant dans ses bras », mais elle se fait tirer dessus (sorte de Mater dolorosa universelle)
- C.L du feu : « flambé », « feu », « brûlé », « fondu » : vision d’enfer
- En fin de tirade, la métaphore d’horreur où un décapité continuer à courir : C.L de la décapitation : « tranché la tête », « décapité », « sang » ; allitération en [ou] comme un cri effrayant (« poule », « court », « fou », « cou », « nous »)
- Cette métaphore fait échos à celle des arrosoirs qui crachent du sang : « le sang nous inonde et nous noie » // « les arrosoirs crachent du sang et inondent tout » : déluge de violence dans lequel Nawal s’est noyée.

B. Le témoignage douloureux de Nawal
- Passage au témoignage direct de Nawal avec glissement dans les pronoms : le « elle » d’Hermile se transforme en « je » : le récit se fait plus immédiat, sans intermédiaire.
- Ce témoignage corrige les erreurs du récit d’Hermile : changement d’indication spatiale : d’après le notaire, l’autobus était « devant elle » (Nawal), alors qu’elle précise « j’étais dans l’autobus » et elle confirme « j’étais avec eux » = elle passe du statut d’observatrice à celui de rescapée de la tragédie.
- Jeu sur les pronoms : dans le récit de Nawal, le pronom « je » est très présent au début, et il se confond avec le pronom « nous » qui désigne les passagers du bus, en opposition avec le « ils » des mitrailleurs. Mais Nawal se désolidarise des passagers du bus dans une double négation : « je ne suis pas » x 2 et se place du côté des mitrailleurs : « je suis comme vous », avec le pronom « ils » qui désigne cette fois les gens du bus qui « ont enlevé » son enfant.
- Nawal qui « cherche [s]on enfant » se retrouve en miroir dans cette femme avec « son enfant dans les bras au milieu du feu » : identification tragique et douloureuse, puisque Nawal vient de renier les passagers du bus pour sauver sa peau et pour retrouver son fils.
- Forte émotion contenue dans le récit de Nawal : exclamations ; répétitions comme ahuries : « j’étais dans l’autobus », « j’étais avec eux » ; « et après, après » ; « et d’un coup, d’un coup vraiment » ; « l’autobus a flambé, il a flambé »  + les deux apostrophes à Sawda (l.31 et 46), comme pour soutenir son attention

C. Une réflexion sur l’Histoire, la mémoire et l’oubli
La tirade de Nawal se termine sur un constat au présent de vérité générale :
- répétition du mont « temps », d’abord pour le nier à 2 reprises (« il n’y a plus de temps ») ; puis pour le personnifier en une image de souffrance folle → quand il y a souffrance, le temps n’existe pas, il n’atténue jamais la souffrance, qui reste vive toujours comme au premier jour. Rien n’abolit la souffrance.
- la dernière réplique de Simon apparaît alors dérisoire : « on n’a pas le choix que d’oublier » → c’est précisément ce que Nawal n’a jamais pu faire ; pour elle, la scène du bus est toujours là, d’actualité, présente. On comprend alors que l’affirmation de Simon est fausse, qu’il ne doit pas oublier, qu’il doit au contraire connaître le passé de sa mère pour s’apaiser.
- l’entremêlement des voix du passé et du présent signifient également l’impossible oubli. Le passé surgit sans arrêt dans le présent, le passé constitue le présent :
      x Sawda appartient au passé mais s’adresse à Jeanne dans le présent (didascalie « à Jeanne »), elle cherche Nawal, redevenue une « jeune fille ».
     x Le bruit du marteau-piqueur rappelle et introduit celui des mitraillettes.
     x Nawal intervient dans le présent pour raconter son récit
- les nuances entre les récit d’Hermile et celui de Nawal interrogent le rapport à l’Histoire : tout récit qui n’est pas de première main est-il toujours déformant ? Ou est-ce Nawal elle-même qui avait sciemment omis de préciser à Hermile qu’elle se trouvait dans le bus ? Comment rapporter les faits historiques ? Peut-on rester objectif ?


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