L.A
n°1 : Tristan
et Iseut,
renouvelé
Joseph Bédier, 1900
La
nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle
s'éloignait de la terre d'Irlande, plus tristement la jeune fille se
lamentait. Assise sous la tente où elle s'était renfermée avec
Brangien sa servante, elle pleurait en souvenir de son pays. Où ces
étrangers l'entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ?
Quand Tristan s'approchait d'elle et voulait l'apaiser par de douces
paroles, elle s'irritait, le repoussait, et la haine gonflait son
coeur. Il était venu, lui, le ravisseur, lui, le meurtrier du
Morholt ; il l'avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son
pays ; il n'avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici
qu'il l'emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre
ennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me
porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que
vivre là-bas ! ».
Un
jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le
long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la
mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers
descendirent au rivage. Seule, Iseut était demeurée sur la nef, et
une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer
son coeur. Comme le soleil brûlait et qu'ils avaient soif, ils
demandèrent à boire. L'enfant chercha quelque breuvage, tant
qu'elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère
d'Iseut. « J'ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle.
Non, ce n'était pas du vin : c'était la passion, c'était l'âpre
joie et l'angoisse sans fin, et la mort. L'enfant remplit un hanap et
le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le
tendit à Tristan, qui le vida.
A
cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence,
comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque
vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança
dans les vagues et gémit :
« Malheureuse
! maudit soit le jour où je suis née et maudit soit le jour où je
suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c'est
votre mort que vous avez bue ! »
L.A
n°2 : Clara Dupont-Monod, La folie du Roi Marc, p.
27-28, 2000
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On
dit qu’ils ont bu un philtre, tous les deux, qui les a
ensorcelés, et que ce philtre m ‘était destiné, à moi,
que l’erreur est impardonnable. Mais quand on parlera d’amour,
plus tard, on pensera à eux, non à moi. Sans moi, leur romance
se raconte en une phrase. Je suis rayé, banni de ma propre
histoire – et c’est moi qui rends la leur vivante. J’attendais
sur la plage tous les jours. J’attendais. Je guettais la
silhouette de la nef. J’ai appris à un adolescent comment être
le meilleur guerrier, le meilleur homme, et c’est aujourd’hui
ce qui plaît à Yseut. Je ne savais pas. J’ai parlé à la
bouche qui allait s’enfouir dans le corps de ma femme. J’ai
mangé en face des yeux qui ont définitivement détourné son
regard de moi. J’ai serré entre mes bras le tête du fils qui
allait devenir mon égal et mon rival, puisque nous partageons la
même femme.
Je
finirai bien par ne plus entendre ce rire derrière mon épaule.
J’avais bâti ma vie selon mon rang – je suis le roi, un roi
mérite une vie digne de ce nom. On est bêtement sûr qu’en
évitant le pire, on a donné le meilleur de soi. Loin, loin de
moi l’erreur, le souffrance, les heures gâchées. Et voilà
aujourd’hui ma vie. Ma femme geignant pour un autre. La couronne
posée comme un jouet. Mon fils qui aime ma femme. Tristan et
Yseut. Yseut et Tristan. Marc et Yseut ? Le bonheur,
c’est le silence de l’intelligence. Si quelqu’un, un jour,
m’avait dit que ma femme et mon fils adoptif s’uniraient
derrière moi pour former un couple, j’aurais ri. J’adore
rire.
Mon
presque fils. Ma femme. Elle loin de moi, je m’assèche comme un
étang au soleil. Alors je le cherche. Mais, plus elle s’approche
de moi, plus je me sens seul.
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L.A n°3 : Wagner, Tristan und Isolde, Acte I, scène 5 (1865) d’après la traduction de Jean d’Arièges
Sur
le bateau qui l’amène à Tintagel, Isolde demande à Brangaene de
préparer une coupe de poison : elle la boira avec Tristan afin
de venger la mort de son fiancé le Morold.
TRISTAN
(pâle et préoccupé). Puisque le Morold t’était si
précieux, reprends donc l’épée et tiens-la d’une main sûre et
ferme, afin de ne pas la laisser échapper !…
(Il
lui tend son épée)
ISOLDE.
Comme je soignerais mal les intérêts de ton maître ! Que
dirait le roi Marke, si je lui tuais son meilleur vassal, l’homme
loyal entre tous, qui lui a conquis couronne et territoire ?
Accordes-tu si peu de valeur à
ce qu’il te doit alors que tu lui amènes l’Irlandaise comme
épouse ? Crois-tu qu’il
ne réagira pas
si je frappais
l’émissaire qui lui
livre si loyalement
ce gage de trêve ?
Garde
ton épée !
Je
l’ai brandie jadis quand la vengeance cognait dans mon cœur et
quand ton regard inquisiteur me scrutait pour voir si je convenais
comme épouse au roi roi Marke…
Mais
cette épée alors… je l’ai laissé tomber…
A
présent, buvons à notre réconciliation !
(Elle
fait signe à Brangaene qui, tremblante, hésite et chancelle. Isolde
se fait encore plus impérieuse, et Brangaene commence
à préparer le breuvage.)
LES
MARINS (au dehors). Ho ! Hé ! Ha ! Hé !…
Au mât de hune ! La voile ! Ho ! Hé ! Ha !
Hé !
TRISTAN
(s’arrachant à sa sombre méditation). Où sommes-nous ?
ISOLDE.
Presque au but ! Tristan, aurai-je réparation ? Qu’as-tu
à me dire ?
TRISTAN
(sombre). La maîtresse du silence m’ordonne de me taire :
si je saisis le sens de ce qu’elle a passé sous silence, je passe
sous silence ce qu’elle ne comprend pas…
ISOLDE.
Je saisis le sens de ton silence : tu t’esquives… Me
refuses-tu la réconciliation ?
VOIX
DES MARINS. Ho ! Hé ! Ha ! Hé !…
(Sur
un geste d’impatience d’Isolde, Brangaene lui tend la coupe
pleine.)
ISOLDE
(s’avançant avec la coupe vers Tristan qui tient les yeux fixés
sur elle). Entends-tu ces appels ? Nous touchons au but :
à brefs délais, nous serons (d’une voix teintée de dédain)
devant le roi Marke. Puisque tu m’escortes, ne trouves-tu pas qu’il
serait agréable de pouvoir lui dire ceci : « Mon seigneur
et oncle, regarde-la donc : jamais tu ne trouverais plus douce
compagne. Son fiancé, je le lui ai tué jadis, et je lui ai envoyé
sa tête. La blessure que son arme m’avait faite, elle l’a
tendrement guérie. Ma vie dépendait d’elle : elle me l’a
offerte, la douce fille ! Et l’ignominie et la honte de son
pays, elle les donne de surcroît pour devenir ton épouse ! C’est
un doux philtre de réconciliation qui m’a valu le tendre
remerciement de tels bienfaits : sa bienveillance me l’a
offert pour réparer toute offense !
LES
MARINS (au dehors). Lancez les amarres ! Jetez l’ancre !
TRISTAN.
Lâchez l’ancre ! La barre au courant ! La voile et le
mât au vent !
(Il
s’empare de la coupe)
Je
connais bien la reine d’Irlande et la vertu merveilleuse de son
art. J’ai mis à profit le baume qu’elle m’a offert : la
coupe, je la prends à présent afin de guérir complètement
aujourd’hui… Mais pense également au serment d’expiation que
je te fais en gratitude ! La gloire de Tristan : sa
fidélité suprême ! Le supplice de Tristan : son orgueil
le plus audacieux ! Piège du cœur ! Rêve de l’âme !
Deuil éternel, seule consolation : philtre clément de l’oubli,
je te bois sans trembler !
(Il
porte la coupe à ses lèvres et boit.)
ISOLDE.
Tromperie, ici aussi, ? La moitié pour moi !
(Elle
lui arrache la coupe.) Traître ! Je bois à toi !
(Elle
boit, puis jette la coupe. Tous deux, tremblants, au comble de
l’émotion, mais immobiles, se regardent, les yeux dans les yeux.
Dans ce regard, l’expression
du défi à la mort fait place à une passion brûlante.
Ils portent convulsivement leurs mains au cœur, puis au front. Ils
se cherchent de nouveau du regard, baissent les yeux dans un grand
trouble et se contemplent enfin avec un désir de plus en plus
éperdu.)
ISOLDE
(d’une voix tremblante). Tristan !
TRISTAN
(avec une passion débordante). Isolde !
ISOLDE
(tombant dans les bras de Tristan). Infidèle si cher !
TRISTAN
(l’étreignant passionnément). Femme adorable !
(Ils
restent enlacés, silencieux. On entend au loin le son des
trompettes.)
LES
MARINS. Gloire au roi Marke ! Gloire !
BRANGAENE
(détournant le visage, elle s’était appuyée au bastingage,
pleine de trouble. Elle jette ensuite les yeux sur le couple enlacé
et se précipite vers lui en se tordant les mains de désespoir).
Hélas ! Hélas ! Détresse éternelle et inexorable au
lieu d’une mort soudaine ! L’œuvre trompeuse d’une
fidélité stupide porte à présent ses fruits dans le désespoir !
L.A
n°4, Eric Vignier, Tristan, 2014
LE
JEUNE HOMME
Devant
le peuple libéré, le gouvernement provisoire d'Irlande a donné
solennellement sa fille unique. Devant le peuple, solennellement,
Tristan l'a acceptée. Il l'a prise pour son roi, et non pour lui. Il
l'a prise pour la ramener à Tintagel. Iseult sera la femme de Marc.
Iseult sera reine de Cornouailles.
BENEDICTE
Tristan
a trahi sa femme pour la livrer à un autre. Tristan le vassal,
mercenaires de Marc, Tristan le rabatteur, Tristan les maquereau,
Tristan le pimp, enlève et rançonne de toute éternité la femme
pour la vendre à son commanditaire. Et tu ne dis rien, ça ne te
fait rien, tu ne hurles pas, tu te tais devant l'injustice, tu te
tais devant l'infamie. Tu n'a pas envie de tuer, tu n'a pas envie de
crier. Tu reste là comme un crétin, avec ton livre et ta jolie
histoire sentimentale. Mais tu ne vois pas le viol ? Tu ne vois pas
le crime, l'esclavage, l'horreur ? Tu ne vois pas l'horreur ? Tu ne
vois pas le meurtre ? Les hommes sont lâches devant l'amour !
Infamie ! Tristan, je te maudis ! Irréparable outrage ! Oh ! ne
pas y croire et pleurer... Je pleure devant la lâcheté de l'homme
qui se cabre devant l'amour. Je crache devant ta lâcheté, Tristan,
de ne pas vouloir la posséder tout entière alors que tu la
désires ! Je pleure de ta misérable combine, de ton petit
arrangement, de ton sale coup ! […] Pauvre Tristan qui refuse
d'affronter le véritable combat, le seul qui vaille le coup dans
cette vie. Iseult l'invite en privé pour faire ce voyage exclusif et
il se retire, le petit garçon. Il jauge, il évalue, alors qu'il
faut sauter dans les lacs gelés. Il calcule, pense, énumère :
non, vraiment... dans le fond, après tout... tout bien réfléchi...
oui, pourquoi pas ?... comme expérience... Il le voudrait bien
mais il n'ose pas, il hésite, il ne sait pas le petit branleur. Oh !
honte ! honte sur toi ! La tristesse, c'est un sentiment minuscule.
Donne-moi ça !
LE
JEUNE HOMME
Qu'est-ce
que c'est ?
BENEDICTE
C'est
mon secret : un mélange explosif de ma composition, de la poudre du
diable. Mon ange, l'ecstasy à côté, c'est de la grenadine !
Tu te souviens du mouchoir magique d'Othello ? La mère d'Othello
était libyenne, elle lui a légué un mouchoir très ancien dont les
fibres ont été trempées d'une liqueur extraite avec art de coeurs
momifiés de jeunes vierges. Il ne fallait pas qu'elle le perde. Ce
mouchoir magique garantissait l'amour d'Othello et de Desdemone, tu
t'en souviens ? Iago, qui veut se venger d'Othello, trouve le
mouchoir et le fait disparaître. Othello devient fou de jalousie,
fou d'amour, jusqu'à commettre le meurtre que tu connais :
l'assassinat de la femme qu'il aime le plus au monde. Donne-moi ça.
Je prépare pour Iseult le lovedrinc, la kétamine puissance 1000 de
ma fabrication, qui précipitera dans le désir inaltérable celui
qui boira ce poison avec elle. Les amants seront intoxiqués pour
toujours ! Donne-moi ça. Je prépare, au cas où, une
mort-aux-rats foudroyante pour qu'elle se suicide si les choses
tournent mal.
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