mercredi 20 mars 2019

1L Tristan et Iseut, textes des L.A


L.A n°1 : Tristan et Iseut, renouvelé Joseph Bédier, 1900

La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s'éloignait de la terre d'Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s'était renfermée avec Brangien sa servante, elle pleurait en souvenir de son pays. Où ces étrangers l'entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristan s'approchait d'elle et voulait l'apaiser par de douces paroles, elle s'irritait, le repoussait, et la haine gonflait son coeur. Il était venu, lui, le ravisseur, lui, le meurtrier du Morholt ; il l'avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n'avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu'il l'emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas ! ».
Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule, Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son coeur. Comme le soleil brûlait et qu'ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L'enfant chercha quelque breuvage, tant qu'elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d'Iseut. « J'ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n'était pas du vin : c'était la passion, c'était l'âpre joie et l'angoisse sans fin, et la mort. L'enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
A cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit :
« Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit soit le jour où je suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c'est votre mort que vous avez bue ! »


L.A n°2 : Clara Dupont-Monod, La folie du Roi Marc, p. 27-28, 2000

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On dit qu’ils ont bu un philtre, tous les deux, qui les a ensorcelés, et que ce philtre m ‘était destiné, à moi, que l’erreur est impardonnable. Mais quand on parlera d’amour, plus tard, on pensera à eux, non à moi. Sans moi, leur romance se raconte en une phrase. Je suis rayé, banni de ma propre histoire – et c’est moi qui rends la leur vivante. J’attendais sur la plage tous les jours. J’attendais. Je guettais la silhouette de la nef. J’ai appris à un adolescent comment être le meilleur guerrier, le meilleur homme, et c’est aujourd’hui ce qui plaît à Yseut. Je ne savais pas. J’ai parlé à la bouche qui allait s’enfouir dans le corps de ma femme. J’ai mangé en face des yeux qui ont définitivement détourné son regard de moi. J’ai serré entre mes bras le tête du fils qui allait devenir mon égal et mon rival, puisque nous partageons la même femme.
Je finirai bien par ne plus entendre ce rire derrière mon épaule. J’avais bâti ma vie selon mon rang – je suis le roi, un roi mérite une vie digne de ce nom. On est bêtement sûr qu’en évitant le pire, on a donné le meilleur de soi. Loin, loin de moi l’erreur, le souffrance, les heures gâchées. Et voilà aujourd’hui ma vie. Ma femme geignant pour un autre. La couronne posée comme un jouet. Mon fils qui aime ma femme. Tristan et Yseut.  Yseut et Tristan. Marc et Yseut ? Le bonheur, c’est le silence de l’intelligence. Si quelqu’un, un jour, m’avait dit que ma femme et mon fils adoptif s’uniraient derrière moi pour former un couple, j’aurais ri. J’adore rire.
Mon presque fils. Ma femme. Elle loin de moi, je m’assèche comme un étang au soleil. Alors je le cherche. Mais, plus elle s’approche de moi, plus je me sens seul.




L.A n°3 : Wagner, Tristan und Isolde, Acte I, scène 5 (1865) d’après la traduction de Jean d’Arièges


Sur le bateau qui l’amène à Tintagel, Isolde demande à Brangaene de préparer une coupe de poison : elle la boira avec Tristan afin de venger la mort de son fiancé le Morold.

TRISTAN (pâle et préoccupé). Puisque le Morold t’était si précieux, reprends donc l’épée et tiens-la d’une main sûre et ferme, afin de ne pas la laisser échapper !…
(Il lui tend son épée)

ISOLDE. Comme je soignerais mal les intérêts de ton maître ! Que dirait le roi Marke, si je lui tuais son meilleur vassal, l’homme loyal entre tous, qui lui a conquis couronne et territoire ? Accordes-tu si peu de valeur à ce qu’il te doit alors que tu lui amènes l’Irlandaise comme épouse ? Crois-tu qu’il ne réagira pas si je frappais l’émissaire qui lui livre si loyalement ce gage de trêve ?
Garde ton épée !
Je l’ai brandie jadis quand la vengeance cognait dans mon cœur et quand ton regard inquisiteur me scrutait pour voir si je convenais comme épouse au roi roi Marke…
Mais cette épée alors… je l’ai laissé tomber…
A présent, buvons à notre réconciliation !

(Elle fait signe à Brangaene qui, tremblante, hésite et chancelle. Isolde se fait encore plus impérieuse, et Brangaene commence à préparer le breuvage.)

LES MARINS (au dehors). Ho ! Hé ! Ha ! Hé !… Au mât de hune ! La voile ! Ho ! Hé ! Ha ! Hé !

TRISTAN (s’arrachant à sa sombre méditation). Où sommes-nous ?

ISOLDE. Presque au but ! Tristan, aurai-je réparation ? Qu’as-tu à me dire ?

TRISTAN (sombre). La maîtresse du silence m’ordonne de me taire : si je saisis le sens de ce qu’elle a passé sous silence, je passe sous silence ce qu’elle ne comprend pas…

ISOLDE. Je saisis le sens de ton silence : tu t’esquives… Me refuses-tu la réconciliation ?

VOIX DES MARINS. Ho ! Hé ! Ha ! Hé !…

(Sur un geste d’impatience d’Isolde, Brangaene lui tend la coupe pleine.)

ISOLDE (s’avançant avec la coupe vers Tristan qui tient les yeux fixés sur elle). Entends-tu ces appels ? Nous touchons au but : à brefs délais, nous serons (d’une voix teintée de dédain) devant le roi Marke. Puisque tu m’escortes, ne trouves-tu pas qu’il serait agréable de pouvoir lui dire ceci : « Mon seigneur et oncle, regarde-la donc : jamais tu ne trouverais plus douce compagne. Son fiancé, je le lui ai tué jadis, et je lui ai envoyé sa tête. La blessure que son arme m’avait faite, elle l’a tendrement guérie. Ma vie dépendait d’elle : elle me l’a offerte, la douce fille ! Et l’ignominie et la honte de son pays, elle les donne de surcroît pour devenir ton épouse ! C’est un doux philtre de réconciliation qui m’a valu le tendre remerciement de tels bienfaits : sa bienveillance me l’a offert pour réparer toute offense !

LES MARINS (au dehors). Lancez les amarres ! Jetez l’ancre !

TRISTAN. Lâchez l’ancre ! La barre au courant ! La voile et le mât au vent !
(Il s’empare de la coupe)
Je connais bien la reine d’Irlande et la vertu merveilleuse de son art. J’ai mis à profit le baume qu’elle m’a offert : la coupe, je la prends à présent afin de guérir complètement aujourd’hui… Mais pense également au serment d’expiation que je te fais en gratitude ! La gloire de Tristan : sa fidélité suprême ! Le supplice de Tristan : son orgueil le plus audacieux ! Piège du cœur ! Rêve de l’âme ! Deuil éternel, seule consolation : philtre clément de l’oubli, je te bois sans trembler !
(Il porte la coupe à ses lèvres et boit.)

ISOLDE. Tromperie, ici aussi, ? La moitié pour moi !
(Elle lui arrache la coupe.) Traître ! Je bois à toi !

(Elle boit, puis jette la coupe. Tous deux, tremblants, au comble de l’émotion, mais immobiles, se regardent, les yeux dans les yeux. Dans ce regard, l’expression du défi à la mort fait place à une passion brûlante. Ils portent convulsivement leurs mains au cœur, puis au front. Ils se cherchent de nouveau du regard, baissent les yeux dans un grand trouble et se contemplent enfin avec un désir de plus en plus éperdu.)

ISOLDE (d’une voix tremblante). Tristan !

TRISTAN (avec une passion débordante). Isolde !

ISOLDE (tombant dans les bras de Tristan). Infidèle si cher !

TRISTAN (l’étreignant passionnément). Femme adorable !

(Ils restent enlacés, silencieux. On entend au loin le son des trompettes.)

LES MARINS. Gloire au roi Marke ! Gloire !

BRANGAENE (détournant le visage, elle s’était appuyée au bastingage, pleine de trouble. Elle jette ensuite les yeux sur le couple enlacé et se précipite vers lui en se tordant les mains de désespoir). Hélas ! Hélas ! Détresse éternelle et inexorable au lieu d’une mort soudaine ! L’œuvre trompeuse d’une fidélité stupide porte à présent ses fruits dans le désespoir !




L.A n°4, Eric Vignier, Tristan, 2014


LE JEUNE HOMME
Devant le peuple libéré, le gouvernement provisoire d'Irlande a donné solennellement sa fille unique. Devant le peuple, solennellement, Tristan l'a acceptée. Il l'a prise pour son roi, et non pour lui. Il l'a prise pour la ramener à Tintagel. Iseult sera la femme de Marc. Iseult sera reine de Cornouailles.

BENEDICTE
Tristan a trahi sa femme pour la livrer à un autre. Tristan le vassal, mercenaires de Marc, Tristan le rabatteur, Tristan les maquereau, Tristan le pimp, enlève et rançonne de toute éternité la femme pour la vendre à son commanditaire. Et tu ne dis rien, ça ne te fait rien, tu ne hurles pas, tu te tais devant l'injustice, tu te tais devant l'infamie. Tu n'a pas envie de tuer, tu n'a pas envie de crier. Tu reste là comme un crétin, avec ton livre et ta jolie histoire sentimentale. Mais tu ne vois pas le viol ? Tu ne vois pas le crime, l'esclavage, l'horreur ? Tu ne vois pas l'horreur ? Tu ne vois pas le meurtre ? Les hommes sont lâches devant l'amour ! Infamie ! Tristan, je te maudis ! Irréparable outrage ! Oh ! ne pas y croire et pleurer... Je pleure devant la lâcheté de l'homme qui se cabre devant l'amour. Je crache devant ta lâcheté, Tristan, de ne pas vouloir la posséder tout entière alors que tu la désires ! Je pleure de ta misérable combine, de ton petit arrangement, de ton sale coup ! […] Pauvre Tristan qui refuse d'affronter le véritable combat, le seul qui vaille le coup dans cette vie. Iseult l'invite en privé pour faire ce voyage exclusif et il se retire, le petit garçon. Il jauge, il évalue, alors qu'il faut sauter dans les lacs gelés. Il calcule, pense, énumère : non, vraiment... dans le fond, après tout... tout bien réfléchi... oui, pourquoi pas ?... comme expérience... Il le voudrait bien mais il n'ose pas, il hésite, il ne sait pas le petit branleur. Oh ! honte ! honte sur toi ! La tristesse, c'est un sentiment minuscule. Donne-moi ça !

LE JEUNE HOMME
Qu'est-ce que c'est ?

BENEDICTE
C'est mon secret : un mélange explosif de ma composition, de la poudre du diable. Mon ange, l'ecstasy à côté, c'est de la grenadine ! Tu te souviens du mouchoir magique d'Othello ? La mère d'Othello était libyenne, elle lui a légué un mouchoir très ancien dont les fibres ont été trempées d'une liqueur extraite avec art de coeurs momifiés de jeunes vierges. Il ne fallait pas qu'elle le perde. Ce mouchoir magique garantissait l'amour d'Othello et de Desdemone, tu t'en souviens ? Iago, qui veut se venger d'Othello, trouve le mouchoir et le fait disparaître. Othello devient fou de jalousie, fou d'amour, jusqu'à commettre le meurtre que tu connais : l'assassinat de la femme qu'il aime le plus au monde. Donne-moi ça. Je prépare pour Iseult le lovedrinc, la kétamine puissance 1000 de ma fabrication, qui précipitera dans le désir inaltérable celui qui boira ce poison avec elle. Les amants seront intoxiqués pour toujours ! Donne-moi ça. Je prépare, au cas où, une mort-aux-rats foudroyante pour qu'elle se suicide si les choses tournent mal.

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