dimanche 21 octobre 2018

1ère, Séquence Poésie, textes complémentaires (fonctions de la poésie)





Charles Baudelaire, « L’Albatros »,

Les Fleurs du Mal, 1861


Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


Pierre de Ronsard, « Sur la mort de Marie »,
Second Livre des Amours, 1578

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose :

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose :

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.


Apollinaire, « Calligramme », Poèmes à Lou, 1915

Reconnais-toi
Cette adorable personne c'est toi
Sous le grand chapeau canotier
Oeil 
Nez
La bouche
Voici l'ovale de ta figu
re
Ton cou exquis
Voici enfin l'imparfaite image de ton buste adoré vu comme à travers un nuage
Un peu plus bas c'est ton coeur qui bat.
Francis Ponge, « L'huître »,
Le parti pris des choses, 1942

      L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
      A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
      Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner. 



Paul Verlaine, « Clair de lune », Fêtes galantes, 1869

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.



Raymond Queneau, « Bon dieu de bon dieu », L’instant fatal, 1948

Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème
Tiens en voilà justement un qui passe
   Petit petit petit
   viens ici que je t’enfile
sur le fil du collier de mes autres poèmes
   viens ici que je t’entube
dans le comprimé de mes œuvres complètes
   viens ici que je t’enpapouète
                                     et que je t’enrime
                                     et que je t’enrythme
                                     et que je t’enlyre
                                     et que je t’enpégase
                                     et que je t’enverse
                                     et que je t’enprose
                            la vache
                            il a foutu le camp.

Grand Corps Malade, « Au feu rouge », Plan B, 2018
"Heureusement, j'n'ai pas d'enfant" se dit Yadna très souvent 
"Ce serait encore plus dur, encore plus humiliant" 
Et puis comment elle aurait fait avec un bébé comme paquetage ? 
Est-ce qu'il aurait survécu après tout c'voyage ? 
Yadna a fui les bombes, la guerre dans son pays 
Elle sait qu'elle avait peur mais ne sait plus de quels ennemis 
Entre les tirs de son président, des rebelles, de l'occident 
De Daesh et des Kurdes, elle ne sait plus d'où vient l'vent
Elle ne sait plus d'où vient la poudre qui a rasé son village
Elle ne sait plus qui tire les balles qui ont éteint tous ces visages
Elle sait juste que l'Homme est fou et qu'c'est là-bas, en Syrie
Que s'est formé petit à p'tit l'épicentre de sa folie
Yadna pense à tout ça en s'approchant d'ma vitre
Moi, j'lui : "Non" avec la main et j'redémarre bien vite
J'avais p't-être un peu d'monnaie mais j'suis pressé, faut qu'je bouge
J'me rappelle de son regard, j'ai croisé Yadna au feu rouge
[...]



Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir »,

Le Roman inachevé, 1956.


Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos morts pour la France
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
Théophile GAUTIER, « L’Art »,
Emaux et camées, 1852

Oui, l'oeuvre sort plus belle 
D'une forme au travail 
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rhythme commode, 
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse
L'argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l'esprit :

[...]
Tout passe. - L'art robuste 
Seul a l'éternité.
Le buste
Survit à la cité.

Et la médaille austère 
Que trouve un laboureur 
Sous terre
Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent, 
Mais les vers souverains 
Demeurent
Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ; 
Que ton rêve flottant 
Se scelle
Dans le bloc résistant !


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