Charles Baudelaire, « L’Albatros »,Les Fleurs du Mal, 1861
Souvent,
pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers.
A
peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce
voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! L’un agace son bec avec un brûle-gueule, L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le
Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Pierre
de Ronsard, « Sur
la mort de Marie »,
Second
Livre des Amours,
1578
Comme
on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose : La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose, Embaumant les jardins et les arbres d’odeur : Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur, Languissante elle meurt feuille à feuille déclose : Ainsi en ta première et jeune nouveauté, Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté, La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes. Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs, Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs, Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses. |
Francis
Ponge,
« L'huître »,
Le
parti pris des choses, 1942
L'huître,
de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus
rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est
un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il
faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau
ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les
doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un
travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe
de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A
l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger :
sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en
dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus
former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et
reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre
sur les bords.
Parfois
très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on
trouve aussitôt à s'orner.
Paul
Verlaine,
« Clair
de lune », Fêtes
galantes,
1869
Votre
âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques Jouant du luth et dansant et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques. Tout en chantant sur le mode mineur L'amour vainqueur et la vie opportune, Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur Et leur chanson se mêle au clair de lune, Au calme clair de lune triste et beau, Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres Et sangloter d'extase les jets d'eau, Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Raymond
Queneau, « Bon dieu de bon dieu », L’instant
fatal, 1948
Bon
dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème
Tiens
en voilà justement un qui passe
Petit
petit petit
viens
ici que je t’enfile
sur
le fil du collier de mes autres poèmes
viens
ici que je t’entube
dans
le comprimé de mes œuvres complètes
viens
ici que je t’enpapouète
et
que je t’enrime
et
que je t’enrythme
et
que je t’enlyre
et
que je t’enpégase
et
que je t’enverse
et
que je t’enprose
la
vache
il
a foutu le camp.
|
Théophile
GAUTIER, « L’Art »,
Emaux
et camées,
1852
Oui, l'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle, Vers, marbre, onyx, émail. Point de contraintes fausses ! Mais que pour marcher droit Tu chausses, Muse, un cothurne étroit. Fi du rhythme commode, Comme un soulier trop grand, Du mode Que tout pied quitte et prend ! Statuaire, repousse L'argile que pétrit Le pouce Quand flotte ailleurs l'esprit : [...] Tout passe. - L'art robuste Seul a l'éternité. Le buste Survit à la cité. Et la médaille austère Que trouve un laboureur Sous terre Révèle un empereur. Les dieux eux-mêmes meurent, Mais les vers souverains Demeurent Plus forts que les airains. Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant ! |
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dimanche 21 octobre 2018
1ère, Séquence Poésie, textes complémentaires (fonctions de la poésie)
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