G.T
1 : Hannah
Arendt et la « banalité du mal »
Hannah
Arendt
suit en 1961
le
procès d'Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la déportation
des juifs durant la
Seconde
Guerre
mondiale.
Elle
écrit
alors
cinq
articles pour le
New Yorker, articles
qui susciteront
une vive polémique.
De
ces
articles, elle composera son ouvrage
Eichmann à Jérusalem :
rapport sur la banalité du mal. L’expression
« banalité
du
mal »
est dès lors devenu un concept philosophique.
TEXTE
A : Hannah
Arendt, Eichmann à Jérusalem
Pendant tout le procès, Eichmann essaya, sans grand succès, de clarifier cette deuxième partie de sa justification : « Non coupable au sens de l'accusation » . L'accusation supposait non seulement qu'il avait agi intentionnellement, ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les « mobiles abjects », il était persuadé qu'au plus profond de lui-même il n'était pas ce qu'il appelait un innerer Schweinehund, un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience que s'il n'avait pas exécuté les ordres – ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, avec un grand zèle, et le soin le plus méticuleux. De l'aveu général, tout cela était difficile à accepter. Une demi-douzaine de psychiatres avait certifié qu'il était « normal ». « Plus normal, en tout cas, que je ne le suis moi-même après l'avoir examiné », s'exclama l'un d'eux, paraît-il ». [...] Pire, ce n'était sûrement pas un cas de haine morbide des juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune sorte. Lui, « personnellement », n'avait jamais rien eu contre les juifs ; au contraire, il avait de nombreuses « raisons personnelles » de ne pas les haïr.
Hélas,
personne ne le crut. Le procureur ne le crut pas, parce que ce
n'était pas son rôle. [...] Et les juges ne le crurent pas, parce
qu'ils étaient trop bons, et peut-être aussi trop conscients des
fondements mêmes de leur métier, pour admettre qu'une personne
moyenne, « normale », ni faible d'esprit, ni endoctrinée,
ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien
du mal.
TEXTE
B : Hannah ARENDT, La Vie de l’esprit, introduction à
la première partie
Dans
mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette
expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j’ai
confusément senti qu’elle prenait à rebours la pensée
traditionnelle – littéraire, théologique1,
philosophique – sur le phénomène du mal.
Le
mal, on l’apprend aux enfants, relève du démon ; il
s’incarne en Satan qui « tombe du ciel comme un éclair »,
ou Lucifer, l’ange déchu dont le péché est l’orgueil, cette
superbia2
dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas
servir Dieu, ils veulent être Lui.
Les
méchants, à ce que l’on dit, sont mus par l’envie ; ce
peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu’il y aille de
leur faute (Richard III3), ou l’envie de Caïn qui tua
Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son
oblation4, mais vers Caïn et son oblation il ne les
tourna pas »5. Ils peuvent aussi être guidés par
la faiblesse (Macbeth3). Ou, au contraire, par la haine
puissante que la méchanceté ressent devant la bonté (Iago3,
Claggart6) ou encore par la convoitise source de tous les
maux.
Cependant,
ce que j’avais sous les yeux, bien que totalement différent, était
un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c’était
un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire
remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au
niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient
monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable
hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait
ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y
avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de
motivations spécifiquement malignes7 et la seule
caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée
ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires
qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative :
ce n’était pas de la stupidité mais un manque de pensée. Dans le
cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se
comportait aussi bien qu’il l’avait fait sous le régime nazi
mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il
était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à
la barre, comme visiblement autrefois pendant sa carrière
officielle, une sorte de comédie macabre.
Clichés,
phrases toute faites, codes d’expression standardisés et
conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger
de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et
événements imposent à l’attention, par leur existence même. On
serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ;
la seule différence entre Eichmann et le reste de l’humanité est
que, de toute évidence, il les ignorait totalement. C’est cette
absence de pensée – tellement courante dans la vie de tous les
jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie de
s’arrêter pour réfléchir – qui éveilla mon intérêt.
1-
théologique : de l’étude des religions ; 2- superbia :
fierté ;
3- Richard III, Macbeth, Iago : dans
des tragédies de Shakespeare, personnages qui tuent par jalousie,
faiblesse ou haine ; 4-
oblation : offrande ;
5- récit biblique selon
lequel Caïn assassaine son frère Abel par jalousie de la préférence
de Dieu ; 6-Claggart :
capitaine du navire du roman
Billy Bud, marin
de Melville, Claggart hait le jeune Billy que tout le monde aime ;
7-
malignes : de l’adjectif
« malin », c’est-à-dire diabolique.
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