G.T :
Paroles
de témoins
Doc
A : Hoess,
Mémoires : Le
Commandant d'Auschwitz parle (extraits)
L'obéissance
aveugle au Führer :
« Le
jour de la déclaration de guerre, Eicke*
prononça un discours [...]. Chaque SS devait désormais oublier sa
vie précédente et engager son existence entière. Il devait
considérer chaque ordre comme sacré et l’exécuter sans
hésitation, même si cela lui paraissait pénible. Le Reichsführer
des SS, nous dit-il, exigeait de chacun des Führer qui lui étaient
subordonnés le sacrifice total de sa personnalité dans
l’accomplissement de son devoir à l’égard de la nation et de la
patrie. »
[*
Eicke : Organisateur et inspecteur général des camps de
concentration]
« Selon
la volonté d’Himmler, Auschwitz était destiné à devenir le plus
grand camp d’extermination de toute l’histoire de l’humanité.
Au cours de l’été 1941, lorsqu’il me donna personnellement
l’ordre de préparer à Auschwitz une installation destinée à
l’extermination en masse et me chargea moi-même de cette
opération, je ne pouvais me faire la moindre idée de l’envergure
de cette entreprise et de l’effet qu’elle produirait.
Il
y avait certes, dans cet ordre quelque chose de monstrueux qui
surpassait de loin les mesures précédentes. Mais les arguments
qu’il me présenta me firent paraître ses instructions
parfaitement justifiées. Je n’avais pas à réfléchir ;
j’avais à exécuter la consigne. Mon horizon n’était pas
suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement
personnel sur la nécessité d’exterminer tous les Juifs.
Du
moment que le Führer lui-même s’était décidé à une « solution
finale du problème juif », un membre chevronné du parti
national-socialiste n’avait pas de question à se poser, surtout
lorsqu’il était un officier SS. « Führer, ordonne, nous te
suivons » signifiait pour nous beaucoup plus qu’une simple
formule, qu’un slogan. Pour nous, ces paroles avaient valeur
d’engagement solennel. »
La
technique du gazage : « C’est dans les
cellules d’arrestation du bloc 11 qu’on procédait à la mise à
mort des prisonniers au moyen des gaz. Protégé par un masque à
gaz, j’y ai assisté moi-même. L’entassement dans les cellules
était tel que la mort frappait la victime immédiatement après la
pénétration des gaz. Un cri très bref presque étouffé, et tout
était fini. »
« Les
Juifs destinés à l’extermination, hommes et femmes, étaient
conduits séparément vers les crématoires dans un calme aussi
complet que possible. Dans la pièce destinée au déshabillage, les
détenus du commando spécial qui y étaient employés leur
expliquaient, dans leur propre langue, qu’on les avait amenés ici
pour les doucher et les épouiller ; ils les invitaient à bien
ranger leurs vêtements et surtout à bien marquer leur place afin de
pouvoir rapidement reprendre leurs effets à la sortie. Les détenus
du commando avaient eux-mêmes le plus grand intérêt à ce que
l’opération se poursuivît rapidement, calmement et sans heurt.
Après s’être déshabillés, les Juifs entraient dans la chambre à
gaz ; celle-ci était munie de douches et de conduites d’eau,
ce qui donnait effectivement l’impression d’une salle de bains.
Les femmes entraient les premières avec leurs enfants ; elles
étaient suivies par les hommes qui se trouvaient toujours en
minorité. Presque toujours tout se passait dans le calme, parce que
les détenus du commando spécial faisaient tout pour dissiper les
angoisses de ceux qui avaient peur ou qui se doutaient de quelque
chose. D’ailleurs, ces détenus et un SS restaient toujours
jusqu’au dernier moment dans la chambre à gaz.
Regard
sur le Troisième
Reich et sur
lui-même :
« J’ai
déjà amplement expliqué dans les pages précédentes l’origine
des horreurs qui se sont produites dans les camps de concentration.
Pour ma part, je ne les ai jamais approuvées. Je n’ai jamais
maltraité un détenu ; je n’en ai jamais tué un seul de mes
propres mains. Je n’ai jamais toléré les abus de mes subordonnés.
Et
lorsque j’entends maintenant parler, au cours de l’interrogatoire,
des tortures épouvantables qu’on a impo-sées aux détenus
d’Auschwitz et d’autres camps, cela me donne le frisson. Je
savais certes qu’à Auschwitz les détenus étaient maltraités par
les SS, par les employés civils et, pour le moins autant, par leurs
propres compagnons d’infortune. Je m’y suis opposé par tous les
moyens à ma disposition. Mes efforts ont été inutiles.[…] Il n’y
a rien à faire contre la méchanceté, la perfidie et la cruauté de
certains d’entre les individus chargés de garder les prisonniers,
à moins de surveiller ces hommes à chaque instant. »
« Certes,
j’étais dur et sévère, souvent même trop dur et trop sévère
comme je m’en aperçois aujourd’hui. Mais je n’ai jamais été
cruel et je ne me suis jamais laissé entraîner à des sévices.
Bien des choses se sont produites à Auschwitz - soi-disant en mon
nom et sur mes ordres - dont je n’ai jamais rien su : je ne
les aurais ni tolérées ni approuvées.
Mais
puisque c’était à Auschwitz j’en suis responsable. Le règlement
du camp le dit expressément : « Le commandant est
entièrement responsable pour toute l’étendue de son camp. »
« Je
me trouve maintenant à la fin de ma vie.
J’ai
exposé dans ces pages tout ce qui m’est arrivé d’essentiel,
tout ce qui m’a influencé et impressionné. [...]
J’ai
écrit au fil de la plume mais je n’ai pas eu recours à des
artifices. Je me suis dépeint tel que j’étais, tel que je suis. »
Doc
B :
Lanzmann,
Shoah
(film
de témoignages),
1985
Tout
d'abord, quand on construisait le camp,
il
y avait des ordres criés en Allemand,
il
y avait des cris,
il
y avait des Juifs qui travaillaient en courant,
il
y avait des coups de feu,
mais
là, il y avait ce silence,
il
n'y avait pas de commandos de travail,
un
silence vraiment idéal.
Il
y avait quarante wagons qui sont arrivés, et puis rien,
alors
c'était quelque chose de très étrange.
C'est
le silence qui leur a fait comprendre?
C'est
ça. Oui
C'était
un silence...
Rien
ne se passait à l'intérieur du camp,
on
ne voyait rien, on n'entendait rien,
aucun
mouvement.
Alors
là ils ont commencé à se demander :
« Ces
Juifs, où est-ce qu'on les a mis ? »
Filip
Müller (survivant du camp et membre des Sonderkommandos ou unités
spéciales)
…………………………………………………………………..
Dans
le bloc 11, à Auschwitz 1, dans la cellule n° 13
était
détenu le commando spécial.
Cette
cellule était souterraine, isolée ;
nous
étions désormais des « porteurs de secret »,
des
morts en sursis.
Nous
ne devions parler à personne,
n'entrer
en contact avec aucun prisonnier.
Même
pas avec les SS.
Sauf
avec ceux qui étaient chargés de l'« Aktion ».
Il
y avait une fenêtre,
on
entendait ce qui se passait dans la cour.
Les
exécutions, les cris des suppliciés, les hurlements.
Mais
nous ne pouvions pas voir.
Cela
a duré ainsi quelques jours.
Une
nuit survint un SS de la section politique.
Il
était environ quatre heures du matin.
Le
camp était encore endormi, tout dormait dans le camp.
Pas
un bruit dans le camp.
Une
fois encore on nous a fait sortir de notre cellule et on nous a
conduits au crématoire.
Et
là j'ai vu pour la première fois comment les choses se passaient
avec les vivants.
On
nous a alignés contre un mur, avec l'ordre formel de ne parler à
personne.
Et
soudain la porte en bois de la cour du crématoire s'est ouverte sur
un cortège de deux cent cinquante à trois cents personnes, des gens
âgés, des femmes.
Ils
portaient des sacs... l'étoile de David.
Malgré
la distance, j'ai compris qu'il s'agissait de Juifs polonais,
originaires probablement de haute Silésie,
du
ghetto de Sosnowitz, à environ trente kilomètres d'Auschwitz.
J'attrapais
au vol certaines de leurs paroles. [...]
Soudain
un silence pétrifia le groupe assemblé dans la cour du crématoire.
Et
tous les regards convergèrent vers le toit plat du bâtiment.
Et
qui se trouvait là ? Aumeyer, le SS ; Grabner le chef de la
section politique ; et l'Untersturmfübrer Hössler.
Alors
Aumeyer prit la parole :
«
Vous êtes venus ici pour travailler pour nos soldats qui se battent
au front. Et pour ceux qui travailleront, tout ira bien. »
Il
était visible que les gens reprenaient un peu espoir.
Cela
se sentait très nettement.
Les
bourreaux avaient passé le premier obstacle.
Alors
Grabner parla à son tour :
«
Il nous faut des maçons, il nous faut des électriciens.
Il
nous faut tous les métiers. »
Et
puis Hössler relaya Grabner.
Du
doigt, il désigne, dans la foule, un petit homme.
Je
le vois encore aujourd'hui.
«
Quel est votre métier ? »
L'homme
dit :
«
Monsieur l'officier, je suis tailleur.
-
Vous êtes tailleur ? Quoi, comme tailleur?
-
Pour hommes. Non, pour hommes et pour femmes aussi.
-
Formidable ! Il nous faut des gens comme ça dans nos
ateliers
! »
Et
alors il interroge une femme :
«
Quel est votre métier ?
-
Infirmière.
-
Bravo ! Nous avons besoin d'infirmières dans nos
hôpitaux,
pour nos soldats.
Nous
avons besoin de vous tous. Mais d'abord, déshabillez-vous. Vous
devez passer à la désinfection.
Votre
santé nous importe. »
J'ai
vu qu'ils semblaient plus tranquilles, rassérénés par ce qui leur
avait été dit, et ils ont commencé à se dévêtir.
Même
s'ils doutaient...
Qui
veut vivre est condamné à l'espoir.
Les
vêtements étaient restés dans la cour.
Partout,
éparpillés.
Aumeyer
rayonnait, très fier de la façon dont il avait procédé.
Il
se retourna vers quelques-uns de ses SS et leur dit.
«
Voilà la méthode ! Faites ainsi ! »
Par
ce subterfuge, un véritable saut qualitatif avait été accompli on
pouvait désormais utiliser les vêtements.
Raul
Hilberg, historien (Burlington. États-Unis)
Doc.
C :
Primo Levi, Si c'est
un homme,
1946
- chap.1 :
le tri
Primo
Levi, chimiste
italien juif, est emprisonné à Auschwitz en 1944. Il écrit Si
c’est un homme
en 1946, ouvrage qui relate son quotidien dans le camp. Il passe le
reste de sa vie à témoigner de l’horreur vécue. Il se suicide en
1987, hanté par son passé.
La
portière s'ouvrit avec fracas; l'obscurité retentit d'ordres hurlés
dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels
aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une
hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par
des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se
tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres: il fallait descendre
avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le
quai fourmillait d'ombres; mais nous avions peur de rompre le
silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient,
s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
Une
dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à
distance, l'air indifférent. A un moment donné ils s'approchèrent,
et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à
interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement:
«Quel âge? En bonne santé ou malade?» et selon la réponse, ils
nous indiquaient deux directions différentes.
Tout
baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où
nous nous attendions à quelque chose de terrible, d'apocalyptique,
nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à
la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des
bagages: ils lui dirent «bagages, après»; un autre ne voulait pas
quitter sa femme: ils lui dirent «après, de nouveau ensemble»;
beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants: ils
leur dirent «bon, bon, rester avec enfants». Sans jamais se
départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son
travail de tous les jours; mais comme Renzo s'attardait un peu trop à
dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure
ils l'envoyèrent rouler à terre: c'était leur travail de tous les
jours.
En
moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes
valides, Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il
nous fut impossible alors de le savoir: la nuit les engloutit,
purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri
rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou
non de travailler utilement pour le Reich; nous savons que les camps
de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que
quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que
deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de
cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce
semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient
reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours
appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la
suite: on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même
temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait
faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient
dans le camp; les autres finissaient à la chambre à gaz.
Ainsi
mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant, était évidente
aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort
les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de
Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à
laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé,
avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc,
avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand «dégénéré»
avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous
entraînait tous vers la mort.
Ainsi
disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents,
nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous
les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre
bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.
G.T : De la déshumanisation à la résistance
Doc.
A : Primo Lévi, Si c'est un homme,
chap.2 :
la déshumanisation
Au
signal de la cloche, on a entendu la rumeur du camp qui s'éveille
dans l'obscurité. D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites,
bouillante: cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre
hommes (les barbiers de tout à l'heure, peut-être) font irruption
et, tout trempés et fumants, nous poussent à grand renfort de coups
et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté; là,
d'autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes
indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de
godillots à semelle de bois; en moins de temps qu'il n'en faut pour
comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée
de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés
jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on
nous permet de nous habiller.
Cette
opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser
lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre
image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent
pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes
fantômes entrevus hier au soir.
Alors,
pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque
de mots pour exprimer cette insulte la démolition d’un homme. En
un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous
apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible
d’aller plus bas il n’existe pas, il n’est pas possible de
concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien
ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos
chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous
écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous
comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom :
et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la
force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous,
de ce que nous étions, subsiste.
Nous
savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il
est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même
toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus
anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui
nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants
possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un
être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les
membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en
être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par
d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur
nos souvenirs et les font revivre.
Qu’on
imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il
aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout
enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un
homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout
discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas
rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un
homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger,
sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au
plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du
terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons
par l’expression « toucher le fond ».
Doc
B : Primo Lévi, Si c'est un homme,
chap.3 : conserver
sa dignité
Les
lavabos sont un lieu peu accueillant : une salle mal éclairée et
remplie de courants d'air, avec un sol de briques recouvert d'une
couche de boue ; l'eau n'est pas potable, elle a une odeur écœurante
et reste souvent coupée pendant des heures. [...]
Sur
le mur d'en face trône un énorme pou, blanc, rouge et noir, orné
de l'inscription: Eine Laus, deine Tod (un pou, c'est ta mort)
et suivi de ces vers inspirés :
Nach
dem Abort, vor dem Essen Hände waschen, nicht
vergessen
(Après les latrines, avant de manger, Lave-toi les
mains, ne l'oublie jamais.)
Pendant
des semaines, j'ai considéré ces incitations à l'hygiène comme de
simples traits d'esprit typiquement germaniques [...]. Mais j'ai
compris ensuite que leurs auteurs anonymes avaient effleuré, sans
doute à leur insu, quelques vérités importantes. Ici, se laver
tous les jours dans l'eau trouble d'un lavabo immonde est une-
opération pratiquement inutile du point de vue de l'hygiène et de
la santé, mais extrêmement importante comme symptôme d'un reste de
vitalité, et nécessaire comme instrument de survie morale.
Je
dois l'avouer : au bout d'une semaine de captivité, le sens de la
propreté m'a complètement abandonné. Me voilà traînant les pieds
en direction des robinets, lorsque je tombe sur l'ami Steinlauf,
torse nu, occupé à frotter son cou et ses épaules de
quinquagénaire sans grand résultat (il n'a pas de savon) mais avec
une extrême énergie. Steinlauf m'aperçoit, me dit bonjour et de
but en blanc me demande sévèrement pourquoi je ne me lave pas. Et
pourquoi devrais-je me laver ? Est-ce que par hasard je m'en
trouverais mieux ? Est-ce que je plairais davantage à quelqu'un ?
Est-ce que je vivrais un jour, une heure de plus ? Mais pas du tout,
je vivrais moins longtemps parce que se laver représente un effort,
une dépense inutile de chaleur et d'énergie. Est-ce que par hasard
Steinlauf aurait oublié qu'au bout d'une demi-heure passée à
décharger des sacs de charbon, il n'y aura plus aucune différence
entre lui et moi ? Plus j'y pense et plus je me dis que se laver la
figure dans des conditions pareilles est une activité absurde, sinon
frivole: une habitude machinale ou, pis encore, la lugubre répétition
d'un rite révolu. Nous mourrons tous, nous allons mourir bientôt:
s'il me reste dix minutes entre le lever et le travail, j'ai mieux à
faire, je veux rentrer en moi-même, faire le point, ou regarder le
ciel et me dire que je le vois peut-être pour la dernière fois; ou
même, simplement, me laisser vivre, m'accorder le luxe d'un
minuscule moment de loisir.
Mais
Steinlauf me rabroue. Sa toilette terminée, le voilà maintenant en
train de s'essuyer avec la veste de toile qu'il tenait jusque-là
roulée en boule entre ses genoux et qu'il enfilera ensuite, et sans
interrompre l'opération il entreprend de me donner une leçon en
règle.
Je
ne me souviens plus aujourd'hui, et je le regrette, des mots clairs
et directs de Steinlauf, l'ex-sergent de l'armée austro-hongroise,
croix de fer de la guerre de 14-18. Je le regrette, parce qu'il me
faudra traduire son italien rudimentaire et son discours si clair de
brave soldat dans mon langage d'homme incrédule. Mais le sens de ses
paroles, je l'ai retenu pour toujours: c'est justement, disait-il,
parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des
bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes; puisque même ici
il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour
raconter, pour témoigner ; et pour vivre, il est important de sauver
au moins l'ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous
sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à
toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il
nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec
acharnement parce que c'est la dernière: refuser notre consentement.
Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver
le visage sans savon, dans de l'eau sale, et de nous essuyer avec
notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que
c'est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété.
Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos
sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais
pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir.
Tel
fut le discours de Steinlauf, homme de bonne volonté […].
Doc.
C : Jorges
Semprun, L’Ecriture
ou la vie,
1994
Jorge
Semprun fut déporté à Buchenwald en 1943 et libérér par des
soldats américains le 11 avril 1945. Il raconte cette journée.
Ils
sont en face de moi, l'œil rond, et je me vois soudain dans ce
regard d'effroi : leur épouvante.
Depuis
deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais
mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches.
Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je
frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux
d'une joue. J'aurais pu me procurer un miroir, sans doute. On
trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en échange de pain,
de tabac, de margarine. Même de la tendresse, à l'occasion.
Mais
je ne m'intéressais pas à ces détails.
La
preuve d'ailleurs, je suis là.
Ils
me regardent, l'œil affolé, rempli d'horreur ? Mes cheveux ras ne
peuvent pas être en cause, en être la cause. Jeunes recrues, petits
paysans, d’autres encore portent innocemment le cheveu ras. Banal,
ce genre. Ça ne trouble personne, une coupe à zéro. Ça n’a rien
d’effrayant. Ma tenue, alors ? Sans doute a-t-elle intrigué :
une défroque disparate. Mais je chausse des bottes russes, en cuir
souple. J’ai une mitraillette allemande en travers de la poitrine,
signe évident d’autorité par les temps qui courent. Ça n’effraie
pas, l’autorité, ça rassure plutôt. Ma maigreur ! Ils ont
dû voir pire, déjà. S’ils suivent les armées alliées qui
s’enfoncent en Allemagne, ce printemps, ils ont déjà vu pire.
D’autres camps, des cadavres vivants.
Ça
peut surprendre, intriguer, ces détails ; mes cheveux ras, mes
hardes disparates mais ils ne sont pas surpris, ni intrigués. C’est
de l’épouvante que je lis dans leurs yeux. Il ne reste que mon
regard, j’en conclus qui puisse autant les intriguer. C'est
l'horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs
yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard de fou, dévasté.
[…]
Le
doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre
avec des hommes d'avant, du dehors –venus de la vie, à voir le
regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois
officiers.
Ils
sont silencieux, ils évitent de me regarder.
Je
me suis vu dans leur œil horrifié pour la première fois depuis
deux ans. Ils m'ont gâché cette première matinée, ces trois
zigues. Je croyais en être sorti, vivant. Revenu dans la vie, du
moins. Ce n'est pas évident. A deviner mon regard dans le miroir du
leur, il ne semble pas que je sois au-delà de tant de mort.
Une
idée m'est venue, soudain –si l'on peut appeler idée cette
bouffée de chaleur, tonique, cet afflux de sang, cet orgueil d'un
savoir du corps, pertinent-, la sensation, en tout cas, soudaine,
très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l'avoir
traversée. D'avoir été, plutôt, traversé par elle. De l'avoir
vécue, en quelque sorte. D'en être revenu comme on revient d'un
voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être.
J'ai
compris soudain qu'ils avaient raison de s'effrayer, ces militaires,
d'éviter mon regard. Car je n'avais pas vraiment survécu à la
mort, je ne l'avais pas évitée. Je n'y avais pas échappé. Je
l'avais parcourue, plutôt, d'un bout à l'autre. J'en avais parcouru
les chemins, m'y étais perdu et retrouvé, contrée immense où
ruisselle l'absence. J'étais un revenant, en somme.
Cela
fait toujours peur, les revenants.
Doc.
D :
Eugène IONESCO,
Rhinocéros
(1959)
Dans
un village, les habitants se transforment peu à peu en rhinocéros.
La « rhinocérite » est une allégorie du nazisme, et
plus largement, de toute forme de totalitarisme.
BÉRENGER,
regardant Jean dans
les yeux. Savez-vous
ce qui est arrivé à Bœuf ? Il est devenu rhinocéros.
JEAN,
Qu’est-il arrivé à Bœuf ?
BÉRENGER,
Il est devenu rhinocéros.
JEAN,
s’éventant avec
les pans de sa veste.
Brrr...
BÉRENGER,
Ne plaisantez plus, voyons.
JEAN,
Laissez-moi donc souffler. J’en ai bien le droit. Je suis chez moi.
BÉRENGER,
Je ne dis pas le contraire.
JEAN,
Vous faites bien de ne pas me contredire. J’ai chaud, j’ai chaud.
Brrr... Une seconde. Je vais me rafraîchir.
BÉRENGER,
tandis que Jean se
précipite dans la salle de bains.
C’est la fièvre. Jean
est dans la salle de bains, on l’entend souffler, et on entend
aussi couler l’eau d’un robinet.
JEAN,
à côté.
Brrr...
BÉRENGER
,Il a des frissons. Tant pis, je téléphone au médecin. Il
se dirige de nouveau vers le téléphone, puis se retire brusquement,
lorsqu’il entend la voix de Jean.
JEAN
,Alors, ce brave Bœuf est devenu rhinocéros. Ah ! ah ! ah !... Il
s’est moqué de vous, il s’est déguisé. (Il
sort sa tête par l’entrebâillement de la porte de la salle de
bains. Il est très vert. Sa bosse est un peu plus grande, au-dessus
du nez.) Il s’est
déguisé.
BÉRENGER,
se promenant dans la
pièce, sans regarder Jean.
Je vous assure que ça avait l’air très sérieux.
JEAN,
Eh bien, ça le regarde.
BÉRENGER,
se tournant vers Jean
qui disparaît dans la salle de bains.
Il ne l’a sans doute pas fait exprès. Le changement s’est fait
contre sa volonté.
JEAN,
à côté. Qu’est-ce que vous en savez ?
BÉRENGER,
Du moins, tout nous le fait supposer.
JEAN,
Et s’il l’avait fait exprès ? Hein, s’il l’avait fait exprès
?
BÉRENGER,
Ça m’étonnerait. Du moins, Mme Bœuf n’avait pas l’air du
tout d’être au courant...
JEAN,
d’une voix rauque.
Ah ! ah ! ah ! Cette grosse Mme Bœuf ! Ah ! là là ! C’est une
idiote ! [...]
BÉRENGER,
Je ne devrais pas vous faire parler, ça a l’air de vous faire du
mal.
JEAN,
Ça me dégage, au contraire.
BÉRENGER,
Laissez-moi appeler le médecin, tout de même je vous en prie.
JEAN,
Je vous l’interdis absolument. Je n’aime pas les gens têtus.
(Jean entre dans la
chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus
vert, et il parle avec beaucoup de peine. Sa voix est
méconnaissable.) Et
alors, s’il est devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa
volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui.
BÉRENGER,
Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez-vous penser...
JEAN,
Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir
rhinocéros, puisque ça lui fait plaisir ! Il n’y a rien
d’extraordinaire à cela.
BÉRENGER,
Évidemment, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Pourtant, je
doute que ça lui fasse tellement plaisir.
JEAN,
Et pourquoi donc ?
BÉRENGER,
Il m’est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.
JEAN,
Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça ! Après tout, les
rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie
au même titre que nous !
BÉRENGER,
À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous
rendez-vous compte de la différence de mentalité ?
JEAN,
allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et
sortant. Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?
BÉRENGER,
Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge
incompatible avec celle de ces animaux.
JEAN,
La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale,
elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.
BÉRENGER,
Que mettriez-vous à la place ?
JEAN,
même jeu.
La nature !
BÉRENGER,
La nature ?
JEAN,
même jeu.
La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
BÉRENGER,
Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la
jungle !
JEAN,
J’y vivrai, j’y vivrai.
BÉRENGER,
Cela se dit. Mais dans le fond, personne...
JEAN,
l’interrompant, et
allant et venant. Il
faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à
l’intégrité primordiale.
BÉRENGER,
Je ne suis pas du tout d’accord avec vous.
JEAN,
soufflant bruyamment.
Je veux respirer.
BÉRENGER,
Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons
une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs
irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti
!...
JEAN,
toujours dans la salle de bains. Démolissons tout cela, on s’en
portera mieux.
BÉRENGER,
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la
poésie.
JEAN,
Brrr... Il barrit
presque.
BÉRENGER
Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN,
il sort de la salle de bains.
Brrr... Il barrit de
nouveau.
BÉRENGER,
Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée
profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l’homme...
JEAN,
l’interrompant.
L’homme... Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER,
Je veux dire l’être humain, l’humanisme...
JEAN,
L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental
ridicule. Il entre
dans la salle de bains.
BÉRENGER,
Enfin, tout de même, l’esprit...
JEAN,
dans la salle de
bains. Des clichés
! vous me racontez des bêtises.
BÉRENGER,
Des bêtises !
JEAN,
de la salle de bains,
d’une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument.
BÉRENGER,
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean !
Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN,
Pourquoi pas ! Je n’ai pas vos préjugés.
BÉRENGER,
Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN,
toujours de la salle
de bains. Ouvrez vos
oreilles !
BÉRENGER,
Comment ?
JEAN,
Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros
? J’aime les changements.
BÉRENGER,
De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger
s’interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet,
Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque
devenue une corne de rhinocéros.)
Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean
se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce
des paroles furieuses et incompréhensibles, fait
entendre des sons
inouïs.) Mais ne
soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.
JEAN,
à peine
distinctement.
Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte,
vêtements, ça gratte. Il
fait tomber le pantalon de son pyjama.
BÉRENGER,
Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous, si pudique
d’habitude !
JEAN,
Les marécages ! les marécages !...
BÉRENGER,
Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus
m’entendre !
JEAN,
Je vous entends très bien ! Je vous vois très bien !
Il
fonce vers Bérenger tête baissée. Celui-ci s’écarte. [...]
BÉRENGER,
Oh ! votre corne s’allonge à vue d’œil !... Vous êtes
rhinocéros !
JEAN,
dans la salle de
bains. Je te
piétinerai, je te piétinerai. Grand
bruit dans la salle de bains, barrissements, bruit d’objets et
d’une glace qui tombe et se brise ; puis on voit apparaître
Bérenger tout effrayé qui ferme avec peine la porte de la salle de
bains, malgré la poussée contraire que l’on devine.
BÉRENGER,
poussant la porte.
Il est rhinocéros, il est rhinocéros ! […]
Jamais je n’aurais
cru ça de lui !
Doc
E : Georges
Perec, W ou
le souvenir d’enfance (1975)
Dans
ce livre alternant fiction et autobiographie, les chapitres
autobiographiques rapportent des bribes de l'enfance de l'auteur,
dont les parents sont morts à Auschiwitz alors qu'il n'avait que 4
ans. Les chapitres de fiction décrivent l'île utopique de W,
entièrement dédiée au sport. Le rapport entre l'île de W et la
vie de Perec se ne dévoile qu'à la fin du livre.
Courir.
Courir sur les cendrées, courir dans les marais, courir dans la
boue. Courir, sauter, lancer les poids. Ramper. S’accroupir, se
relever. Se relever, s’accroupir. Très vite, de plus en plus vite.
Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester
debout, au garde-à -vous, des heures, des jours, des jours et des
nuits. À plat ventre ! Debout ! Habillez-vous !
Déshabillez-vous ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous !
Courez ! Sautez ! Rampez ! À genoux !
Immergé
dans un monde sans frein, ignorant des Lois qui l’écrasent,
tortionnaire ou victime de ses compagnons sous le regard ironique et
méprisant de ses Juges, l’Athlète W ne sait pas où sont ses
véritables ennemis, ne sait pas qu’il pourrait les vaincre et que
cette Victoire serait la seule qui le délivrerait. Mais sa vie et sa
mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans
un destin innommable.
[...]
Les
orphéons aux uniformes chamarrés jouent L’Hymne à la joie.
Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés
dans le ciel. Précédés d’immenses étendards aux anneaux
entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du Stade pénètrent
sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes
officielles où les grands Dignitaires W les saluent.
Il
faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées
ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s’élancer coudes
au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont
les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées,
ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse
emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de
plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou
à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon éclopés,
transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche
armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes
squelettiques, au visage terreux, à l’échine toujours courbée,
ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces
plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d’une
humiliation sans fin, d’une terreur sans fond, toutes ces preuves
administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un
écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir
fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec
une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des
hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des
performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23’’4,
le 200 mètres en 51’’ ; le meilleur sauteur n’a jamais
dépassé 1,30m.
*
Celui
qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord
qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de
ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur,
mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de
découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges
souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas
de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des
milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks
de savon de mauvaise qualité…
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