La Nuit des Temps,
LA n°4 : l'excipit selon Simon, p.399
Passage à la 1ère
personne, graphie en italique pour notifier le changement de point de
vue : on a maintenant l’habitude, ces intrusions de Simon ponctuent
régulièrement le roman : on pénètre dans ses pensées intimes, on
est Simon → accès à ses sentiments (alors qu’ailleurs dans le
roman, il s’agit d’une focalisation généralement externe, qui
fait qu'on ignore certaines explications, comme les mobiles qui ont
poussé Lukos à miner la base par exemple).
Le « je »
de Simon s'adresse à un « tu » qui désigne Eléa.
Thèmes = silence ou
parole (secret / vérité) ; vie et mort ; amour
Montrer que le
silence de Simon implique la chute de Babel.
1) 2 premiers
paragraphes (l.1 à 16): Simon se justifie de n'avoir rien dit.
2) 3ème paragraphe
(l.17 à 25) : Mais il s'interroge et doute.
3) 4ème paragraphe
(l.26 à 37) : Il rompt l'entente et la paix.
4) 5ème, 6ème et
7ème paragraphes (l.38 à 50) : Chute de Babel
I. Le poids de la
responsabilité de Simon
Le monologue
délibératif rétrospectif : Simon regrette-t-il de s'être tu ?
A. Le poids de sa
responsabilité / la culpabilité de Simon
Toutes les réflexions
occupent la moitié de l'extrait, ce qui prouve que Simon n'est pas
serein. Il culpabilise de sa décision. En tant que médecin, il
aurait dû opter pour la vie (il dit p.94 : « En tant que
médecin, j'estime que c'est notre devoir : il faut les ranimer »),
mais il préféré le silence, donc la mort.
- Les conditionnels
passé (qui marquent une possibilité achevée : « j’aurais
pu » l.5, « tu aurais su » l.6 ) et les « si
» (« Si j’avais parlé », « Si tu avais su »
l. 17 et 18 = Simon reconstruit le passé, il imagine un autre
passé,avec les conséquences qu’auraient eu son aveu. Il ressasse
tout comme s’il s’en voulait éternellement
- « Tout
cela » l.26 : pronom globalisant « tout » qui
montre l’importance des questions que Simon se pose.
- Constatation de
Simon : « je me le suis demandé » l. 26, mais aucune réponse
donnée, sinon l’inaction, l’absence de décision qui est revenue
à prendre la décision de se taire.
- emploi du verbe
« pouvoir »: le sens de ce verbe n'est pas le même pour
Eléa (l.1) et pour Simon (l.5) : Eléa, elle, a la faculté
physique, la capacité concrète d'entendre ; Simon lui, a la
possibilité morale, la responsabilité morale de
parler ou ne pas parler (mais l'emploi du conditionnel passé montre
qu'il ne l'a pas fait).
- Les deux 1eres
phrases sont courtes, simples et construites sur un parallélisme :
«tu » sujet du même verbe « pouvoir » à l'imparfait,
suivi d'un infinitif en rapport avec le savoir, la vérité : «
entendre » (qui signifie aussi « comprendre »),
puis « savoir » = Simon fait référence au moment qui précède la
mon d'Eléa, lorsqu'il a encore la possibilité de lui parler. Il
répète cette possibilité 2 fois, pour montrer le poids de sa
responsabilité dans le fait de dire ou se taire.
- l’adversatif «
mais » est répété 4 fois : à chaque fois que Simon pourrait
parler, un élément l'en empêche (exemples : l.5 et 8 :
« j’aurais pu crier […]. Mais » ou l.13 et 14 :
« j’allais crier […] mais ») = la parole, le « cri »
est nié à chaque fois. Simon choisit le silence.
- antithèse de la
« seconde aussi brève et aussi longue » l.27 :
souligne l’écrasante responsabilité du choix, puisque la brièveté
= urgence de la décision, tandis que la longueur = importance du
choix.
B. Une justification
sincère ? Ou de mauvaise foi ?
*Les arguments pour
la vérité et la parole :
1) Eléa entend
encore, elle est toujours vivant : répétition (en fait, un
polyptote : répétition d’un même terme mais avec des
modifications de conjugaison, de nombre, de genre, etc.) de
« entendre » l.1 et 5 : toutes les conditions
requises pour parler sont rassemblées (Eléa entend, comprend)+
adverbe « encore » répété l.1 et 5 = accentue le choix
encore possible
2) Eléa a souhaité
que Païkan soit près d'elle, elle a souhaité passer l'éternité
avec Paikan : argument percutant contre la décision finale de
Simon : « comme tu l'avais souhaité » l.8 = sa décision va à
l'encontre du souhait d'Eléa, de ce qu'elle avait dit
3) Elle aurait
peut-être pu se sauver, se guérir et guérir Païkan par la même
occasion : interrogations sur le remède qu'elle aurait
peut-être eu (l.19-25).
*Simon justifie sa
décision de ne pas parler, son choix du silence :
-
par le temps qui lui a manqué pour
réfléchir correctement.
- Sorte de discours
indirect libre (Simon se met à la place d'Eléa pour ressentir ses «
regrets » si elle avait su que c'était Païkan qu'elle
tuait)l.8 à 12 avec exclamations (2ème phrase avec adjectif
exclamatif en début de phrase) + hyperboles (« atroces » l.9,
« horreur » l.10, « abominable » l.16, « effarement du
désespoir » l.19) => Simon imagine et refuse en même temps les
regrets d'Eléa. Il veut les lui épargner.
-
Ce qui l'a empêché de parler l.14 :
« ta clé ouverte » = ce qui contenait la graine noire ; « la
sueur » + « la mort déjà posée » = il est
désormais trop tard.
- Il se décharge de
sa responsabilité par la personnification du malheur qui lui aurait
« fermé [l]a bouche » l.16, comme s’il n’avait
finalement pas eu le choix, comme s’il s’était plié à plus
fort que lui.
- Il se décharge
une nouvelle fois de sa responsabilité en rejetant la faute sur les
autres : « ils t'avaient laissée faire » l.35-36.
=> ll y a donc
une certaine mauvaise foi dans les justifications a posteriori de
Simon : d'abord il ne peut pas choisir à la place d’Eléa, ensuite
il ne peut pas savoir ce qu'elle aurait été capable de faire contre
la mort.
C. Un crime
passionnel / la trahison de Simon
- Simon,
paradoxalement, dialogue par-delà la mort avec Eléa (« je »,
« tu »), alors même qu’il a refusé de communiquer ce qu’il
savait lorsqu’elle était encore en vie = culpabilité ?
Rachat de son erreur ?
- Simon crée une
intimité par tutoiement (dans le reste du roman, lorsqu’il
s’adresse réellement à elle, il la vouvoie) : son amour
est-il un amour pur ou un amour jaloux ? A-t-il agi pour le bien
d’Eléa ou pour le sien ?
- Une seule
occurrence de « je » dans le 1er paragraphe
(le sujet des verbes = « tu » d’Eléa) = elle seule
compte ; il dit n’avoir agi que pour elle.
- l.13, « crier»
utilisé à 2 reprises : marque de la souffrance de Simon
- Simon crie le nom
d'Eléa mais refuse d'y lier celui de Païkan (l.13 : « J’avais
crié ton nom » en antithèse avec la ligne 29 : « Mais
je n’ai pas dit le nom de Païkan »).
- Lorsqu’il crie,
enfin, il ne parle que d'elle, sans mentionner Païkan : « vous
ne voyez pas qu'elle s'est empoisonnée ! » l.32.
- La communication
entre Simon et Eléa symbolisait l’alliance entre les hommes,
par-delà le temps, par-delà les 900 000 ans d'écart. Elle était
incarnée dans le cercle d'or qui permettait à Eléa de partager
l’intégralité de ses souvenirs avec Simon = transparence absolue,
aucun mensonge, aucun secret. En ce sens, on peut dire que Simon a
triché n'a pas joué le jeu : lui n'a pas joué la transparence
puisqu'il n'a pas dit.
→ Cette «faute »
est à l'origine de la chute de Babel : plus de dialogue possible
puisque Simon refuse de parler à Eléa.
II. Les
conséquences tragiques de cette décision
A. La mort des
amants est inéluctable
D’abord, il n’est
question que d’Eléa et de son état physique :
- l.2-5 description
de l'état physique d'Eléa, de sa mort progressive (qui n'altère
pas sa beauté parfaite) : les éléments du corps (paupières,
tempes, doigts et main) sont liés à des termes signifiant la mort
: les yeux se ferment comme ceux des défunts (« plus la force
de tenir tes paupières ouvertes »), « creusaient »
(dans « tes temps se creusaient) réfère à l'enterrement,
« blancs » (dans « tes doigts devenaient blancs) montre
le retrait du sang, « glissait et tombait » prouve le
manque de force, montre la chute de la conscience (on peut même dire
que le verbe « tomber » résonne comme la « tombe »).
- Mais l.4, cette
description est contre-balancée par la conjonction de coordination «
mais » qui oppose au corps mourant un esprit toujours vivant et
capable d'entendre la vérité.
- l.9 à 12 :
antithèse entre : «éveiller », « sauver » (vie)/ «
un tel sommeil », « mourait » (mort), antithèse
concentrée dans « ton sang »l.11 qui symbolise à
la fois la vie et la mort.
- Gradation,
approche inexorable de mort : corps mourant mais esprit toujours
présent dans les 1ères lignes (« tu étais encore présente »
l.5), puis « la sueur sur tes temps, la mort déjà posée sur toi »
l.15, puis « elle s’est empoisonnée » l.32 et enfin,
le pluriel qui inclut également Païkan : « immobiles et
en paix » l.43
- L'animation et les
cris dans la pièce montent avec la mort : au début, encore de la
vie et du silence (Simon ne dit rien), puis avec la présence de la
mort, les cris et l'agitation.
- Paradoxe, ironie
tragique l .11-12 « il mourait de ton sang qui aurait pu
le sauver » : c'est Eléa qui tue son propre amant.
B. Eléa /
Païkan : un amour sublimé dans la mort (Eros et
Thanatos)
- Ils sont unis par
les mots : « vous » l.30, « tous les deux »
l.31 + « ensemble » l.8 « l'homme près de toi » l.18
- Il sont liés par
des métaphores de vie : « votre sang commun » l.23, « veines
reliées » l.24
- beauté de la
mort : métaphore d’un oiseau ? « la mort déjà
posée sur toi » l.15 + euphémisme « immobiles et en
paix » suggère l’apaisement de la mort
- Motif de l'amour
éternel : « Autour de toi et de Païkan, immobiles et en
paix » l.43 = les deux amants sont au centre de l’attention,
bonheur des amants enfin réunis pour l’éternité.
- l’agitation
auteur d’eux, marquée par la violence des actions et des mots, par
les accumulations et les pluriels fait ressortir, par contraste, la
paix qui règne sur eux deux.
- Même l’agitation
finit par être sublimée dans la métaphore du « ballet »
des couleurs l. 45. Comme si les amants transfiguraient une dernière
fois la laideur du monde.
C. La chute de
Babel : le silence de Simon entraîne les cris,
l’incompréhension.
- Les seules paroles
que Simon finit par prononcer sont des paroles d'agressivité liées
à des actes violents, à l’encontre des autres hommes => rompt
le pacte de paix : « insultés » l. 33, « frappé »
l.35, « imbéciles », « ânes » « crétins »
l.36
- Les autres sont
désignés par « ces hommes » 30, avec un déterminant
démonstratif péjoratif + triple subordonnée relative en gradation
« qui voyaient et qui ne savaient et qui s'affolaient »
l.30-32 => accentue leur ignorance, leur bêtise aux yeux du
narrateur qui lui, sait déjà.
- Opposition « je »
et « ils », par rapport au « nous » collectif l.28
(« le long sommeil dont nous t'avions tirée »); la mort des
amants fait exploser la communion, chacun est renvoyé à sa
solitude.
- Antithèses
également entre « chacun » et «tous » l.46 ;
« seul » l.40 et « les autres » l.42 = fin de
l’union entre les hommes
- Parallélisme de
construction pour insister sur l’incompréhension mutuelle :
l.48 et 49-50 : « Et ils ne me comprenaient pas » / « et je
ne les comprenais pas ».
- à partir de la
ligne 38, répétition du verbe « comprendre » à la forme
négative 7 fois en 12 lignes
- C.L de la
connaissance (« entendre » l.1, « savoir » l.2, « vérité »
l.6, « aurais su » l.6, « savoir » l.10 « avais su » l.18, «
connaissais » l.20) en antithèse avec celui de l’ignorance (« je
ne sais plus » l.34, « ils n'avaient rien vu »
l.35 + « aveugles » l.37 (métaphore de la cécité), «
imbéciles », « ânes », « crétins »…) = échec de
la grande collaboration internationale vers la connaissance absolue.
Punition des hommes trop prétentieux, destruction de Babel…
- C.L de la parole
et de l'écoute (« entendre » l.1 et « entendais »
l.6, « parlé » l.19) laisse place aux cris, (multiples
occurrences de « crier » notamment à partir de la ligne 29)
puis le C.L du silence («
fermé ma bouche » l.16, « je n'ai pas dit » l.29, « ne
parlait plus » l.48) termine l’extrait.
- Phrases hachées
l.33, à l’image de la confusion qui règne désormais : «
criait »,« arrachait », « affolement »
- Le retour des
différences entre les nations est marqué par l’accumulation des
différentes couleurs l.44-45.
- l’accumulation
de termes de parole l.46 (« s’adressait », « criait »,
« parlait ») n’aboutit qu’à la négation : « ne
comprenait pas ».
- l.39 : Simon
prend soin de préciser que les hommes parlent « chacun dans sa
langue » = s’il le remarque, c’est que la traductrice ne
traduit plus.
- Puis la périphrase
« celle qui comprenait tout et que tous comprenaient » l.47-48
=> sorte de divinité maternelle et bienfaisante => « la
Traductrice » l.49 (noter la majuscule qui en fait une
allégorie de la paix, de l’entente ; comme si elle était
déifiée)
- Babel
explicitement nommée l.60 avec le verbe « retomber ». On sait
que la Traductrice avait été créée pour cette expédition (p.146)
: « Pendant quelques heures, les grands cerveaux serviteurs de
firmes concurrentes d’états-majors ennemis, d’idéologies
opposées, de races haineuses, furent unis en une seule immense
intelligence » pour créer cette Traductrice.
- Simon // Lukos =>
les deux hommes se taisent, créant ainsi la chute de l'alliance
internationale. Lukos produit techniquement l’explosion de la
Traductrice, tandis que Simon la produit symboliquement, par son
refus de dire la vérité à Eléa, donc par la mort des amants, donc
par la fin de l’ « EPI ».
Conclusion :
ll est intéressant d'être dans une focalisation interne car on
assiste aux doutes et aux questions de Simon, qui culpabilise
terriblement de son silence. En même temps qu'ils tente de se
rassurer en se justifiant, on comprend que son silence n'a laissé
aucun choix à Eléa et Païkan. Il affirme qu'il s'est tu pour
éviter le regret à Eléa, mais on se demande s'il ne se ment pas a
lui-même et si ce n'est pas par désespoir amoureux qu'il a laissé
les amants mourir sans rien tenter pour les sauver.
Tout cet extrait
marque l'importance de la parole et de la communication, sans
laquelle tout s’écroule et meurt dans le silence.
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