jeudi 23 novembre 2017

Nuit des temps, L.A n°4 : Excipit selon Simon ou la Chute de Babel

La Nuit des Temps, LA n°4 : l'excipit selon Simon, p.399

Passage à la 1ère personne, graphie en italique pour notifier le changement de point de vue : on a maintenant l’habitude, ces intrusions de Simon ponctuent régulièrement le roman : on pénètre dans ses pensées intimes, on est Simon → accès à ses sentiments (alors qu’ailleurs dans le roman, il s’agit d’une focalisation généralement externe, qui fait qu'on ignore certaines explications, comme les mobiles qui ont poussé Lukos à miner la base par exemple).
Le « je » de Simon s'adresse à un « tu » qui désigne Eléa.
Thèmes = silence ou parole (secret / vérité) ; vie et mort ; amour

Montrer que le silence de Simon implique la chute de Babel.
1) 2 premiers paragraphes (l.1 à 16): Simon se justifie de n'avoir rien dit.
2) 3ème paragraphe (l.17 à 25) : Mais il s'interroge et doute.
3) 4ème paragraphe (l.26 à 37) : Il rompt l'entente et la paix.
4) 5ème, 6ème et 7ème paragraphes (l.38 à 50) : Chute de Babel

I. Le poids de la responsabilité de Simon

Le monologue délibératif rétrospectif : Simon regrette-t-il de s'être tu ?

A. Le poids de sa responsabilité / la culpabilité de Simon

Toutes les réflexions occupent la moitié de l'extrait, ce qui prouve que Simon n'est pas serein. Il culpabilise de sa décision. En tant que médecin, il aurait dû opter pour la vie (il dit p.94 : « En tant que médecin, j'estime que c'est notre devoir : il faut les ranimer »), mais il préféré le silence, donc la mort.
- Les conditionnels passé (qui marquent une possibilité achevée : « j’aurais pu » l.5, « tu aurais su » l.6 ) et les « si » (« Si j’avais parlé », « Si tu avais su » l. 17 et 18 = Simon reconstruit le passé, il imagine un autre passé,avec les conséquences qu’auraient eu son aveu. Il ressasse tout comme s’il s’en voulait éternellement
- « Tout cela » l.26 : pronom globalisant « tout » qui montre l’importance des questions que Simon se pose.
- Constatation de Simon : « je me le suis demandé » l. 26, mais aucune réponse donnée, sinon l’inaction, l’absence de décision qui est revenue à prendre la décision de se taire.
- emploi du verbe « pouvoir »: le sens de ce verbe n'est pas le même pour Eléa (l.1) et pour Simon (l.5) : Eléa, elle, a la faculté physique, la capacité concrète d'entendre ; Simon lui, a la possibilité morale, la responsabilité morale de parler ou ne pas parler (mais l'emploi du conditionnel passé montre qu'il ne l'a pas fait).
- Les deux 1eres phrases sont courtes, simples et construites sur un parallélisme : «tu » sujet du même verbe « pouvoir » à l'imparfait, suivi d'un infinitif en rapport avec le savoir, la vérité : « entendre » (qui signifie aussi « comprendre »), puis « savoir » = Simon fait référence au moment qui précède la mon d'Eléa, lorsqu'il a encore la possibilité de lui parler. Il répète cette possibilité 2 fois, pour montrer le poids de sa responsabilité dans le fait de dire ou se taire.
- l’adversatif « mais » est répété 4 fois : à chaque fois que Simon pourrait parler, un élément l'en empêche (exemples : l.5 et 8 : « j’aurais pu crier […]. Mais » ou l.13 et 14 : « j’allais crier […] mais ») = la parole, le « cri » est nié à chaque fois. Simon choisit le silence.
- antithèse de la « seconde aussi brève et aussi longue » l.27 : souligne l’écrasante responsabilité du choix, puisque la brièveté = urgence de la décision, tandis que la longueur = importance du choix.


B. Une justification sincère ? Ou de mauvaise foi ?

*Les arguments pour la vérité et la parole :
1) Eléa entend encore, elle est toujours vivant : répétition (en fait, un polyptote : répétition d’un même terme mais avec des modifications de conjugaison, de nombre, de genre, etc.) de « entendre » l.1 et 5 : toutes les conditions requises pour parler sont rassemblées (Eléa entend, comprend)+ adverbe « encore » répété l.1 et 5 = accentue le choix encore possible
2) Eléa a souhaité que Païkan soit près d'elle, elle a souhaité passer l'éternité avec Paikan : argument percutant contre la décision finale de Simon : « comme tu l'avais souhaité » l.8 = sa décision va à l'encontre du souhait d'Eléa, de ce qu'elle avait dit
3) Elle aurait peut-être pu se sauver, se guérir et guérir Païkan par la même occasion : interrogations sur le remède qu'elle aurait peut-être eu (l.19-25).

*Simon justifie sa décision de ne pas parler, son choix du silence :
- par le temps qui lui a manqué pour réfléchir correctement.
- Sorte de discours indirect libre (Simon se met à la place d'Eléa pour ressentir ses « regrets » si elle avait su que c'était Païkan qu'elle tuait)l.8 à 12 avec exclamations (2ème phrase avec adjectif exclamatif en début de phrase) + hyperboles (« atroces » l.9, « horreur » l.10, « abominable » l.16, « effarement du désespoir » l.19) => Simon imagine et refuse en même temps les regrets d'Eléa. Il veut les lui épargner.
- Ce qui l'a empêché de parler l.14 : « ta clé ouverte » = ce qui contenait la graine noire ; « la sueur » + « la mort déjà posée » = il est désormais trop tard.
- Il se décharge de sa responsabilité par la personnification du malheur qui lui aurait « fermé [l]a bouche » l.16, comme s’il n’avait finalement pas eu le choix, comme s’il s’était plié à plus fort que lui.
- Il se décharge une nouvelle fois de sa responsabilité en rejetant la faute sur les autres : « ils t'avaient laissée faire » l.35-36.

=> ll y a donc une certaine mauvaise foi dans les justifications a posteriori de Simon : d'abord il ne peut pas choisir à la place d’Eléa, ensuite il ne peut pas savoir ce qu'elle aurait été capable de faire contre la mort.


C. Un crime passionnel / la trahison de Simon

- Simon, paradoxalement, dialogue par-delà la mort avec Eléa (« je », « tu »), alors même qu’il a refusé de communiquer ce qu’il savait lorsqu’elle était encore en vie = culpabilité ? Rachat de son erreur ?
- Simon crée une intimité par tutoiement (dans le reste du roman, lorsqu’il s’adresse réellement à elle, il la vouvoie) : son amour est-il un amour pur ou un amour jaloux ? A-t-il agi pour le bien d’Eléa ou pour le sien ?
- Une seule occurrence de « je » dans le 1er paragraphe (le sujet des verbes = « tu » d’Eléa) = elle seule compte ; il dit n’avoir agi que pour elle.
- l.13, « crier» utilisé à 2 reprises : marque de la souffrance de Simon
- Simon crie le nom d'Eléa mais refuse d'y lier celui de Païkan (l.13 : « J’avais crié ton nom » en antithèse avec la ligne 29 : « Mais je n’ai pas dit le nom de Païkan »).
- Lorsqu’il crie, enfin, il ne parle que d'elle, sans mentionner Païkan : « vous ne voyez pas qu'elle s'est empoisonnée ! » l.32.
- La communication entre Simon et Eléa symbolisait l’alliance entre les hommes, par-delà le temps, par-delà les 900 000 ans d'écart. Elle était incarnée dans le cercle d'or qui permettait à Eléa de partager l’intégralité de ses souvenirs avec Simon = transparence absolue, aucun mensonge, aucun secret. En ce sens, on peut dire que Simon a triché n'a pas joué le jeu : lui n'a pas joué la transparence puisqu'il n'a pas dit.
→ Cette «faute » est à l'origine de la chute de Babel : plus de dialogue possible puisque Simon refuse de parler à Eléa.


II. Les conséquences tragiques de cette décision

A. La mort des amants est inéluctable

D’abord, il n’est question que d’Eléa et de son état physique :
- l.2-5 description de l'état physique d'Eléa, de sa mort progressive (qui n'altère pas sa beauté parfaite) : les éléments du corps (paupières, tempes, doigts et main) sont liés à des termes signifiant la mort : les yeux se ferment comme ceux des défunts (« plus la force de tenir tes paupières ouvertes »), « creusaient » (dans « tes temps se creusaient) réfère à l'enterrement, « blancs » (dans « tes doigts devenaient blancs) montre le retrait du sang, « glissait et tombait » prouve le manque de force, montre la chute de la conscience (on peut même dire que le verbe « tomber » résonne comme la « tombe »).
- Mais l.4, cette description est contre-balancée par la conjonction de coordination « mais » qui oppose au corps mourant un esprit toujours vivant et capable d'entendre la vérité.
- l.9 à 12 : antithèse entre : «éveiller », « sauver » (vie)/ « un tel sommeil », « mourait » (mort), antithèse concentrée dans « ton sang »l.11 qui symbolise à la fois la vie et la mort.
- Gradation, approche inexorable de mort : corps mourant mais esprit toujours présent dans les 1ères lignes (« tu étais encore présente » l.5), puis « la sueur sur tes temps, la mort déjà posée sur toi » l.15, puis « elle s’est empoisonnée » l.32 et enfin, le pluriel qui inclut également Païkan : « immobiles et en paix » l.43
- L'animation et les cris dans la pièce montent avec la mort : au début, encore de la vie et du silence (Simon ne dit rien), puis avec la présence de la mort, les cris et l'agitation.
- Paradoxe, ironie tragique l .11-12  « il mourait de ton sang qui aurait pu le sauver » : c'est Eléa qui tue son propre amant.


B. Eléa / Païkan : un amour sublimé dans la mort (Eros et Thanatos)

- Ils sont unis par les mots : « vous » l.30, « tous les deux » l.31 + « ensemble » l.8 « l'homme près de toi » l.18
- Il sont liés par des métaphores de vie : « votre sang commun » l.23, « veines reliées » l.24
- beauté de la mort : métaphore d’un oiseau ? « la mort déjà posée sur toi » l.15 + euphémisme « immobiles et en paix » suggère l’apaisement de la mort
- Motif de l'amour éternel : « Autour de toi et de Païkan, immobiles et en paix » l.43 = les deux amants sont au centre de l’attention, bonheur des amants enfin réunis pour l’éternité.
- l’agitation auteur d’eux, marquée par la violence des actions et des mots, par les accumulations et les pluriels fait ressortir, par contraste, la paix qui règne sur eux deux.
- Même l’agitation finit par être sublimée dans la métaphore du « ballet » des couleurs l. 45. Comme si les amants transfiguraient une dernière fois la laideur du monde.


C. La chute de Babel : le silence de Simon entraîne les cris, l’incompréhension.

- Les seules paroles que Simon finit par prononcer sont des paroles d'agressivité liées à des actes violents, à l’encontre des autres hommes => rompt le pacte de paix : « insultés » l. 33, « frappé » l.35, « imbéciles », « ânes » « crétins » l.36
- Les autres sont désignés par « ces hommes » 30, avec un déterminant démonstratif péjoratif + triple subordonnée relative en gradation « qui voyaient et qui ne savaient et qui s'affolaient » l.30-32 => accentue leur ignorance, leur bêtise aux yeux du narrateur qui lui, sait déjà.
- Opposition « je » et « ils », par rapport au « nous » collectif l.28 (« le long sommeil dont nous t'avions tirée »); la mort des amants fait exploser la communion, chacun est renvoyé à sa solitude.
- Antithèses également entre « chacun » et «tous » l.46 ; « seul » l.40 et « les autres » l.42 = fin de l’union entre les hommes
- Parallélisme de construction pour insister sur l’incompréhension mutuelle : l.48 et 49-50 : « Et ils ne me comprenaient pas » / « et je ne les comprenais pas ».
- à partir de la ligne 38, répétition du verbe « comprendre » à la forme négative 7 fois en 12 lignes
- C.L de la connaissance (« entendre » l.1, « savoir » l.2, « vérité » l.6, « aurais su » l.6, « savoir » l.10 « avais su » l.18, « connaissais » l.20) en antithèse avec celui de l’ignorance (« je ne sais plus »  l.34, « ils n'avaient rien vu » l.35 + « aveugles » l.37 (métaphore de la cécité), « imbéciles », « ânes », « crétins »…) = échec de la grande collaboration internationale vers la connaissance absolue. Punition des hommes trop prétentieux, destruction de Babel…
- C.L de la parole et de l'écoute (« entendre » l.1 et « entendais » l.6, « parlé » l.19) laisse place aux cris, (multiples occurrences de « crier » notamment à partir de la ligne 29) puis le C.L du silence (« fermé ma bouche » l.16, « je n'ai pas dit » l.29, « ne parlait plus » l.48) termine l’extrait.
- Phrases hachées l.33, à l’image de la confusion qui règne désormais : « criait »,« arrachait », « affolement »
- Le retour des différences entre les nations est marqué par l’accumulation des différentes couleurs l.44-45.
- l’accumulation de termes de parole l.46 (« s’adressait », « criait », « parlait ») n’aboutit qu’à la négation : « ne comprenait pas ».
- l.39 : Simon prend soin de préciser que les hommes parlent « chacun dans sa langue » = s’il le remarque, c’est que la traductrice ne traduit plus.
- Puis la périphrase « celle qui comprenait tout et que tous comprenaient » l.47-48 => sorte de divinité maternelle et bienfaisante => « la Traductrice » l.49 (noter la majuscule qui en fait une allégorie de la paix, de l’entente ; comme si elle était déifiée)
- Babel explicitement nommée l.60 avec le verbe « retomber ». On sait que la Traductrice avait été créée pour cette expédition (p.146) : « Pendant quelques heures, les grands cerveaux serviteurs de firmes concurrentes d’états-majors ennemis, d’idéologies opposées, de races haineuses, furent unis en une seule immense intelligence » pour créer cette Traductrice.

- Simon // Lukos => les deux hommes se taisent, créant ainsi la chute de l'alliance internationale. Lukos produit techniquement l’explosion de la Traductrice, tandis que Simon la produit symboliquement, par son refus de dire la vérité à Eléa, donc par la mort des amants, donc par la fin de l’ « EPI ».


Conclusion : ll est intéressant d'être dans une focalisation interne car on assiste aux doutes et aux questions de Simon, qui culpabilise terriblement de son silence. En même temps qu'ils tente de se rassurer en se justifiant, on comprend que son silence n'a laissé aucun choix à Eléa et Païkan. Il affirme qu'il s'est tu pour éviter le regret à Eléa, mais on se demande s'il ne se ment pas a lui-même et si ce n'est pas par désespoir amoureux qu'il a laissé les amants mourir sans rien tenter pour les sauver.
Tout cet extrait marque l'importance de la parole et de la communication, sans laquelle tout s’écroule et meurt dans le silence.

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