G.T :
Utopies, de l’Humanisme aux Lumières
TEXTE
A : Thomas More, Utopia, Livre second, 1516
Une
ceinture de murailles hautes et larges enferme la ville, et, à des
distances très rapprochées, s’élèvent des tours et des forts.
Les remparts, sur trois côtés, sont entourés de fossés toujours à
sec, mais larges et profonds, embarrassés de haies et de buissons.
Le quatrième côté a pour fossé le fleuve lui-même. Les rues et
les places sont convenablement disposées, soit pour le transport,
soit pour abriter contre le vent. Les édifices sont bâtis
confortablement ; ils brillent d’élégance et de propreté, et
forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont
la largeur est de vingt pieds. Derrière et entre les maisons se
trouvent de vastes jardins. Chaque maison a une porte sur la rue et
une porte sur le jardin. Ces deux portes s’ouvrent aisément d’un
léger coup de main, et laissent entrer le premier venu. Les Utopiens
appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour
anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et
absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort
celle qui doit leur tomber en partage. Les habitants des villes
soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les
fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette
culture tant de science et de goût, que je n’ai jamais vu ailleurs
plus de fertilité et d’abondance réunies à un coup d’œil plus
gracieux. Le plaisir n’est pas le seul mobile qui les excite au
jardinage ; il y a émulation entre les différents quartiers de la
ville, qui luttent à l’envi à qui aura le jardin le mieux
cultivé. Vraiment, l’on ne peut rien concevoir de plus agréable
ni de plus utile aux citoyens que cette occupation. Le fondateur de
l’empire l’avait bien compris, car il appliqua tous ses efforts à
tourner les esprits vers cette direction. Les Utopiens attribuent à
Utopus le plan général de leurs cités. Ce grand législateur n’eut
pas le temps d’achever les constructions et les embellissements
qu’il avait projetés ; il fallait pour cela plusieurs générations.
Aussi légua-t-il à la postérité le soin de continuer et de
perfectionner son œuvre.
TEXTE
B : François Rabelais, Gargantua, l’Abbaye de Thélème,
1532
Gargantua
fait constuire une abbaye qui prend le contre-pied de toutes les
abbayes alors existantes.
Toute
leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles,
mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit
quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient,
donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul
ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit.
Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en
cette clause : FAIS CE QUE VOUDRAS.
Parce
que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne
société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils
appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et
les éloigne du vice. [...]
Grâce
à cette liberté, ils rivalisèrent d'efforts pour faire, tous, ce
qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux
disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait :
« jouons », tous jouaient ; si on disait : « allons
nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c'était pour
chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles
haquenées, avec leur fier palefroi, portaient chacune sur leur poing
joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon; les hommes
portaient les autres oiseaux.
Ils
étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre
eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de
musique, parler cinq ou six langues et s'en servir pour composer en
vers aussi bien qu'en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si
preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux,
si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se
trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si
mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à tirer
l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme
noble et libre, que celles qui étaient là.
Pour
ces raisons, quand le temps était venu que l'un des Thélémites
voulût sortir de l'abbaye, soit à la demande de ses parents, soit
pour d'autres motifs, il emmenait avec lui une des dames, celle qui
l'avait choisi pour chevalier servant, et ils étaient mariés
ensemble. Et s'ils avaient bien vécu à Thélème en affectueuse
amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le mariage;
leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu'aux
premiers temps de leurs noces.
TEXTE
C : Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, 1623
Maisons,
chambres, lits, tout, en un mot, est commun entre eux. Tous les six
mois les magistrats désignent à chacun le cercle, la maison et la
chambre qu’il doit occuper. Le nom de celui qui l’habite
momentanément est écrit sur la porte de chaque chambre. Tous les
arts mécaniques et spéculatifs sont communs aux deux sexes.
Seulement, les travaux qui exigent plus de vigueur et qui se font
hors des murs sont exécutés par les hommes. [...]
Les
Solariens attachent en général peu d’importance aux choses
matérielles et s’en inquiètent à peine, car chacun reçoit tout
ce qui lui est nécessaire, et le superflu ne lui est donné qu’à
titre de récompenses honorifiques, ces récompenses se distribuent
dans les grandes solennités ; où l’on offre aux héros ainsi
qu’aux héroïnes, soit de belles couronnes, soit des vêtements
somptueux, soit des mets plus exquis. [...] Ils regardent l’orgueil
comme le vice le plus exécrable, et toute action orgueilleuse est
punie par une très-grande humiliation. Aussi, ils ne croient pas
s’abaisser en servant la communauté, soit à table, soit dans les
cuisines, soit encore en prodiguant leurs soins aux malades. Ils
disent qu’il n’est pas plus honteux de marcher avec les pieds,
que de voir avec les yeux et de parler avec la bouche. C’est
pourquoi tous remplissent les ordres qu’on leur donne, quels qu’ils
soient, et en regardent toujours l’accomplissement comme honorable.
TEXTE
D : VOLTAIRE,
Candide,
1759 (L’Eldodrao)
Ils
entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n'était que
d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais
travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne
l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la vérité incrustée
que de rubis et d'émeraudes ; mais l'ordre dans lequel tout
était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.
Le
vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes
de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de
diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces
termes : « Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et
j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes
révolutions du Pérou dont il avait été témoin. […] La
conversation fut longue ; elle roula sur la forme du
gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles
publics, sur les arts. [...]
Après
cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à
six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs
pour les conduire à la cour. […] Candide et Cacambo montent en
carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre
heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale.
Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de
large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la
matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait
avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et
pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et
Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les
vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi
les grands officiers et les grandes officières de la couronne les
menèrent à l'appartement de Sa Majesté au milieu de deux files,
chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. [...] Candide et
Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute
la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En
attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés
jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines
d'eau pure, les fontaines d'eau-rose, celles de liqueurs de canne de
sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées
d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à
celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour
de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point,
et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons,
et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le
plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit
une galerie de deux mille pas, toute pleine d'expériences de
physique. Après avoir parcouru toute l'après-dînée à peu près
la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi.
TEXTE
E :
Paul et Virginie de Jacques-Henri Bernardin de
Saint-Pierre, 1789.
Paul
et Virginie sont élevés ensemble par leurs mères
respectives dans un coin reculé de l’île Maurice.
Toute
leur étude était de se complaire et de s’entraider. Au reste ils
étaient ignorants comme des Créoles, et ne savaient ni lire ni
écrire. Ils ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé
dans des temps reculés et loin d’eux ; leur curiosité ne
s’étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le
monde finissait où finissait leur île ; et ils n’imaginaient
rien d’aimable où ils n’étaient pas. Leur affection mutuelle et
celle de leurs mères occupaient toute l’activité de leurs âmes.
Jamais des sciences inutiles n’avoient fait couler leurs larmes ;
jamais les leçons d’une triste morale ne les avoient remplis
d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il ne faut pas dérober, tout
chez eux étant commun ; ni être intempérant, ayant à
discrétion des mets simples ; ni menteur, n’ayant aucune
vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur
disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants
ingrats ; chez eux l’amitié filiale était née de l’amitié
maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait
aimer ; et s’ils n’offraient pas à l’église de longues
prières, par-tout où ils étaient, dans la maison, dans les champs,
dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un
cœur plein de l’amour de leurs parents. Ainsi se passa leur
première enfance comme une belle aube qui annonce un plus beau jour.
Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage.
Dès que le chant du coq annonçait le retour de l’aurore, Virginie
se levait, allait puiser de l’eau à la source voisine, et rentrait
dans la maison pour préparer le déjeuner. Bientôt après, quand le
soleil droit les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se
rendaient chez madame de la Tour : alors ils commençaient tous
ensemble une prière, suivie du premier repas ; souvent ils le
prenaient devant la porte, assis sur l’herbe sous un berceau de
bananiers, qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés
dans leurs fruits substantiels, et du linge de table dans leurs
feuilles larges, longues, et lustrées. Une nourriture saine et
abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens,
et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et
le contentement de leur âme.
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