mercredi 4 octobre 2017

Séquence poésie : L.A 2 : "Le Crapaud", Tristan Corbière

"Le Crapaud" est un sonnet inversé en octosyllabes. C'est l'un des premiers poèmes conservés par le poète et qui faisait partie de son unique recueil : Les Amours Jaunes. Il illustre bien le registre du recueil : le poème est fondé sur une autodérision assez amère.

Distribuer le poème strophe à strophe pour ménager le suspense/
1ère strophe : quelle ambiance se dégage ?
2ème strophe : de qui émane le chant ?
3ème strophe + début de la 4ème : qui parle ?
Dévoiler enfin le dernier vers.

I) Une scène étrange

A) Une atmosphère inquiétante:
- cela se passe la nuit, avec une lune particulièrement visible = caractéristique des ambiances fantastiques (« nuit » / « lune »)
- une sensation d’étouffement, en tout cas de pesanteur avec la négation « sans air »
- une isotopie du tranchant ou de la dureté : « plaque », « métal », « découpure »
- une antithèse « clair » / « sombre » qui accentue l’étrangeté du décor
- dans ce cadre, un bruit décalé (« un chant »), mis en valeur par sa place en début de poème, renforce l’étrangeté de la scène
- le tiret du v.2 opère une coupure pour décrire le cadre, afin d’insister sur l’aspect incongru de ce chant ici.
- absence de verbe (phrase non verbale) dans le v.1 qui accentue l’importance du chant, comme s’il remplissait l’espace à lui seul.
- les points de suspension en fin de vers 1 apportent du suspense

B) Un chant mystérieux :
- des points de suspension précèdent « un chant » : comme si la coupure opérée aux v.2 et 3 était terminée et que le poète revenait à l’essentiel : le chant.
- l’anaphore de « un chant » : il intrigue le poète.
- Mise en valeur du chant qui crée une phrase à lui tout seul → encore une fois, il remplit l’espace.
- l’article indéfini « un » (dans « un chant ») + absence de qualificatif ou de complément du nom → on ignore quel est ce chant (un chant d’oiseau ? De femme ?)
- la comparaison « comme un écho » suggère que le chant est fait fait de répétitions de sons, et l’adjectif « tout vif » semble trancher le silence de la nuit → le chant devient l’unique préoccupation du poète.
- Le mystère qui entoure le chant est souligné par sa localisation : « enterré », « sous le massif... », comme s’il se cachait.
- Les points de suspension du v.5 laissent à penser que le poète s’est approché de l’endroit et qu’il se tait pour écouter.
- les pronoms neutres « ça », et « c' » cultivent le mystère.
- La rime « ombre » /« sombre », contribue au mystère ou à l’inquiétude qui émane du chant.

C) Un dialogue étonnant
- le verbe « viens », à l'impératif suggère que le poète s’adresse à quelqu’un : on ignore encore de qui il s’agit.
- les tirets semblent désormais être les marqueurs d’un dialogue, mais on ignore toujours qui accompagne le poète.
- deux indices cependant : l’apposition « moi, ton soldat fidèle » à connotation courtoise, semble montrer que le poète est accompagné de la femme aimée + le tutoiement (« viens », « vois-le ») indique une certaine intimité entre les deux.
S’ensuit alors une curieuse saynète montrant deux réactions différentes devant le crapaud découvert :
- La femme prend la parole à trois reprises, dans des phrases exclamatives, non-verbales :
x « Un crapaud ! » est prononcé sur un ton apeuré, comme le suggère la didascalie interne « pourquoi cette peur ».
x la répétition de « Horreur ! » ressemble à une interjection de dégoût. Remarquer que la 2ème occurrence de « horreur » comporte deux points d’exclamations comme si l’horreur allait croissant.
x « horreur » rime avec « peur » , ce qui accentue le dégoût ressenti par la femme
- Le poète, au contraire, tente de rassurer sa compagne :
x le poète se pose en homme protecteur et en maître : l’injonction « près de moi » et la métaphore du « soldat fidèle » montrent un aspect protecteur ; les impératifs « viens » et « vois » visent à attirer l’attention de la femme pour lui faire une leçon sur le crapaud.
x les deux questions en « pourquoi » v.7 (Pourquoi cette peur ») et v11 (« Horreur pourquoi ? ») peuvent être assimilées à des questions rhétoriques (= il ne faut pas avoir peur / être horrifiée).
- le poète ne semble pas avoir convaincu sa compagne, d’ailleurs, le dialogue ne semble pas terminé. Interprétations possibles : la ligne de points suggère que la femme est partie, plantant là le poète. Ou le poète se transforme en crapaud sous les yeux de la femme… ? Dans tous les cas, la communication est rompue.

II. Le crapaud, allégorie du poète maudit OU un auto-portrait du poète

A) Le crapaud apparaît comme une créature ambiguë
- Il est caractérisé par des antithèses : ombre (« nuit », « sombre », « ombre », « enterré », « sous sa pierre »)/ lumière (« lune », « métal clair », « lumière ») + sans ailes / rossignol : il a la faculté de chanter de chanter mais pas celle de s’envoler.
- Il est décrit par des métaphores étonnantes : poète tondu, sans aile ; rossignol de la boue (oxymore) : il apparaît comme un animal caractérisé par des manques (tondu / sans ailes) et un animal méprisable, bas (de la boue)
- Il adopte un comportement bizarre : « il s’en va, froid, sous sa pierre », sans aucune explication de cette fuite : est-il vexé par la réaction de la femme ? A-t-il été dérangé dans son chant ? L’adjectif « froid », qui pourrait apporter une explication est polysémique : s’agit-il du sens propre (froid car vivant enterré, dans le boue) ou du sens figuré (indifférent, voire vexé) ?
- Les sentiments du poète à son endroit sont ambigus : mépris (« tondu », « sans aile », « de la boue ») ou admiration (« poète », « rossignol », « œil de lumière ») ?

B) Le crapoète (crapaud-poète)
- La chute du poète assimile le crapaud au poète :
x Le dernier vers est séparé typographiquement par une ligne pointillée = effet de surprise
x la pointe du sonnet, est à la fois ironique et amère : « Bonsoir – ce crapaud-là, c'est moi. » Le déterminant démonstratif « ce » + l’adverbe « -là » prouvent que le poète s'identifie au crapaud horrible et effrayant du poème. Le « Bonsoir » semble être une réponse amère à la femme qu’il dégoûte.
- quelques indices suggéraient déjà que le crapaud était le poète :
- L'adverbe de lieu « là » v. 5 suggère que le poète se trouve à proximité du lieu où se trouve le crapaud, et donc qu’il aurait une proximité psychologique avec ce chant. Il fait d’ailleurs écho au « là » de « ce crapaud-là » dans le dernier vers.
- Les assonances en [oi] qui suggèrent le coassement : « pourquoi », « moi » x2, « vois » x2, « froid », « bonsoir » : le poète coasse comme le crapaud.
- Corbière évoque le « chant » du crapaud, et non son coassement. Il annonce le chant ( ou les vers) du poète.
- Le poète défend le crapaud auprès de la femme, comme s’il se sentait personnellement blessé par le dégoût de sa compagne (les deux questions rhétoriques v.7 et v.11).
- La désignation « poète tondu » assimile le crapaud à un poète.
- La métaphore « œil de lumière » fait référence au poète visionnaire, au poète déchiffreur de mystères (représentation propre au Romantisme)

C) le crapaud, allégorie du malheur, allégorie du spleen
- l’oxymore « rossignol de la boue » suggère un embourbement dans ce que Baudelaire appelle « la fange » ou « les miasmes sordides » de l’existence. Le poète (rossignol) est voué au malheur, à la honte (il reste dans la boue). Cependant, la boue évoque le pouvoir du poète, lorsque l'on pense au vers de Baudelaire « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or ».
- Le poète « sans aile », empêché de voler est encore une allusion à Baudelaire : chez ce dernier, l’idéal prend souvent la figure d’un oiseau, d’un envol (dans « Elévation » ou « L'Albatros » par exemple). Ici, le poète ne peut atteindre l’idéal, il est plaqué au sol, enfoncé dans le sol (« enterré », « sous sa pierre »).
- le sonnet est inversé : les deux tercets précèdent les quatrains, donnant un sonnet-monstre, à l’image du poète qui se trouve monstrueux. Le vers 9 participe de cette monstruosité : il est « boiteux », à l’image de Corbière… Il comporte une syllabe de trop.
-le rythme chaotique du poème reflète l’esprit torturé du poète.
- le poète, comme le crapaud, est rejeté, car lui aussi fait « horreur ». Le vers 13 suggère une image de mort : « froid, sous la pierre » : méprisé, inadapté au monde dans lequel il vit, le poète s’exclut du monde, semble se condamner à mort.

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