"Le
Crapaud" est un sonnet inversé en octosyllabes. C'est l'un des
premiers poèmes conservés par le poète et qui faisait partie de
son unique recueil : Les Amours Jaunes. Il illustre bien le registre
du recueil : le poème est fondé sur une autodérision assez amère.
Distribuer
le poème strophe à strophe pour ménager le suspense/
1ère
strophe : quelle ambiance se dégage ?
2ème
strophe : de qui émane le chant ?
3ème
strophe + début de la 4ème : qui parle ?
Dévoiler
enfin le dernier vers.
I)
Une scène étrange
A) Une atmosphère inquiétante:
-
cela se passe la nuit, avec une lune particulièrement visible =
caractéristique des ambiances fantastiques (« nuit » /
« lune »)
-
une sensation d’étouffement, en tout cas de pesanteur avec la
négation « sans air »
-
une isotopie du tranchant ou de la dureté : « plaque »,
« métal », « découpure »
-
une antithèse « clair » / « sombre » qui
accentue l’étrangeté du décor
-
dans ce cadre, un bruit décalé (« un chant »), mis en
valeur par sa place en début de poème, renforce l’étrangeté de
la scène
-
le tiret du v.2 opère une coupure pour décrire le cadre, afin
d’insister sur l’aspect incongru de ce chant ici.
-
absence de verbe (phrase non verbale) dans le v.1 qui accentue
l’importance du chant, comme s’il remplissait l’espace à lui
seul.
-
les points de suspension en fin de vers 1 apportent du suspense
B)
Un chant mystérieux :
-
des points de suspension précèdent « un chant » :
comme si la coupure opérée aux v.2 et 3 était terminée et que le
poète revenait à l’essentiel : le chant.
-
l’anaphore de « un chant » : il intrigue le poète.
-
Mise en valeur du chant qui crée une phrase à lui tout seul →
encore une fois, il remplit l’espace.
-
l’article indéfini « un » (dans « un chant ») +
absence de qualificatif ou de complément du nom → on ignore quel
est ce chant (un chant d’oiseau ? De femme ?)
-
la comparaison « comme un
écho » suggère que le chant est fait fait de répétitions de
sons, et l’adjectif « tout vif » semble trancher le
silence de la nuit →
le chant devient l’unique préoccupation du poète.
-
Le mystère qui entoure
le chant est souligné
par sa localisation
: « enterré », « sous le massif... », comme
s’il se cachait.
-
Les points de suspension du v.5 laissent à penser que le poète
s’est approché de l’endroit et qu’il se tait pour écouter.
-
les pronoms neutres
« ça », et « c' » cultivent
le mystère.
-
La rime « ombre » /« sombre », contribue au
mystère ou à l’inquiétude qui émane du chant.
C)
Un dialogue étonnant
-
le verbe « viens », à l'impératif suggère que le poète
s’adresse à quelqu’un : on ignore encore de qui il s’agit.
-
les tirets semblent désormais être les marqueurs d’un dialogue,
mais on ignore toujours qui accompagne le poète.
-
deux indices cependant : l’apposition « moi, ton
soldat fidèle » à connotation courtoise, semble montrer
que le poète est accompagné de la femme aimée + le tutoiement
(« viens », « vois-le ») indique une certaine
intimité entre les deux.
S’ensuit
alors une curieuse saynète montrant deux réactions différentes
devant le crapaud découvert :
-
La femme prend la parole à trois reprises, dans des phrases
exclamatives, non-verbales :
x
« Un crapaud ! » est prononcé sur un ton apeuré,
comme le suggère la didascalie interne « pourquoi cette
peur ».
x
la répétition de « Horreur ! » ressemble à une
interjection de dégoût. Remarquer que la 2ème
occurrence de « horreur » comporte deux points
d’exclamations comme si l’horreur allait croissant.
x
« horreur » rime avec « peur » , ce qui
accentue le dégoût ressenti par la femme
-
Le poète, au contraire, tente de rassurer sa compagne :
x
le poète se pose en homme protecteur et en maître :
l’injonction « près de moi » et la métaphore du
« soldat fidèle » montrent un aspect protecteur ;
les impératifs « viens » et « vois » visent
à attirer l’attention de la femme pour lui faire une leçon sur le
crapaud.
x
les deux questions en « pourquoi » v.7 (Pourquoi cette
peur ») et v11 (« Horreur pourquoi ? »)
peuvent être assimilées à des questions rhétoriques (= il ne faut
pas avoir peur / être horrifiée).
-
le poète ne semble pas avoir convaincu sa compagne, d’ailleurs, le
dialogue ne semble pas terminé. Interprétations possibles : la
ligne de points suggère que la femme est partie, plantant là le
poète. Ou le poète se transforme en crapaud sous les yeux de la
femme… ? Dans tous les cas, la communication est rompue.
II.
Le crapaud, allégorie du poète maudit OU un auto-portrait du poète
A)
Le crapaud apparaît comme une créature ambiguë
-
Il est caractérisé par des antithèses : ombre (« nuit »,
« sombre », « ombre », « enterré »,
« sous sa pierre »)/ lumière (« lune »,
« métal clair », « lumière ») + sans
ailes / rossignol : il a la faculté de chanter de chanter mais
pas celle de s’envoler.
-
Il est décrit par des métaphores étonnantes : poète tondu,
sans aile ; rossignol de la boue (oxymore) : il apparaît
comme un animal caractérisé par des manques (tondu / sans ailes) et
un animal méprisable, bas (de la boue)
-
Il adopte un comportement bizarre : « il s’en va, froid,
sous sa pierre », sans aucune explication de cette fuite :
est-il vexé par la réaction de la femme ? A-t-il été dérangé
dans son chant ? L’adjectif « froid », qui
pourrait apporter une explication est polysémique : s’agit-il
du sens propre (froid car vivant enterré, dans le boue) ou du sens
figuré (indifférent, voire vexé) ?
-
Les sentiments du poète à son endroit sont ambigus : mépris
(« tondu », « sans aile », « de la
boue ») ou admiration (« poète », « rossignol »,
« œil de lumière ») ?
B)
Le crapoète (crapaud-poète)
-
La chute du poète assimile le crapaud au poète :
x
Le dernier vers est séparé typographiquement par une ligne
pointillée = effet de surprise
x
la pointe du sonnet, est à la fois ironique et amère : « Bonsoir
– ce crapaud-là, c'est moi. » Le déterminant démonstratif
« ce » + l’adverbe « -là » prouvent que le
poète s'identifie au crapaud horrible et effrayant du poème. Le
« Bonsoir » semble être une réponse amère à la femme
qu’il dégoûte.
-
quelques indices suggéraient déjà que le crapaud était le
poète :
-
L'adverbe de lieu « là » v. 5 suggère que le poète se
trouve à proximité du lieu où se trouve le crapaud, et donc qu’il
aurait une proximité psychologique avec ce chant. Il fait d’ailleurs
écho au « là » de « ce crapaud-là » dans
le dernier vers.
-
Les assonances en [oi] qui suggèrent le coassement : « pourquoi »,
« moi » x2, « vois » x2, « froid »,
« bonsoir » : le poète coasse comme le crapaud.
-
Corbière évoque le « chant » du crapaud, et non son
coassement. Il annonce le chant ( ou les vers) du poète.
-
Le poète défend le crapaud auprès de la femme, comme s’il se
sentait personnellement blessé par le dégoût de sa compagne (les
deux questions rhétoriques v.7 et v.11).
-
La désignation « poète tondu » assimile le crapaud à
un poète.
-
La métaphore « œil de lumière » fait référence au
poète visionnaire, au poète déchiffreur de mystères
(représentation propre au Romantisme)
C)
le crapaud, allégorie du malheur, allégorie du spleen
-
l’oxymore « rossignol de la boue » suggère un
embourbement dans ce que Baudelaire appelle « la fange »
ou « les miasmes sordides » de l’existence. Le poète
(rossignol) est voué au malheur, à la honte (il reste dans la
boue). Cependant, la boue évoque le pouvoir du poète, lorsque l'on
pense au vers de Baudelaire « Tu m'as donné ta boue et j'en ai
fait de l'or ».
-
Le poète « sans aile », empêché de voler est encore
une allusion à Baudelaire : chez ce dernier, l’idéal prend
souvent la figure d’un oiseau, d’un envol (dans « Elévation »
ou « L'Albatros » par exemple). Ici, le poète ne peut
atteindre l’idéal, il est plaqué au sol, enfoncé dans le sol
(« enterré », « sous sa pierre »).
-
le sonnet est inversé : les deux tercets précèdent les
quatrains, donnant un sonnet-monstre, à l’image du poète qui se
trouve monstrueux. Le vers 9 participe de cette monstruosité :
il est « boiteux », à l’image de Corbière… Il
comporte une syllabe de trop.
-le
rythme chaotique du poème reflète l’esprit torturé du poète.
-
le poète, comme le crapaud, est rejeté, car lui aussi fait
« horreur ». Le vers 13 suggère une image de mort :
« froid, sous la pierre » : méprisé, inadapté au
monde dans lequel il vit, le poète s’exclut du monde, semble se
condamner à mort.
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