L'évolution
du personnage romanesque
Le
terme « roman » a été utilisé pour la première
fois au Moyen Âge, pour désigner un récit littéraire,
généralement écrit en vers, rédigé en langue « vulgaire », (le
« roman ») par opposition au latin. C’est cette forme du « roman
» que troubadours et trouvères utilisent pendant tout le Moyen Âge,
afin de raconter les exploits des chevaliers. Le récit écrit n’est
alors qu’un support pour la mémoire, puisque la littérature est
d'abord orale : ses destinataires sont des auditeurs et non pas,
comme aujourd’hui, des lecteurs. Cette littérature s’adresse
d’ailleurs à un public restreint, celui des seigneurs et de leur
cour.
TEXTE
1 : Au Moyen-Age, le héros de roman de chevalerie. Chrétien de
Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion.
[Récit
d'un combat entre Esclados le Roux et Yvain]
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Aussitôt
qu’ils se furent mutuellement aperçus, les chevaliers se
précipitèrent l’un contre l’autre et montrèrent par leurs
actes qu’ils se haïssaient mortellement tous les deux. Chacun a
une lance dure et forte et ils se donnent de si grands coups
qu’ils transpercent tous deux leurs écus1 suspendus
à leurs cous, que leurs hauberts2 se déchirent, que
leurs lances se fendent et volent en éclats et que les tronçons3
sautent en l’air. Ils s’attaquent à l’épée, et, à force
de frapper, ils finissent par couper les courroies des écus et
par déchiqueter entièrement ces derniers, et par-dessus et
par-dessous, si bien que les lambeaux en pendent et qu’ils ne
peuvent ni s’en couvrir ni s’en protéger. Ils se frappent de
leurs épées étincelantes sur les flancs, sur les bras et sur
les hanches. Férocement, ils s’affrontent, sans jamais bouger
de la même position, pas plus que s’ils étaient deux rochers.
Jamais encore deux chevaliers n’avaient été aussi acharnés à
hâter leur mort.
Ils
n’ont aucune envie de gaspiller leurs coups, car ils les
assènent du mieux qu’ils peuvent. Les heaumes4 se
cabossent et fléchissent et les mailles des hauberts volent, si
bien qu’ils s’ôtent pas mal de sang. […] Tous deux ont un
si grand courage, qu’à aucun prix l’un n’abandonnerait à
l’autre un seul pied de terrain, s’il ne le blessait à mort.
Sur un point précis ils se comportèrent en hommes parfaitement
respectueux des règles : pas un instant, à aucun endroit, ils ne
frappèrent ni ne blessèrent leurs chevaux ; ce n’était ni
leur intention, ni leur façon de faire. Mais, continuellement,
ils se tinrent à cheval, sans mettre pied à terre une seule fois
; ainsi le combat en fut-il plus beau.
À
la fin, monseigneur Yvain fendit en quatre le heaume du chevalier.
Sous l’effet du choc, l’autre fut ébranlé comme par un coup
de tonnerre et vidé de sa force ; il se trouva paralysé. Jamais
encore il n’avait essuyé un coup aussi terrible : notre héros
lui avait fendu la tête jusqu’au cerveau, au point que les
mailles de son heaubert brillant étaient teintes de cervelle et
de sang. L’autre en ressentit une si grande douleur qu’il s’en
fallut de peu que son cœur ne lui défaillît5. S’il
s’enfuit, il ne se mit pas dans son tort, car il se sentait
blessé à mort ; il ne lui servait à rien de se défendre. Se
ressaisissant, il s’enfuit aussitôt vers son château à bride
abattue.
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1.
Écu : bouclier muni de courroies à l’intérieur et d’une sangle
afin que le chevalier puisse le porter en bandoulière pendant sa
marche. 2. Haubert : cotte de maille pesant de 10 à 10 kg. Elle
descend jusqu’au-dessous du genoux. 3. Tronçons : morceaux de
lance. 4. Heaume : casque d’acier muni d’un protège-nez en fer.
5. Il s’en fallut de peu que son cœur ne défaillît : il manqua
s’évanouir.
TEXTE
2 : Au XVIIè siècle (l'âge classique), naissance du roman
d'analyse ; le personnage, modèle moral de « l'honnête
homme » - FENELON, Les aventure des Télémaque,
chapitre IX (extrait)
[Dans
Les Aventures de Télémaque
Télémaque part à la recherche de son père Ulysse, accompagné de
son précepteur Mentor. Mentor, au chapitre IX, discute longuement
avec l'impitoyable Idoménée, Roi de Salente, afin d'éviter une
guerre contre les Manduriens.]
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[...]
Mentor leva son bras, pour montrer à tant de peuples le rameau
d'olivier qui était dans sa main le signe pacifique. Les chefs,
qui le regardaient de près, furent étonnés et éblouis du feu
divin qui éclatait dans ses yeux. Il parut avec une majesté et
une autorité qui est au-dessus de tout ce qu'on voit dans les
plus grands d'entre les mortels. Le charme de ses paroles douces
et fortes enlevait les cœurs ; elles étaient semblables à ces
paroles enchantées qui tout à coup, dans le profond silence de
la nuit, arrêtent au
milieu de l'Olympe1
la lune et les étoiles, calment la mer irritée, font taire les
vents et les flots, et suspendent le murs des fleuves rapides.
Mentor était, au milieu de ces peuples furieux, comme Bacchus2
lorsqu'il était environné des tigres, qui, oubliant leur
cruauté, venaient, par la puissance de sa douce
voix, lécher ses pieds, et se soumettre par leurs caresses.
D'abord il se fit un profond silence dans toute l'armée. Les
chefs se regardaient les uns les autres, ne pouvant résister à
cet homme, ni comprendre qui il était. Toutes les troupes,
immobiles, avaient les yeux attachés sur lui. On n'osait parler,
de peur qu'il n'eût encore quelque chose à dire, et qu'on ne
l'empêchât d'être entendu. Quoiqu'on ne trouvât rien à
ajouter aux choses qu'il avait dites, ses paroles avaient paru
courtes, et on aurait souhaité qu'il eût parlé plus longtemps.
Tout ce qu'il avait dit demeurait comme gravé dans tous les
cœurs. En parlant, il se faisait aimer, il se faisait croire ;
chacun était avide, et comme suspendu, pour recueillir jusqu'aux
moindres paroles qui sortaient de sa bouche.
Enfin,
après un assez long silence, on entendit un bruit sourd qui se
répondit peu à peu. Ce n'était plus ce bruit confus des peuples
qui frémissaient dans leur indignation ; c'était, au contraire,
un murmure doux et favorable. On découvrait déjà sur les
visages je ne sais quoi de serein et de radouci. Les Manduriens3,
si irrités, sentaient que les armes leur tombaient des mains. Le
farouche Phalante4, avec ses Lacédémoniens, fut
surpris de trouver ses entrailles de fer attendries. Les autres
commencèrent à soupirer après cette heureuse paix qu'on venait
leur montrer. Philoctète5, plus sensible qu'un autre
par l'expérience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes.
Nestor6, ne pouvant parler, dans le transport où ce
discours venait de le mettre, embrassa tendrement Mentor ; et tous
ces peuples à la fois, comme si c'eût été un signal,
s'écrièrent aussitot : Ô sage vieillard, vous nous désarmez !
la paix ! la paix !
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1-Olympe :
domaine des dieux de la mythologiqe grecque ; 2- Bacchus :
dieu romain de la fête, du vin et de l'ivresse ; 3- Manduriens
: peuple ennemi d'Idoménée ; 4- Phalante: Chef des Lacédémoniens,
alliés des Manduriens ; 5- Philoctète et 6- Nestor : héros de
la guerre de Troie.
TEXTE
3 : Au XVIIIè siècle (Les Lumières et le Libertinage),
complexification du personnage
qui
illustre une idée, dénonce une réalité et/ou devient
psychologiquement plus réaliste. VOLTAIRE, Candide, Chapitre
3 (extrait)
[Candide
est chassé du château dans lequel il a été élevé dans
l'illusion que le monde était parfait. Il découvre alors les
tristes réalités de la vie.]
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Rien
n'était si beau, si leste1, si brillant, si bien
ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres2,
les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie
telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent
d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ;
ensuite la mousqueterie3 ôta du meilleur des mondes4
environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface.
La baïonnette5 fut aussi la raison suffisante de la
mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter
à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un
philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie
héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum6 chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. |
1-
leste : agréable ; 2- fifre : sorte de flûte
traversière ; 3- mousqueterie : tirs d'armes à feu- 4- le
meilleur des mondes : référence ironique à la
philosophie dans laquelle Candide a été éduqué; 5-
baïonnette : pointe fixée au bout du fusil et qui servait
à embrocher l'adevrsaire ; 6- Te Deum : chant de grâce
à Dieu
TEXTE
4 : Xxème siècle, le Romantisme ; HUGO, Les Misérables,
Partie V, Livre 1 (1862)
[Paris,
1832 : les Parisiens se révoltent contre
Louis-Philippe. Gavroche a quitté l'abri de la barricade pour
récupérer les cartouches des soldats morts afin
de les rapporter aux insurgés qui manquent de
munitions.]
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Il
rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son
panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un
mort à l'autre, et vidait la giberne1 ou la
cartouchière comme un singe ouvre une noix.
De
la barricade, dont il était encore assez près, on n'osait lui
crier de revenir, de peur d'appeler l'attention sur lui.
Sur
un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre2.
-
Pour la soif, dit‑il, en la mettant dans sa poche.
A
force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de
la fusillade devenait transparent. [...]
Au
moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent
gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre.
-
Fichtre ! dit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.
Une
deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une
troisième renversa son panier.
Gavroche
regarda et vit que cela venait de la banlieue.
Il
se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur
les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux3 qui
tiraient, et il chanta:
On
est laid à Nanterre,
C'est
la faute à Voltaire,
Et
bête à Palaiseau,
C'est
la faute à Rousseau.
Puis
il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les
cartouches qui en étaient tombées et, avançant vers la
fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là, une quatrième
balle le manqua encore. Gavroche chanta :
Je
ne suis pas notaire,
C'est
la faute à Voltaire,
Je
suis petit oiseau,
C'est
la faute à Rousseau.
Une
cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième
couplet :
Joie
est mon caractère,
C'est
la faute à Voltaire,
Misère
est mon trousseau4,
C'est
la faute à Rousseau.
Cela
continua ainsi quelque temps.
Le
spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé,
taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup.
C'était
le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque
décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait
toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en
l'ajustant. Il se couchait, puis se
redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait,
disparaissait,
reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait
à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait
les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier.
Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.
Une
balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres,
finit par atteindre l'enfant feu follet5. On vit
Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa
un cri, mais ... Gavroche n'était tombé que pour se redresser ;
il resta assis sur son séant6, un long filet de sang
rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du
côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter :
Je
suis tombé par terre,
C'est
la faute à Voltaire,
Le
nez dans le ruisseau,
C'est
la faute à …
Il
n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court.
Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus.
Cette petite grande âme venait de s'envoler. |
1-
giberne : boîte à cartouche portée en bandouillère ;
2- poire à poudre : petite gourde utilisée pour conserver la
poudre ; 3- gardes nationaux : police parisienne ; 4-
trousseau : ici, équivalent de possession, richesse ; 5-
feu follet : petite flamme insaisissable ; 6- séant :
le fessier.
TEXTE
5 : XIXème siècle, le Réalisme. Stendhal, La Chartreuse de
Parme, Première partie, chapitre 3.(1841)
[Fabrice
Del Dongo, jeune noble milanais impétueux et romanesque, a fui son
pays pour vivre sa vie et connaître la gloire dans la carrière
militaire; dans les premières pages du roman, il se retrouve sur le
champ de bataille de Waterloo.]
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Nous
avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment.
Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il
était surtout scandalisé de ce bruit1 qui lui faisait
mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une
grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce
champ était jonché de cadavres.
--
Les habits rouges2 ! les habits rouges ! criaient avec
joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait
pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres
étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson
d'horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits
rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du
secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre
héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour
que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte
s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son
devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux
blessé.
--
Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des
logis3. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas
sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté
où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à
la queue des autres hussards4 restés à quelques pas
en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à
son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de
réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ;
et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son
amie la geôlière5, il arrangea une petite phrase bien
française6, bien correcte, et dit à son voisin:
--
Quel est-il ce général qui gourmande7 son
voisin ?
--
Pardi, c'est le maréchal !
--
Quel maréchal ?
--
Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici ?
Fabrice,
quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de
l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce
fameux prince de la Moskova8, le brave des braves.
Tout
à coup on partit au grand galop. Quelques instants après,
Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était
remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein
d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces
sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou
quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet
singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du
maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux
hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il
les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui
lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se
débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses
propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang
coulait dans la boue.
Ah
! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se
répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce
moment, l'escorte allait ventre à terre9, et notre
héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la
terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où
venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à
une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu
produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des
décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du
tout.
|
1-
Le bruit du canon. 2- L’uniforme des Anglais était rouge. 3-
Equivalent du Sergent. 4- Soldats de cavalerie légère. 5- Une
geôlière avait précédemment conseillé à Fabrice de ne pas
parler à cause de son accent italien. 6- La langue maternelle de
Fabrice est l'iIalien.7- Réprimande. 8- Autre appellation du
Maréchal Ney. 9- Très vite.
TEXTE
6 : Le XXè siècle (Absurde et Nouveau
roman), Céline, Voyage au bout de la nuit,
1932
[Bardamu,
le narrateur, raconte son expérience de soldat lors de la première
guerre mondiale].
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Tout
au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y
avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était
deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart
d’heure. Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j’avais même été à l’école chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. J’avais parlé leur langue. C’était alors une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups ; on allait toucher ensemble les filles après l’école dans les bois d’alentour, où on tirait aussi à l’arbalète et au pistolet qu’on achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence. La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer. Il s’était donc passé dans ces gens-là quelque chose d’extraordinaire ? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en apercevoir… Mes sentiments toujours n’avaient pas changé à leur égard. J’avais comme envie malgré tout d’essayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j’avais envie de m’en aller, énormément, absolument, tellement tout cela m’apparaissait soudain comme l’effet d’une formidable erreur. « Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camp », que je me disais, après tout… Au-dessus de nos têtes, à deux millimètres, à un millimètre peut-être des tempes, venaient vibrer l’un derrière l’autre ces longs fils d’acier tentants que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans l’air chaud d’été. Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. |
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