(5 textes)
Texte
1 : Le Roman de Tristan et Iseut, Chapitre
II.
Le
terrible Morholt demande une rançon monstrueuse au Roi Marc :
trois cent jeunes gens et trois cents jeunes filles. Il faut
le payer ou le tuer. Lâches, aucun des barons de Cornouailles
ne veut affronter le géant. Seul
le héros, Tristan, se propose en combat
singulier.
Au
jour dit, Tristan se plaça sur une courtepointe1
de cendal
vermeil2,
et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit le haubert3
et le heaume4
d’acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de
honte sur eux-mêmes. « Ah ! Tristan, se disaient-ils,
hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plutôt que toi,
entrepris cette bataille ! Ma mort jetterait un moindre deuil
sur cette terre !… » Les cloches sonnent, et tous, ceux
de la baronnie et ceux de la gent menue5,
vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan
jusqu’au rivage. Ils espéraient encore, car l’espérance au cœur
des hommes vit de chétive pâture6.
Tristan
monta seul dans une barque et cingla vers l’île Saint-Samson. Mais
le Morholt avait tendu à son mât une voile de riche pourpre, et le
premier il aborda dans l’île. Il attachait sa barque au rivage,
quand Tristan, touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne
vers la mer.
« Vassal7,
que fais-tu ? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu
comme moi ta barque par une amarre ?
-
Vassal, à quoi bon ? répondit Tristan. L’un de nous
reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui
suffit-elle pas ? »
Et
tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses,
s’enfoncèrent dans l’île.
Nul
ne vit l’âpre bataille ; mais, par trois fois, il sembla que
la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de
deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons
du Morholt, massés à l’écart devant leurs tentes, riaient.
Enfin, vers l’heure de none8, on vit au loin se tendre
la voile de pourpre ; la barque de l’Irlandais se détacha de
l’île, et une clameur de détresse retentit : « Le
Morholt ! Le Morholt ! » Mais, comme la barque
grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un
chevalier qui se dressait à la proue ; chacun de ses poings
tendait une épée brandie : c’était Tristan. Aussitôt vingt
barques volèrent à sa rencontre et les jeunes hommes se jetaient à
la nage. Le preux s’élança sur la grève et, tandis que les mères
à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du
Morholt :
« Seigneurs
d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez : mon épée est
ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son
crâne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le
tribut9 de la Cornouailles ! »
Alors
il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés
agitaient à grands cris des branches vertes, et de riches
courtines10 se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi
les chants d’allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et
des buccines11, si retentissants qu’on n’eût pas
ouï12 Dieu tonner, Tristan parvint au château,
il s’affaissa entre les bras du roi Marc : et le sang
ruisselait de ses blessures.
1-
courtepoint : couverture ; 2- cendal vermeille : soie
rouge ; 3- haubert : casque ; 4- heaume : robe de
maille ; 5- gent menue : le petit peuple ; 6- chétive
pâture : peu de nourriture ; 7- vassal : homme
d'armes d'un seigneur ; 8- l'heure de none : quinze heure ;
9- tribut : contribution ; 10- courtines : rideaux ;
11- buccines : trompettes ; 12-ouï : entendu
Texte
2 : Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678
(première partie).
Au
terme d’une galerie de portraits admirables des personnages de la
cour de France à l’époque d’Henri II (XVIe siècle), arrive le
portrait du Duc de Nemours .
Le
vidame1 de Chartres, descendu de cette ancienne
maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point dédaigné
de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans
la galanterie2. Il était beau, de bonne mine, vaillant,
hardi, libéral3 ; toutes ces bonnes qualités étaient
vives et éclatantes ; enfin, il était seul digne d'être comparé
au duc de Nemours, si quelqu'un lui eût pu être comparable. Mais ce
prince4 était un chef-d’œuvre de la nature ; ce qu'il
avait de moins admirable était d'être l'homme du monde le mieux
fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était
une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son
visage et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul ;
il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux
femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une
manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde,
sans pouvoir être imitée, et enfin, un air dans toute sa personne,
qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où
il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour, dont la gloire
n'eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à
qui il s'était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté,
et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion
n'avaient pas laissé d'en avoir5 pour lui. Il avait tant
de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait
refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire : ainsi
il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner
celle qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la Reine
dauphine6 ; la beauté de cette princesse, sa douceur, le
soin qu'elle avait de plaire à tout le monde, et l'estime
particulière qu'elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné
lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle.
1-
vidame : titre de noblesse équivalent à vicomte ; 2-
galanterie : ensemble de règles de comportement à l'égard des
femmes ; 3- libéral : généreux ; 4- ce prince :
le duc de Nemours : ; 5- n'avaient pas laissé d'en avoir :
n'avaient pas cessé d'en avoir ; 6- la Reine dauphine :
épouse du futur roi (épouse du fils du roi).
Texte
3 :
Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, Lettre 3
(1782)
Du
Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil à Paris
Vos
ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable
encore ; vous feriez chérir le despotisme1.
Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de
ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je
suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous
m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter
de nouveau, et de finir par donner avec vous, un exemple de
constance2
au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir
est notre destin, il faut le suivre : peut-être au bout de la
carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous
fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un pas
égal ; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous
prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette
mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes3
que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et si ce
Dieu-là comme l'autre nous juge sur nos œuvres, vous serez un jour
la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au
plus un saint de village. Ce langage mystique vous étonne, n'est-il
pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas
d'autre ; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de
vous désobéir.
Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier4, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme : « Voilà l'homme selon mon cœur. »
___Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque ; voilà l'ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre ;
Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier4, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme : « Voilà l'homme selon mon cœur. »
___Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque ; voilà l'ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre ;
Et
si de l'obtenir je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.5
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.5
On
peut citer de mauvais vers, quand ils sont d'un grand poète.
Vous saurez donc que le président6 est en Bourgogne, à la suite d'un grand procès (j'espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste Wisk7 ; devaient être ses seules distractions. […] Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk ; et, comme il n'y a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup pressé de lui sacrifier8 quelques jours. Vous devinez que j'ai consenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée9 de me voir régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que j'y adore.
[…] J'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m'amène naturellement à vos pieds. Je m'y prosterne pour obtenir mon pardon, et j'y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie : sans rancune.
Vous saurez donc que le président6 est en Bourgogne, à la suite d'un grand procès (j'espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste Wisk7 ; devaient être ses seules distractions. […] Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk ; et, comme il n'y a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup pressé de lui sacrifier8 quelques jours. Vous devinez que j'ai consenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée9 de me voir régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que j'y adore.
[…] J'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m'amène naturellement à vos pieds. Je m'y prosterne pour obtenir mon pardon, et j'y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie : sans rancune.
Du
château de..., ce 5 août 17**.
1-
despotisme : tyrannie ; 2-constance : fidélité ;
3 : prosélytes : personnes qui cherchent à convertir à
leur religion ; 4-le myrte ou le laurier : symboles
respectifs de l'amour et le de la gloire ; 5- vers de La
Fontaine, préface en vers au livre I des Fables ;
6- le président : titre juridique (mari de Mme de Tourvel) ;
7- Wisk : jeu de cartes ; 8- sacrifier : offrir ;
9- édifiée : satisfaite, elle a une bonne opinion de lui.
Texte
4 : Zola, La fortune des Rougon,
1871
Pierre
Rougon, fils d'un paysan, s'est marié à Félicité, ce qui lui a
permis de reprendre l'affaire familiale de commerce d'huile d'olive.
Mais le couple rêve de s'enrichir pour habiter les beaux quartiers
de leur ville, Plassans.
Quant
à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un
très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses
rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et
blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l’argent.
Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait
pas : « C’est quelque richard, ce gros-là ; allez,
il n’est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui
l’avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce
moquerie d’être resté un pauvre diable, tout en prenant la
graisse et la gravité satisfaite d’un millionnaire. Lorsqu’il se
rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à
l’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et en
cravate blanche, il ferait, chez M. le sous-préfet, meilleure figure
que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi
dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachant ses
appétits haineux sous la placidité1 naturelle
de ses traits, avait en effet l’air nul et solennel, la carrure
imbécile qui pose un homme dans un salon officiel.
On
prétendait que sa femme le menait à la baguette, et l’on se
trompait. Il était d’un entêtement de brute ; devant une
volonté étrangère, nettement formulée, il se serait emporté
grossièrement jusqu’à battre les gens. Mais Félicité était
trop souple pour le contre-carrer ; la nature vive,
papillonnante de cette naine n’avait pas pour tactique de se
heurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenir
quelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu’elle
croyait la meilleure, elle l’entourait de ses vols brusques de
cigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à la
charge, jusqu’à ce qu’il cédât, sans trop s’en apercevoir
lui-même. Il la sentait, d’ailleurs, plus intelligente que lui et
supportait assez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que
la mouche du coche2,
faisait parfois toute la besogne en bourdonnant aux oreilles de
Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presque jamais leurs
insuccès à la tête. La question de l’instruction des enfants3
déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.
1-
placidité : calme ; 2- mouche du coche : personne qui
s'agite beaucoup quand les autres travaillent, pour faire croire
qu'elle travaille elle aussi ; 3- Félicité a voulu donner une
éducation bourgeoise et fort coûteuse à ses fils, contre l'avis de
son mari.
Texte
5 : Camus, l'Etranger, 1942
(incipit)
Aujourd’hui,
maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un
télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement
demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était
peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’ Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.
L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : "Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien." J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : "Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici." J’ai dit : "Oui, monsieur le Directeur." Il a ajouté : "Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous."
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’ Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.
L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : "Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien." J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : "Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici." J’ai dit : "Oui, monsieur le Directeur." Il a ajouté : "Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous."
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