jeudi 24 mars 2016

1ères, Argumentation - Documents complémentaires



Séquence argumentation, DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (5 textes)
TEXTE 1 : « Le mythe de la caverne », Platon, République, VII, -IV 
[Socrate s'adresse à Glaucon qui ponctue le récit de son étonnement et, peu à peu, de sa compréhension.]
Socrate. Apprends à découvrir dans la nature des choses qui vont être dites une vue sur l'essence de la formation et sur celle de la non-formation qui ensemble concernent le fondement de la condition humaine.
Considère ceci : des hommes séjournant sous terre dans une demeure en forme de caverne. Celle-ci possède en guise d'entrée un long passage menant vers la lumière du jour, en direction duquel toute la caverne se rassemble.
Les hommes sont dans la caverne depuis leur enfance, enchaînés par le cou et par les cuisses. C'est pourquoi ils demeurent tous au même endroit, ne pouvant se mouvoir ni voir autre chose que ce qui se montre à eux : étant enchaînés ils sont hors d'état de tourner la tête.
Une lumière cependant leur est accordée : elle vient d'un feu qui brûle au loin, derrière eux et au-dessus d'eux.
Entre le feu et les hommes enchaînés (dans leur dos par conséquent) un chemin s'élève. Imagine-toi que le long de ce chemin une murette a été dressée, semblable à celles au-dessus desquelles les saltimbanques montrent leurs merveilles aux spectateurs.
Glaucon. Je vois.
Socrate. Imagine donc comment, le long de ce petit mur, des hommes passent, portant toutes sortes de choses visibles au-dessus du mur : statues, figures de pierre ou de bois, bref, toutes sortes de choses fabriquées par la main de l'homme. Comme on peut s'y attendre, de ces porteurs, les uns parlent entre eux et les autres se taisent.
Glaucon. Tu nous présentes là un tableau extraordinaire et des prisonniers extraordinaires.
Socrate. Il nous sont semblables. Réfléchis bien : jamais encore de tels hommes n'ont déjà vu, soit par leurs propres yeux, soit par les yeux d'autrui, autre chose que les ombres projetées sans cesse par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face.
Glaucon. Comment en serait-il autrement s'ils sont contraints de conserver toute leur vie la tête immobile ?
Socrate. Or que voient-ils des choses qui sont transportées et qui passent derrière eux ? Ne voient-ils pas justement rien d'autre  que les ombres ?
Glaucon. Effectivement.
Socrate. Maintenant s'ils pouvaient parler entre eux de ce qu'ils voient, ne penses-tu pas que ce qu'ils voient ils le prendraient pour ce qui est ?
Glaucon. Nécessairement.
Socrate. Qu'en serait-il alors si cette prison avait en outre un écho venant de la paroi qui leur fait face et qui est la seule chose qu'ils puissent voir ? Chaque fois que l'un des porteurs qui passent derrière eux dirait un mot, crois-tu que les prisonniers attribueraient ce mot à autre chose qu'à l'ombre qui passe devant eux ?
Glaucon. A rien d'autre, ma foi !
Socrate. Donc, pour les hommes ainsi enchaînés, les ombres des choses seraient la vérité même et ils ne la verraient absolument que dans les ombres.
Glaucon. De toute nécessité.
Socrate. Considère alors la manière dont ils pourraient être délivrés et guérir de leur égarement : que deviendraient-ils s'il leur arrivait ce que je vais dire ?
Chaque fois que l'un d'eux serait libéré de ses chaînes et obligé tout d'un coup de se lever, de tourner la tête, de se mettre en marche et de regarder la lumière, tous ces actes le feraient souffrir et l'éclat de la lumière l'empêcherait de voir les choses dont il observait jusque là les ombres.
Si tout cela lui arrivait, que répondrait-il, à ton avis, si quelqu'un lui affirmait qu'il n'avait vu jusqu'alors que des formes sans être, vides de tout contenu, et qu'il était maintenant beaucoup plus près de ce qui est, et que tourné désormais vers des choses ayant plus d'être, il voyait aussi d'une façon plus exacte ?
Et si quelqu'un lui montrait alors chacune des choses transportées et lui demandait ce que c'est, ne crois-tu pas qu'il serait troublé et qu'il estimerait que ce qu'il voyait auparavant de ses propres yeux était plus vrai que ce qu'on lui montrerait à présent ?
Glaucon. Je le crois, certes, fermement.
Socrate. Et si on l'obligeait à regarder le feu lui-même, est-ce que les yeux ne lui feraient pas mal et ne voudrait-il pas s'en détourner pour revenir à ce qu'il est dans ses forces de regarder ?
Et ne jugerait-il pas que ce qui est pour lui immédiatement visible est en fait plus clair que ce qu'on veut lui montrer.
Glaucon. Il en serait ainsi.
Socrate. Si maintenant on le tirait de force sur le chemin difficile qui s'élève hors de la caverne et qu'on ne le lachât pas avant d'être à la lumière du soleil, ne serait-il pas rempli de douleur et d'indignation ?
Une fois parvenu à la lumière du jour, les yeux pleins de son éclat, ne lui serait-il pas impossible de rien voir des objets qu'on lui présenterait maintenant comme véritables ?
Glaucon. Il ne le pourrait aucunement, du moins pas tout de suite.
Socrate. Il est clair, à mon avis, qu'une accoutumance serait nécessaire s'il devait parvenir à voir, hors de la caverne,  ce qui est à la lumière du jour. Et, cette accoutumance une fois acquise, ce qu'il pourrait regarder le plus facilement, ce serait d'abord les ombres, et, après elles, les images reflétées dans l'eau des hommes et des autres choses, et seulement plus tard les hommes et les choses elles-mêmes, c'est-à-dire enfin ce qui est au lieu de reflets affaiblis.
Et parmi celles-ci, il contemplerait sans doute plus facilement pendant la nuit, les choses du ciel et le ciel lui-même, en tournant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu'il ne le ferait pendant le jour du soleil et de son éclat.
Glaucon. Sans aucun doute.
Socrate. Mais je pense aussi qu'au bout d'un certain temps il se trouverait en état de regarder le soleil lui-même. Non pas son reflet dans l'eau ou dans d'autres milieux, mais le soleil tel qu'il est, où il est, afin de considérer comment il est.
Glaucon. Il en serait ainsi nécessairement.
Socrate. Et après toutes ces épreuves, il pourrait enfin aussi rassembler  toutes ces pensées au sujet du soleil et se rendre compte  que c'est lui qui accorde saisons et années, qui gouverne tout ce qui se trouve dans le monde à la lumière du jour et qui est encore la cause de tout ce qui est dans la caverne.
Glaucon. Manifestement, il ne parviendrait à ces pensées sur le soleil et sur tout ce qu'il éclaire et fait vivre qu'après les avoir distinguées de ce qui n'est qu'ombre ou reflet.
Socrate. Maintenant, s'il parvenait à se rappeler le "savoir" qui avait cours au fond de la caverne, et ses compagnons enchaînés comme lui alors, ne crois-tu pas qu'il se féliciterait du changement qui s'est opéré en lui et qu'il aurait pitié d'eux ?
Glaucon. Certes, et dans une grande mesure.
Socrate. Suppose maintenant qu'on ait institué dans la caverne des récompenses et des honneurs pour ceux qui reconnaîtraient le mieux parmi les ombres qui défilent celles qui arrivent chaque jour, mémoriseraient celles d'entre elles qui se présentent habituellement les premières, ou à la suite, ou ensemble et qui pourraient ainsi prédire l'ordre même de leurs apparitions. Crois-tu que notre homme les envierait et voudrait rivaliser avec les plus forts d'entre eux ? Ne préférerait-il pas prendre sur lui, comme dit Homère, d'être un vrai valet de labour au service d'un étranger sans fortune, plutôt que devenir un faux-maître de vérité, et ne supporterait-il pas n'importe quoi plutôt que se mettre à la mode de la caverne.
Glaucon. Je crois qu'il souffrirait tous les maux plutôt que d'être un homme comme on l'est là-bas.
Socrate. Et maintenant considère enfin ceci : si l'homme ainsi élevé redescendait dans la caverne et regagnait son ancienne place, est-ce que ses yeux, à lui qui vient de quitter le soleil, ne se rempliraient pas de ténèbres ?
Glaucon. Absolument.
Socrate. S'il devait maintenant entrer en compétition avec les prisonniers quant à l'appréciation de ce qu'il faut penser des ombres, et cela alors que ses yeux ne se sont pas encore réaccoutumés à l'obscurité (ce qui ne demande pas peu de temps) ne serait-il pas rendu ridicule et ne lui ferait-on pas comprendre que son voyage vers les régions supérieures ne lui a rapporté rien d'autre que la ruine de ses yeux (la seule richesse qu'il possédait) et qu'il ne vaut donc pas la peine de chercher à s'élever sur le chemin ?
Et s'il entreprenait de délivrer les prisonniers de leurs chaînes et de les conduire voir ce qui est, ne crois-tu pas qu'ils le tueraient ?
Glaucon. Sans aucun doute.

TEXTE 2 : Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1579
Cette ruse des tyrans dabêtir leurs sujets na jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après quil se fut emparé de leur capitale et quil eut pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à lobéissance. Mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé dy tenir une armée pour la maîtriser, il savisa dun expédient admirable pour sen assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à sy rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il neut plus à tirer l’épée contre les Lydiens.
[] Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux quemployaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés dun vain plaisir qui les éblouissait, shabituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants napprennent à lire avec des images brillantes.
Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries*, en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé dentre eux naurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c’était pitié alors dentendre crier : « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne savisaient pas quils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même quils en recouvraient, le tyran naurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée.
* décurie : troupe de soldats

TEXTE 3 : Voltaire, « de l'horrible danger de la lecture », 1765
Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti1 du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.
Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte2 vers un petit État nommé Frankrom, situé entre lEspagne et lItalie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de limprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères [...], il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser3 ladite infernale invention de limprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.
1° Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper lignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés4.
2° Il est à craindre que, parmi les livres apportés dOccident, il ne sen trouve quelques-uns sur lagriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers5, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.
3° Il arriverait à la fin que nous aurions des livres dhistoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres limprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et lamour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.
4° Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux6, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.
5° Ils pourraient, en augmentant le respect quils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement quil remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.
6° Il arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat7 énorme contre les ordres de la Providence.
À ces causes et autres, pour l’édification8 des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de sinstruire, nous défendons aux pères et aux mères denseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines ; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité9 quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon lancien usage de la Sublime-Porte. [...]
Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, lan 1143 de lhégire.
1-mouphti : dignitaire de la religion ottomane; 2- Sublime-Porte : Empire ottoman ; 3- anathémiser : maudire; 4- policé : civilisé; 5- manufacturier : industriel; 6- spécieux : trompeur, faux ; 7- attentat : atteinte; 8-édification : instruction morale ; 9- officialité : tribunal religieux

TEXTE 4 : Orwell, 1984, appendice, les principes du novlangue, 1949
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode dexpression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de langsoc, mais de  rendre impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que lancilangue serait oublié, une idée hérétique cest-à-dire une idée s’écartant des principes de langsoc serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte quil pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées quun membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités dy arriver par des méthodes indirectes. Linvention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle quelle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle nexistaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles navaient donc nécessairement pas de nom.
En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, lappauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
[] Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonnement.
De plus, et ceci sappliquait encore en principe à tous les mots de la langue, nimporte quel mot pouvait prendre la forme négative par laddition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par laddition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ».
Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on na pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle dantonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par insombre, selon la préférence.
[] Comme nous lavons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité quils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.
Dinnombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé dexister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.
Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts dobjectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse.
[] Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci quil sappauvrissait chaque année au lieu de senrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.
[] On voit, par ce qui précède, quen novlangue, lexpression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus dun niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, nexprimait quune absurdité évidente par elle-même, naurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.

TEXTE 5 : Ionesco, Rhinocéros, monologue de Béranger, 1959
Je suis tout à fait seul maintenant. (Il va fermer la porte à clé, soigneusement, mais avec colère.) On ne maura pas, moi. (Il ferme soigneusement les fenêtres.) Vous ne maurez pas, moi (Il sadresse à toutes les têtes de rhinocéros.) Je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas ! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain. (Il va sasseoir dans le fauteuil.) La situation est absolument intenable. [...] Il ny a pas dautre solutions que de les convaincre, les convaincre, de quoi ? Et les mutations sont-elles réversibles ? Hein, sont-elles réversibles ? Ce serait un travail dHercule, au dessus de mes forces. Dabord, pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur parler, il faut que japprenne leur langue. Ou quils apprennent la mienne ? Mais quelle langue est-ce que je parle ? Quelle est ma langue ? Est-ce du français, ça ? Ce doit bien être du français ? Mais quest-ce du français ? On peut appeler ça du français, si on veut, personne ne peut le contester, je suis seul à le parler. Quest-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me comprends ? (Il va vers le milieu de la chambre.) Et si, comme me lavait dit Daisy, si cest eux qui ont raison ? (Il retourne vers la glace.) Un homme nest pas laid, un homme nest pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de chose ! A quoi je ressemble alors ? A quoi ? [...] Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux*, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. Jai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je nai pas de corne, hélas ! Que cest laid, un front plat. Il men faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je naurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) Jai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur dun vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça nest pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce nest pas ça, que cest faible, comme cela manque de vigueur ! Je narrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme jai mauvaise conscience, jaurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. Jai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusquau bout ! Je ne capitule pas !
* Il avait accroché au mur, des tableaux d'hommes laids, à côté des têtes de rhinocéros qui devenaient, par contraste, très belles.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire