Séquence argumentation, DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (5 textes)
TEXTE 1 : « Le mythe de la caverne », Platon, République, VII, -IV
[Socrate s'adresse à Glaucon qui ponctue le récit
de son étonnement et, peu à
peu, de sa compréhension.]
Socrate. Apprends à découvrir dans la
nature des choses qui vont être dites une vue
sur l'essence de la formation et sur celle de la non-formation qui ensemble
concernent le fondement de la condition humaine.
Considère ceci : des hommes
séjournant sous terre dans une demeure en
forme de caverne. Celle-ci possède en guise d'entrée un long passage
menant vers la lumière du jour, en direction
duquel toute la caverne se rassemble.
Les hommes sont dans
la caverne depuis leur enfance, enchaînés par le cou et par
les cuisses. C'est pourquoi ils demeurent tous au même endroit, ne
pouvant se mouvoir ni voir autre chose que ce qui se montre à eux : étant enchaînés ils sont hors d'état de tourner la tête.
Une lumière cependant leur
est accordée : elle vient d'un feu qui brûle au loin, derrière eux et au-dessus
d'eux.
Entre le feu et les
hommes enchaînés (dans leur dos par
conséquent) un chemin s'élève. Imagine-toi que
le long de ce chemin une murette a été dressée, semblable à celles au-dessus
desquelles les saltimbanques montrent leurs merveilles aux spectateurs.
Glaucon. Je vois.
Socrate. Imagine donc comment, le long de ce petit mur, des hommes
passent, portant toutes sortes de choses visibles au-dessus du mur : statues,
figures de pierre ou de bois, bref, toutes sortes de choses fabriquées par la main de
l'homme. Comme on peut s'y attendre, de ces porteurs, les uns parlent entre eux
et les autres se taisent.
Glaucon. Tu nous présentes là un tableau
extraordinaire et des prisonniers extraordinaires.
Socrate. Il nous sont semblables. Réfléchis bien : jamais
encore de tels hommes n'ont déjà vu, soit par leurs
propres yeux, soit par les yeux d'autrui, autre chose que les ombres projetées sans cesse par le
feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face.
Glaucon. Comment en serait-il autrement s'ils sont contraints de
conserver toute leur vie la tête immobile ?
Socrate. Or que voient-ils des choses qui sont transportées et qui passent
derrière eux ? Ne voient-ils pas justement
rien d'autre que les ombres ?
Glaucon. Effectivement.
Socrate. Maintenant s'ils pouvaient parler entre eux de ce qu'ils
voient, ne penses-tu pas que ce qu'ils voient ils le prendraient pour ce qui
est ?
Glaucon. Nécessairement.
Socrate. Qu'en serait-il alors si cette prison avait en outre un écho venant de la
paroi qui leur fait face et qui est la seule chose qu'ils puissent voir ?
Chaque fois que l'un des porteurs qui passent derrière eux dirait un
mot, crois-tu que les prisonniers attribueraient ce mot à autre chose qu'à l'ombre qui passe
devant eux ?
Glaucon. A rien d'autre, ma foi !
Socrate. Donc, pour les hommes ainsi enchaînés, les ombres des
choses seraient la vérité même et ils ne la
verraient absolument que dans les ombres.
Glaucon. De toute nécessité.
Socrate. Considère alors la manière dont ils
pourraient être délivrés et guérir de leur égarement : que
deviendraient-ils s'il leur arrivait ce que je vais dire ?
Chaque fois que l'un
d'eux serait libéré de ses chaînes et obligé tout d'un coup de
se lever, de tourner la tête, de se mettre en
marche et de regarder la lumière, tous ces actes
le feraient souffrir et l'éclat de la lumière l'empêcherait de voir les
choses dont il observait jusque là les ombres.
Si tout cela lui
arrivait, que répondrait-il, à ton avis, si
quelqu'un lui affirmait qu'il n'avait vu jusqu'alors que des formes sans être, vides de tout
contenu, et qu'il était maintenant beaucoup plus près de ce qui est, et
que tourné désormais vers des
choses ayant plus d'être, il voyait aussi
d'une façon plus exacte ?
Et si quelqu'un lui
montrait alors chacune des choses transportées et lui demandait
ce que c'est, ne crois-tu pas qu'il serait troublé et qu'il estimerait
que ce qu'il voyait auparavant de ses propres yeux était plus vrai que
ce qu'on lui montrerait à présent ?
Glaucon. Je le crois, certes, fermement.
Socrate. Et si on l'obligeait à regarder le feu
lui-même, est-ce que les yeux ne lui feraient
pas mal et ne voudrait-il pas s'en détourner pour revenir
à ce qu'il est dans ses forces de
regarder ?
Et ne jugerait-il
pas que ce qui est pour lui immédiatement visible
est en fait plus clair que ce qu'on veut lui montrer.
Glaucon. Il en serait ainsi.
Socrate. Si maintenant on le tirait de force sur le chemin
difficile qui s'élève hors de la
caverne et qu'on ne le lachât pas avant d'être à la lumière du soleil, ne
serait-il pas rempli de douleur et d'indignation ?
Une fois parvenu à la lumière du jour, les yeux
pleins de son éclat, ne lui serait-il pas impossible
de rien voir des objets qu'on lui présenterait maintenant
comme véritables ?
Glaucon. Il ne le pourrait aucunement, du moins pas tout de suite.
Socrate. Il est clair, à mon avis, qu'une
accoutumance serait nécessaire s'il devait
parvenir à voir, hors de la caverne, ce qui est à la lumière du jour. Et,
cette accoutumance une fois acquise, ce qu'il pourrait regarder le plus
facilement, ce serait d'abord les ombres, et, après elles, les images
reflétées dans l'eau des
hommes et des autres choses, et seulement plus tard les hommes et les choses
elles-mêmes, c'est-à-dire enfin ce qui
est au lieu de reflets affaiblis.
Et parmi celles-ci,
il contemplerait sans doute plus facilement pendant la nuit, les choses du ciel
et le ciel lui-même, en tournant son regard vers la lumière des astres et de
la lune, qu'il ne le ferait pendant le jour du soleil et de son éclat.
Glaucon. Sans aucun doute.
Socrate. Mais je pense aussi qu'au bout d'un certain temps il se
trouverait en état de regarder le soleil lui-même. Non pas son
reflet dans l'eau ou dans d'autres milieux, mais le soleil tel qu'il est, où il est, afin de
considérer comment il est.
Glaucon. Il en serait ainsi nécessairement.
Socrate. Et après toutes ces épreuves, il pourrait
enfin aussi rassembler toutes ces pensées au sujet du
soleil et se rendre compte que c'est lui
qui accorde saisons et années, qui gouverne
tout ce qui se trouve dans le monde à la lumière du jour et qui
est encore la cause de tout ce qui est dans la caverne.
Glaucon. Manifestement, il ne parviendrait à ces pensées sur le soleil et
sur tout ce qu'il éclaire et fait vivre qu'après les avoir distinguées de ce qui n'est
qu'ombre ou reflet.
Socrate. Maintenant, s'il parvenait à se rappeler le
"savoir" qui avait cours au fond de la caverne, et ses compagnons
enchaînés comme lui alors,
ne crois-tu pas qu'il se féliciterait du
changement qui s'est opéré en lui et qu'il
aurait pitié d'eux ?
Glaucon. Certes, et dans une grande mesure.
Socrate. Suppose maintenant qu'on ait institué dans la caverne des
récompenses et des honneurs pour ceux qui
reconnaîtraient le mieux parmi les ombres qui défilent celles qui
arrivent chaque jour, mémoriseraient celles
d'entre elles qui se présentent
habituellement les premières, ou à la suite, ou
ensemble et qui pourraient ainsi prédire l'ordre même de leurs
apparitions. Crois-tu que notre homme les envierait et voudrait rivaliser avec
les plus forts d'entre eux ? Ne préférerait-il pas
prendre sur lui, comme dit Homère, d'être un vrai valet de
labour au service d'un étranger sans
fortune, plutôt que devenir un faux-maître de vérité, et ne supporterait-il
pas n'importe quoi plutôt que se mettre à la mode de la
caverne.
Glaucon. Je crois qu'il souffrirait tous les maux plutôt que d'être un homme comme
on l'est là-bas.
Socrate. Et maintenant considère enfin ceci : si
l'homme ainsi élevé redescendait dans
la caverne et regagnait son ancienne place, est-ce que ses yeux, à lui qui vient de
quitter le soleil, ne se rempliraient pas de ténèbres ?
Glaucon. Absolument.
Socrate. S'il devait maintenant entrer en compétition avec les
prisonniers quant à l'appréciation de ce qu'il
faut penser des ombres, et cela alors que ses yeux ne se sont pas encore réaccoutumés à l'obscurité (ce qui ne demande
pas peu de temps) ne serait-il pas rendu ridicule et ne lui ferait-on pas
comprendre que son voyage vers les régions supérieures ne lui a
rapporté rien d'autre que la ruine de ses yeux
(la seule richesse qu'il possédait) et qu'il ne
vaut donc pas la peine de chercher à s'élever sur le chemin
?
Et s'il entreprenait
de délivrer les prisonniers de leurs chaînes et de les
conduire voir ce qui est, ne crois-tu pas qu'ils le tueraient ?
Glaucon. Sans aucun doute.
TEXTE 2 : Etienne de la Boétie,
Discours de la servitude volontaire,
1579
Cette ruse des tyrans d’abêtir
leurs sujets n’a jamais été
plus évidente que dans la conduite de Cyrus
envers les Lydiens, après qu’il
se fut emparé de leur capitale et qu’il
eut pris pour captif Crésus, ce roi si
riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient
révoltés. Il les eut
bientôt réduits à
l’obéissance. Mais
ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé
d’y tenir une armée
pour la maîtriser, il s’avisa
d’un expédient
admirable pour s’en assurer la possession. Il y établit
des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui
obligeait les citoyens à s’y
rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut
plus à tirer l’épée
contre les Lydiens.
[…] Le théâtre,
les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes
curieuses, les médailles, les tableaux et autres
drogues de cette espèce étaient
pour les peuples anciens les appâts de la
servitude, le prix de leur liberté ravie, les
outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements
étaient ceux qu’employaient
les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples
abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés
d’un vain plaisir qui les éblouissait,
s’habituaient à
servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent
à lire avec des images brillantes.
Les tyrans romains renchérirent encore
sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries*, en
gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à
toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé
d’entre eux n’aurait
pas quitté son écuelle de
soupe pour recouvrer la liberté de la République
de Platon. Les tyrans faisaient largesse du quart de blé,
du septier de vin, du sesterce, et c’était pitié
alors d’entendre crier : « Vive
le roi ! » Ces lourdeaux
ne s’avisaient pas qu’ils
ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même
qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait
pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée.
* décurie : troupe de soldats
TEXTE 3 : Voltaire, « de l'horrible
danger de la lecture », 1765
Nous Joussouf-Chéribi, par la
grâce de Dieu mouphti1 du
Saint-Empire ottoman, lumière des lumières,
élu entre les élus,
à tous les fidèles
qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.
Comme ainsi
soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de
la Sublime-Porte2 vers un petit État nommé
Frankrom, situé
entre l’Espagne et l’Italie,
a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie,
ayant consulté sur cette nouveauté
nos vénérables frères
[...], il a semblé bon à Mahomet et à
nous de condamner, proscrire, anathématiser3
ladite infernale invention de l’imprimerie,
pour les causes ci-dessous énoncées.
1°
Cette facilité de communiquer ses pensées
tend évidemment à
dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la
sauvegarde des États bien policés4.
2°
Il est à craindre que, parmi les livres
apportés d’Occident, il
ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture
et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques,
lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce
qu’à Dieu ne plaise, réveiller
le génie de nos cultivateurs et de nos
manufacturiers5, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses,
et leur inspirer un jour quelque élévation
d’âme, quelque amour du bien public, sentiments
absolument opposés à la saine
doctrine.
3°
Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire
dégagés du
merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité.
On aurait dans ces livres l’imprudence de
rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité
et l’amour de la patrie, ce qui est
visiblement contraire aux droits de notre place.
4°
Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables
philosophes, sous le prétexte spécieux6,
mais punissable, d’éclairer les
hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus
dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.
5°
Ils pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour
Dieu, et en imprimant scandaleusement qu’il remplit
tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins
de la Mecque, au grand détriment du
salut des âmes.
6°
Il arriverait sans doute qu’à force de lire
les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies
contagieuses, et de la manière de les prévenir,
nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un
attentat7 énorme contre
les ordres de la Providence.
À
ces causes et autres, pour l’édification8
des fidèles et pour le bien de leurs âmes,
nous leur défendons de jamais lire aucun livre,
sous peine de damnation éternelle. Et,
de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire,
nous défendons aux pères
et aux mères d’enseigner à
lire à leurs enfants. Et, pour prévenir
toute contravention à notre ordonnance,
nous leur défendons expressément
de penser, sous les mêmes peines ;
enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer
à notre officialité9
quiconque
aurait prononcé quatre phrases liées
ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens
clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à
se servir de termes qui ne signifient rien, selon l’ancien
usage de la Sublime-Porte. [...]
Donné
dans notre palais de la stupidité, le 7 de la
lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire.
1-mouphti : dignitaire de la religion ottomane; 2- Sublime-Porte : Empire ottoman ; 3- anathémiser : maudire; 4- policé : civilisé; 5- manufacturier : industriel; 6- spécieux : trompeur, faux ; 7- attentat : atteinte; 8-édification : instruction morale ; 9- officialité : tribunal religieux
TEXTE 4 : Orwell, 1984,
appendice, les principes du novlangue, 1949
Le but du novlangue était, non
seulement de fournir un mode d’expression aux
idées générales
et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc,
mais de rendre impossible tout autre
mode de pensée.
Il était
entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté
et que l’ancilangue serait oublié,
une idée hérétique
– c’est-à-dire
une idée s’écartant des
principes de l’angsoc – serait littéralement
impensable, du moins dans la mesure où la pensée
dépend des mots.
Le vocabulaire
du novlangue était construit de telle sorte qu’il
pût fournir une expression exacte, et
souvent très nuancée, aux idées
qu’un membre du Parti pouvait, à
juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait
toutes les autres idées et même
les possibilités d’y arriver par
des méthodes indirectes. L’invention
de mots nouveaux, l’élimination
surtout des mots indésirables, la
suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle
fût, contribuaient à
ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais
ne pouvait être employé
que dans des phrases comme « le chemin est
libre ». Il ne pouvait être
employé dans le sens ancien de « liberté
politique » ou de « liberté
intellectuelle ». Les libertés
politique et intellectuelle n’existaient en
effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient
donc nécessairement pas de nom.
En dehors du désir
de supprimer les mots dont le sens n’était pas
orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était
considéré comme une fin
en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le
novlangue était destiné,
non à étendre, mais à
diminuer le domaine de la pensée, et la réduction
au minimum du choix des mots aidait indirectement à
atteindre ce but.
[…] Aucun des adverbes actuels n’était
gardé, sauf un très
petit nombre déjà terminés
en ment. La terminaison ment était
obligatoire. Le mot bien, par
exemple, était remplacé
par bonnement.
De plus, et
ceci s’appliquait encore en principe à
tous les mots de la langue, n’importe quel
mot pouvait prendre la forme négative par l’addition
du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition
du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe
doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle »,
tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient
respectivement « très
coloré » et « superlativement
coloré ».
Grâce
à de telles méthodes,
on obtint une considérable
diminution du vocabulaire. Étant donné
par exemple le mot bon, on n’a
pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré
est également, et, en vérité,
mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où
deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider
lequel on devait supprimer. Sombre,
par exemple, pouvait être remplacé
par inclair, ou clair par insombre, selon
la préférence.
[…] Comme nous l’avons
vu pour le mot libre, des mots qui
avaient un sens hérétique étaient
parfois conservés pour la commodité
qu’ils présentaient,
mais ils étaient épurés
de toute signification indésirable.
D’innombrables
mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie,
science, religion, avaient simplement cessé d’exister.
Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les
supprimaient.
Ainsi tous les
mots groupés autour des concepts de liberté
et d’égalité étaient
contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés
autour des concepts d’objectivité
et de rationalisme étaient contenus
dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était
dangereuse.
[…] Comparé
au nôtre, le vocabulaire novlangue était
minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire.
Il différait, en vérité,
de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait
chaque année au lieu de s’enrichir.
Chaque réduction était
un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre
est la tentation de réfléchir.
[…] On voit, par
ce qui précède, qu’en
novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes
était presque impossible, au-dessus d’un
niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre
des hérésies grossières,
des sortes de blasphèmes. Il était
possible, par exemple, de dire : « Big
Brother est inbon. » Mais cette
constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une
absurdité évidente par
elle-même, n’aurait pu être
soutenue par une argumentation raisonnée, car les
mots nécessaires manquaient.
TEXTE 5 : Ionesco, Rhinocéros, monologue de
Béranger, 1959
Je suis
tout à fait seul
maintenant. (Il va fermer la porte à clé, soigneusement, mais avec
colère.) On ne m’aura pas, moi. (Il ferme soigneusement les fenêtres.) Vous ne m’aurez pas, moi (Il s’adresse à toutes les têtes de rhinocéros.) Je ne vous suivrai pas, je ne vous
comprends pas ! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain. (Il va s’asseoir
dans le fauteuil.) La
situation est absolument intenable. [...] Il n’y a pas d’autre solutions que de les convaincre,
les convaincre, de quoi ? Et les mutations sont-elles réversibles ? Hein, sont-elles réversibles ? Ce serait un travail d’Hercule, au dessus de mes forces. D’abord, pour les convaincre, il faut leur
parler. Pour leur parler, il faut que j’apprenne leur langue. Ou qu’ils apprennent la mienne ? Mais quelle
langue est-ce que je parle ? Quelle est ma langue ? Est-ce du français, ça ? Ce doit bien être du français ? Mais qu’est-ce du français ? On peut appeler ça du français, si on veut, personne ne peut le
contester, je suis seul à le parler. Qu’est-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me
comprends ? (Il va vers le milieu de la
chambre.) Et si, comme me l’avait dit Daisy, si c’est eux qui ont raison ? (Il
retourne vers la glace.) Un homme n’est pas laid, un homme n’est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de chose ! A quoi je ressemble alors ?
A quoi ? [...] Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les
tableaux*, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser
mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses
mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa
poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop
blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique
couleur d’un vert
sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je
pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr !
Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh,
ahh, brr ! Non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur
! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh,
brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un
monstre. Hélas, jamais
je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je
voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il
a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma
carabine, ma carabine ! (Il se retourne
face au mur du fond où sont fixées les têtes des
rhinocéros, tout
en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le
resterai jusqu’au bout !
Je ne capitule pas !
* Il avait accroché au mur, des tableaux d'hommes laids, à côté des têtes de rhinocéros qui devenaient, par contraste, très belles.
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