mardi 2 février 2016

L.A n°3 : Montesquieu, les Lettres persanes, lettre 14

Biographie de Montesquieu 
  • Son nom = Charles de Secondat, baron de la Brède (près de Bordeaux)
  • Né en 1689.
  • Etudes de droit, devient avocat puis conseiller au parlement de Bordeaux puis hérite d'une charge de « Président à mortier » du Parlement de Bordeaux (= fonction la plus élevée dans la Justice), ainsi que d'une grosse fortune. Il vendra sa charge 9 ans plus tard.
  • Se marie avec une Protestante (important, car la Révocation de l'Edit de Nantes a interdit le culte protestant)
  • Publie les Lettres persanes à Amsterdam en 1721, à 32 ans. Cet ouvrage est interdit en France l'année suivante.
  • De ses 40 à 42 ans, il voyage dans toute l'Europe occidentale pour étudier les systèmes politiques. Il admire particulièrement la liberté politique anglaise.
  • Il publie divers ouvrages, certains légers, d'autres plus sérieux. Il publie surtout en 1748 de manière anonyme et à Genève, sa grande œuvre, De l'esprit des lois : cette oeuvre pose les fondements de la démocratie actuelle, avec la séparation des trois pouvoirs (judiciaire, exécutif, législatif).
  • Il meurt en 1755.

L'apologue des Troglodytes occupe quatre lettres au total, il se situe vers le début des Lettres persanes. A l'origine, c'est Mirza, resté en Perse, qui interrogeait son ami, le sage Usbek, parti en voyage en Europe : la pratique de la vertu est-elle la voie du bonheur ? Usbek répond par un « morceau d'histoire », en réalité, une fiction mettant en scène la société des Troglodytes. Cette société a d'abord péri de sa propre barbarie, puis s'est régénérée grâce à la vertu exceptionnelle de deux de ses membres. Elle a ensuite prospéré sur la base de cette vertu. La lettre 14 termine l'apologue. Elle évoque le renoncement à la liberté pour échapper au poids de cette vertu. Un vieillard exprime sa tristesse et sa colère à ce propos.

Problématiques possibles :
  • En quoi ce texte est-il un apologue ?
  • Que dénonce ce texte et comment ?
  • Comment ce texte illustre-t-il une servitude volontaire ?
  • Quelle est la stratégie argumentative du vieillard pour défendre la démocratie ?
  • Quel message Montesquieu fait-il passer à travers cet apologue ?

    I. Un apologue qui joue sur les émotions

    A. Un récit fortement dramatisé (théâtralisé)
    • Aucune marque de la lettre, si ce n’est dans l’ouverture et la clôture (« Usbek au même » et « d’Erzeron, etc. » -> l’échange épistolaire n’est qu’un moyen détourné d’aborder des sujets sensibles, comme ici, celui de la démocratie [rappel : on est sous la Régence du Duc d’Orléans]
    • Le 1er paragraphe ancre dans le récit grâce aux temps du récit : imparfait et passé simple
    • Personnages stéréotypés, comme dans les contes : « Troglodytes », « un vieillard vénérable », « un roi »
    • L’essentiel du texte est constitué par la prise de parole du Vieillard (l.5 à 23) : « je » / « vous », interrompu par quelques incises : « à ces mots, il se mit… » l. 9-10 ; « puis il s’écria d’une voix sévère » l. 10 ; « il s’arrêta un moment… » l. 17. => mise en scène du discours, comme s’il était théâtralisé par des didascalies.
    • Ces « didascalies » maintiennent la tension et structurent les registres du discours (pathétique, polémique, tragique) ; voir I c.

      B. Le vieillard incarne la figure du sage
      • Figure-type du vieux sage : « un vieillard vénérable » l.3, caractérisé avant même qu’on le désigne, par le superlatif « le plus juste » l. 2.
      • Sa sagesse, fait l’unanimité, puisque pronom « tous » dans l’expression : « ils jetèrent tous les yeux sur [lui] » l. 3
      • Zeugme qui insiste sur l’étendue de cette sagesse : « vénérable par son âge et par une longue vertu » l. 3 (rappel : le zeugme consiste à lier deux éléments très différents, souvent un concret et un abstrait, à un même mot ; ici, « âge » et « vertu » liés à « vénérable »).
      • C.L de la sagesse  pour le qualifier : « le plus juste », « vénérable », « longue vertu ».
      • Il se singularise par son isolement : alors que « tous » se retrouvent en « assemblée », lui seul « s’était retiré dans sa maison ».

      C. Il joue de la persuasion pour faire adhérer à sa cause 

      Registre pathétique particulièrement efficace (« douleur », « larmes », « malheureux jour », « cœur serré de tristesse ») accentué par des tournures hyperboliques (« torrent de larmes », l.10-11, « je mourrai de douleur » l. 8, « mon sang est glacé dans mes veines » l. 21) et des exclamations.

      Pastiche de la tirade pathétique de Don Diègue dans le Cid de Corneille (XVIIè siècle) : « ô rage : ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! / Que n’ai-je tant vécu que pour cette infamie ! »

      Apostrophes lyriques : « « ô Troglodytes » l.11 et 20.

      Nombreuses questions rhétoriques qui mettent les Troglodytes en accusation : « comment ai-je tant vécu ? », « comment se peut-il … ? », etc. Le vieillard passe donc du pathétique au polémique (changement d’étapes dans le discours marquées par les incises)
        Polémique avec le changement de ton : « d’une voix sévère », « s’écria » l. 10
          Accusation : le vieillard reprend très exactement l’accusation de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire : reproche au peuple de vouloir «  être soumis à un prince » l. 14 pour satisfaire leur « ambition », leur désir de « richesses » et de « volupté » l. 15-16. Ce C.L des vices est accentué par le qualificatif péjoratif « lâche » l. 16.
            Accusation martelée par des « vous » répétés.
              Le Vieillard termine son discours sur une tonalité tragique : évocation de sa mort prochaine (« je suis à la fin de mes jours » ; « je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux » l. 21) ; terreur (« mon sang est glacé dans mes veines ») ; lutte contre une puissance (les « députés » qui représentent le peuple) : verbes d’obligation « pourquoi voulez-vous » ; « que je sois obligé ».

              II. Un discours rationnel pour défendre un idéal de liberté

              A. Le vieillard tient également un raisonnement rigoureux
              • Il suit les étapes de la rhétorique classique (idem que chez La Boétie) :
              1. Exorde l. 5 à 10 : capte l'attention de l'auditoire par une invocation à Dieu : surprend les députés qui pensaient probablement qu’il serait d’accord.
              2. narration = causes : accuse les Troglodytes de lâcheté, de refus des responsabilités morales (l. 11 à 17)
              3. digression = indignation (l. 18 à 20)
              4. péroraison = conclusion (l. 20 à 23)
              • Il expose sa thèse d’emblée : « que je fasse ce tort aux Troglodytes » l. 6 = réprouve la demande des députés.
              • Il organise sa réponse autour de connecteurs soulignant cette opposition de point de vue : « mais » l. 8 puis 13 ; « sans cela » l. 12 : il met en balance la thèse des Troglodytes (le faire roi) et son idée (ils doivent vivre libres).
              • Cette opposition est marquée par l’antithèse : « avoir vu en naissant les Troglodytes libre » / « les voir aujourd’hui assujettis » l. 8-9.
              • Il analyse la position de ses interlocuteurs (l. 11 à 17) :
              - Commence par une constatation au présent : « votre vertu commence à vous peser » l. 11 ; puis il explique cette constatation par une énumération de causes :
              1) la vertu est une nécessité (« il faut que vous soyez vertueux » l.12) ; pour prouver cette nécessité, le Vieillard évoque au conditionnel les conséquences de l’absence de vertu (« vous ne sauriez subsister », « vous tomberiez dans le malheur » l. 13-14)
              2) la pratique de la vertu est difficile (« mais ce joug vous paraît trop dur » l. 13-14) ; le Vieillard fait une équivalence entre « joug » et « vertu », exprimant ainsi la vision des Troglodytes : la « vertu-joug » empêche les plaisirs amoraux (ambition, richesse, volupté)
              3) le joug de la loi est plus large que celui de la vertu puisque les « lois » sont « moins rigides que vos mœurs » : elles empêchent uniquement de « tomber dans les grands crimes » l. 16.
              - Par conséquent, les Troglodytes préfèrent « être soumis à un prince » l.14.
              - Il termine sur un argument d'autorité : « vos sacrés aïeux » l.21
              Le Vieillard joue donc sur l’opposition vertu/loi pour déterminer les types de gouvernement : le gouvernement de la vertu individuelle s’apparente à la démocratie ; le gouvernement par la loi s’apparente à la monarchie.

              B. Il rejette les raisons qui poussent à choisir la monarchie absolue
              - Au départ, le choix des Troglodytes paraît judicieux et sage : « il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste » ; la manière dont ils procèdent paraît également démocratique : ils s'organisent en « assemblée » et désignent des « députés » pour aller parler au vieillard.
              - Mais le Vieillard déconstruit nos illusions (et celles des Troglodytes, puisque le « vous » s'adresse autant aux Troglodytes qu'à nous lecteurs) en mettant en exergue les vices sur lesquels est construite la monarchie, outre l'absence de liberté :
                  • C.L de la privation de liberté : « assujettis » (à un roi) l. 9, « être soumis » et « obéir » (à un roi) l.14, « commande » l. 18 puis l.19 (« je » = le vieillard = le roi)
                  • Ce qu'il déplore, c'est que le choix de ce gouvernement est dicté par le désir de renoncer à la vertu : énumération ternaire l. 15-16 qui se termine sur un constat terrible : « vous n'aurez pas besoin de la vertu » l. 17. La monarchie est donc liée à l'immoralité.
              C. Mais la leçon du texte reste ambiguë
              - Le Vieillard défend la l'idée d'une nation fondée sur la vertu :
                  • il se soumet au choix démocratique des Troglodytes : « si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne » l. 7-8
                  • il refuse l'idée qu'on puisse imposer quelque chose à un Troglodyte : « comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? » l. 18
                  • il refuse encore plus l'idée qu'on puisse imposer la vertu : « Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande ? » l. 19
                  • il croit en l'inclination naturelle des hommes pour la vertu (c'est ce qu'on appelle le « mythe du bon sauvage » ; en cela, le Vieillard rejoint les contemporains de Montesquieu : Rousseau et Diderot) : « lui qui la ferait tout de même sans moi, par le seul penchant de la nature ? »
              - Pourtant, Montesquieu paraît plus nuancé que son Vieillard :
                  • La privation de liberté est en réalité associée autant à la pratique de la vertu qu'à la monarchie : le terme « joug » l.13 et 23 est synonyme de « vertu ». Pour Montesquieu donc, la pratique de la vertu est contraignant.
                  • Le choix du Vieillard comme monarque laisse penser que Montesquieu dessine ici le portrait du monarque éclairé, juste et aimant, c'est-à-dire du monarque idéal : il est vertueux, il pleure pour son peuple, il les sermonne, il les appelle à la réflexion.
                  • Montesquieu ne semble pas opposé à une monarchie parlementaire, comme le suggère le 1er paragraphe avec l' « assemblée » et les « députés ».
                  • Surtout, le Vieillard incarne un modèle utopiste : celui d'un monde dans lequel les hommes sont tous vertueux ; celui, fictif, des Troglodytes. Montesquieu sait bien que ce monde n'existe pas, que les lois sont indispensables pour vivre en société, et qu'à tout prendre, il vaut mieux qu'elles émanent d'un monarque vertueux.

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