Texte n° 1 : Jean de La Fontaine, « La Mort et le bûcheron »
Fables, Livre
I, 1668
Un
pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous
le faix1 du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant
et courbé marchait à pas pesants,
Et
tâchait de gagner sa chaumine2 enfumée.
Enfin,
n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il
met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel
plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En
est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point
de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa
femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le
créancier, et la corvée3
Lui
font d’un malheureux la peinture achevée.
Il
appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui
demande ce qu’il faut faire
« C’est,
dit-il, afin de m’aider
A
recharger ce bois ; tu ne tarderas guère ».
Le
trépas vient tout guérir ;
Mais
ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt
souffrir que mourir,
C’est
la devise des hommes.
Texte n° 2 : Victor Hugo, « Détruire la misère »
Discours à l'Assemblée
du 9 juillet 1849
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongée.)
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi, de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère ! (Bravo ! ― Applaudissements.)
Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d’une assemblée de législateurs. Et, à ce sujet, un dernier mot, je terminerai par là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’état ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! vous n’avez rien fait ! (Mouvement.)
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! (Très bien ! très bien ! ― Vive et unanime adhésion.) Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos à gauche.) Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongé), tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! (Acclamation.) Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de destruction et de ténèbres qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !
Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant, ce n’est pas seulement à votre générosité que je m’adresse, c’est à votre sagesse, et je vous conjure d’y réfléchir. Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. (C’est vrai ! c’est vrai !) Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misère ! (Mouvement prolongé sur tous les bancs.)
Texte
n° 3 : Emile Zola, L'Assommoir, Chapitre
10, 1877
Au
milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait
encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de
la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages
semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les
jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère
souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un
silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres
vides. Par moments, des danses s'élevaient, des larmes de femmes,
des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour
tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier
générale, bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les
poitrines se creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les
moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture.
Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le père Bru, dans
son trou, sous le petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte,
s'y mettait en boule, pour avoir moins froid ; il restait des
journées sans bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait
même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de
l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. Quand il ne
reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa
porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même,
pas beaucoup, mais un peu, d'un œil seulement ; jusqu'à la mort qui
l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des
croûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, à
cause de son mari, elle plaignait toujours bien sincèrement les
animaux ; et le père Bru, ce pauvre vieux, qu'on laissait crever,
parce qu'il ne pouvait plus tenir un outil, était comme un chien
pour elle, une bête hors de service, dont les équarrisseurs
ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle en gardait
un poids sur le cœur, de le savoir continuellement là, de l'autre
côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant
uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un enfant,
ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se
racornissent sur les cheminées.
Texte
n°4 : Jacques Prévert, "La Grasse Matinée",
Paroles,
1945.
Il
est terrible
le
petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étainil est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin1
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ca ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.
1.
Potin : nom d'une chaîne de magasins d'alimentation.
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