L.A La
Mort et le Bûcheron, Fables, Livre I, 1685
I-
Le fabuliste suscite la pitié en peignant le portrait d'un "pauvre
Bûcheron"
A)
La pauvreté s'entend d'abord au sens littéral, d'un point de vue
pécuniaire
-
le bûcheron est pauvre :
*
champ lexical de l'argent : "pauvre" au vers 1 + vers 8,
précédé du superlatif "plus"* verbe polysémique "gagner", au vers 4 = "acquérir un avantage".
-
il est pauvre à cause de son travail et de l'Etat
*
Cette pauvreté s'explique par le métier de l'homme, un "bûcheron",
activité symbolique dans la littérature classique, (cf misérables
familles de bûcheron que Perrault met en scène à la même époque
dans ses contes)* vers 10 et 11, dans l'énumération des malheurs, plus de la moitié d'entre eux concerne les finances.
* c'est en partie l'Etat qui appauvrit le bûcheron, puisque deux des trois problèmes financiers sont imputables aux taxes : "les impôts", vers 10, et "la corvée", vers 11, et que "les soldats" à nourrir sont également le fait du Roi.
=>
Le bûcheron n'est donc pas responsable de sa misère, ce qui
accentue l'indignation du lecteur.
-
les manifestations de cette pauvreté sont concrètes :
*
l'homme habite une "chaumine", autre nom péjoratif de la
chaumière,* il n'a quelquefois "point de pain".
* Si ses besoins vitaux ne sont pas satisfaits, comment pourrait-il, a fortiori, avoir des "plaisirs" ? C'est ainsi que la question rhétorique, au vers 7, insiste sur l'absence de joie dans la vie du vieil homme.
B)
La pauvreté psychologique
-
le bûcheron a des soucis :
*
Le sens de l'adjectif, lorsqu'il est antéposé au nom, comme ici
dans le premier vers, a un sens plus psychologique : il signifie que
l'homme a une vie pleine de soucis.* vers 10 et 11, il égrène ses problèmes dans un alexandrin très rythmé puis un octosyllabe qui rompt brusquement la cadence : cette monotonie semble avoir bercé l'existence du personnage, "depuis qu'il est au monde", et une brusque prise de conscience de ses malheurs le font mettre "bas son fagot".
-
le travail remplit l'espace :
*
Il est usé par son travail, qui occupe une place importante dans les
six premiers vers : le nom "fagot" est répété à deux
reprises, aux vers 2 et 6, la première fois pour évoquer son poids,
la seconde au contraire pour s'en délester ;* il fait écho à la "ramée" du vers 1, qui emplit la vie du bûcheron à tel point qu'il en est "tout couvert".
* sa chaumine, son espace de vie, est "enfumée", c'est-à-dire tout emplie de la fumée dégagée par le bois brûlé. Le bûcheron est comme voué à l'asphyxie à cause de son travail.
* la mise en balance du poids du fagot avec celui des années accentue cette idée que toute l'existence de l'homme a été consacrée au travail.
- le bûcheron est fatigué :
* L'effort physique fourni est rendu sensible à travers l'allitération en [r] des premiers vers,
* idée de pesanteur : "le faix", les "pas pesants", l'"effort" et la "douleur"
* rythme martelé des premiers alexandrins, assemblés en une seule phrase.
* L'absence de repos est comparée à la rareté du pain, dans le chiasme du vers 9 : cela souligne la fatigue d'un travail effectué le ventre vide.
* l'âge avancé de l'homme ajoute à la pitié que l'on peut ressentir pour lui.
* La conséquence immédiate de l'effort se lit dans la courbure du corps et dans les "gémissements" au vers 3.
-
le bûcheron est « à bout » :
*
l'adverbe "enfin" au vers 5 signale une rupture, un
achèvement* il est corroboré par la négation "ne ... plus"
* la mise à bas de la charge au vers suivant
* l'adjectif "achevée" au vers 12.
=>
Le bûcheron prend conscience de sa triste condition et va entamer un
monologue élégiaque.
*
Celui-ci est encadré par le nom "malheur" au vers 6, puis
l'adjectif substantivé "malheureux" au vers 12.* Cette circularité, reprise dans la métaphore de la "machine ronde" au vers 8, ôte tout espoir de changement :
* l'énumération des vers 10 et 11 l'enferme dans un cercle sans échappatoire.
* Il n'est plus le sujet de la phrase qui commence au vers 10, il n'en est que le complément d'objet : "lui", au vers 12, montre qu'il est assujetti aux soucis familiaux ou financiers.
=>
Cette passivité, conjuguée au chant plaintif et à l'appel de la
mort, apporte une tonalité tragique au monologue.
Le
narrateur utilise donc des registres propres à émouvoir :
pathétique, élégiaque, tragique.
Le
récit va de l'action à la réflexion, jusqu'à l'appel de la mort
II.
Le sens de la morale et la manière dont elle est amenée
A.
Une fable « à chute »
-
une chute vive et dynamique :
*
rapidité du passage (en 4 vers, la fable change totalement de
registre : ironique)* allégorie de la mort (mort personnifiée)
* le mélange des types de discours : direct (pour le bûcheron), indirect (pour la Mort)
-
La réponse du bûcheron retourne totalement la situation :
*
discours direct (jusqu'à maintenant, seulement indirect ou indirect
libre)* rythme haché (proposition incise, virgules)
* réponse inattendue par rapport au pathétique du début
* ironie de la situation : « il met bas son fagot » = il veut en finir ; mais il demande à la mort de l'aider à « recharger ce bois » = continue à vivre ; le fagot comme symbole de vie.
-
L'ironie de la morale :
*
le v. 17 énonce un paradoxe : « le trépas vient tout guérir » =
la mort comme remède !* « où nous sommes » = périphrase désignant la vie, l'ici et maintenant (le hic et nunc en latin)
* rime interne au vers 19 [ir] -> souffrir, mourir, guérir = comme un r[ir]e ironique ?
B.
Des thèmes universels
La
Fontaine aborde des thèmes universels :
-
le tragique de notre condition humaine : la vieillesse / la
souffrance / la mort
-
l'argent : on n'en gagne pas suffisamment / on en dépense trop / on
accuse les autres
-
la « peinture » des pauvres de son époque :
*
« une peinture achevée » v. 12 comme un tableau de Courbet* Comme un conte de Perrault (la condition de vie des paysans sous Louis XIV : trop d'impôts, la corvée, les soldats)
C.
Une généralisation progressive
-
d'abord un cas particulier :
*
un bûcheron vieux (« aussi bien que des ans ») et très pauvre («
pauvre »)* « son », « sa », « ses » = on évoque son entourage, ses maigres possessions
-
le bûcheron représente en réalité tout le monde :
*
Noter la majuscule au nom « Bûcheron » -> généralise à
la paysannerie* aucun indice spatio-temporel -> universel
* le nom « bûcheron » est remplacé par le pronom « il » qui pourrait désigner tout un chacun
* des termes globaux : « tout » v. 1 et 17 ; « monde », « machine ronde »
* le monologue intérieur pourrait être celui de n'importe qui, aujourd'hui encore !
-
une morale universelle :
*
présent de vérité générale (« vient »)* impératif incluant le narrateur, le personnage, le lecteur
* « nous » : inclut également tout le monde
* « guérir », « souffrir », « mourir » = infinitifs : la généralisation verbale (sans temporalité)
* « des hommes » = l'humanité en général
Conclusion
:
la fin de la fable invite à une relecture : on peut voir dans le
tableau du pauvre une caricature de pathétique. On peut se demander
si La Fontaine ne se moque pas de la propension que nous avons tous à
nous plaindre de la vie … On doit se rappeler que le fabuliste est
un janséniste (bien qu'il semble mener une vie de plaisirs !).
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