lundi 20 avril 2015

Dénoncer la pauvreté, L.A n°4 : Prévert, "La Grasse matinée"


L.A n°4, Prévert, « La Grasse matinée », in Paroles

« La Grasse Matinée » est un poème extrait du recueil Paroles écrit par le poète français Jacques Prévert en 1945. Il met en cause, à travers le cas particulier d'un homme des rues, les inégalités et notamment la famine encore présente durant cette période d'après-guerre.

L'injustice sociale est dénoncée par la faim omniprésente d'un vagabond qui n'a pas mangé depuis plusieurs jours et par le fait que cette pauvreté inacceptable côtoie la richesse.


I. Un poème qui dénonce la misère et les inégalités sociales

A. Une faim dévorante
  • C.L de la nourriture très présent dès le début du poème : « oeuf dur », « tête de veau », « sardines », c'est ce que l'homme voit et surtout ce qui retient toute son attention.
  • répétition de « l'homme qui a faim » insiste sur cet état de misère, puisque c'est cette même expression qui clôt le poème.
  • Il a tellement faim qu'il serait prêt à manger « une tête de n'importe quoi »
  • son corps même mime les mouvements de la mastication, à travers « la mâchoire » et le grincement « des dents ».

B. Une faim sans fin
  • le poète martèle le nombre de jours durant lesquels l'homme n'a pas mangé, comme une rengaine entêtante entre les vers 24 et 32.
  • La brièveté des vers montre que l'homme n'a plus que cette pensée en tête : le nombre de jours passés sans manger. Cela finit par ressembler à une comptine, il « compte sur ses doigts » comme un enfant,
  • répétition du chiffre trois et du verbe « durer » qui étire le temps en longueur.
  • L'absence de ponctuation rajoute encore au caractère interminable de cette faim, comme si le poème devait être lu en un seul souffle.
  • Poème construit de manière circulaire, la phrase finale reprenant celle du début, comme si rien ne s'arrêtait jamais, comme si cette faim n'avait pas de fin, parce que personne ne fait rien pour que cela s'arrête. 
  1. Un contraste révoltant entre richesse et pauvreté
    - C'est un lieu destiné aux personnes qui possèdent de l'argent, le magasin « Potin », qualifié de « grand magasin » qui renvoie au pauvre son image de mendiant. C'est dans la glace d'un magasin rempli de victuailles que le visage de l'homme se reflète.
    - L'ironie grinçante de cette situation est marquée dans le titre du poème : alors qu'à « six heures du matin » les riches font la « grasse matinée » sans se soucier de leur estomac, les pauvres, eux, errent en quête de nourriture.
    - Tout le poème est construit sur cette opposition entre le champ lexical marquant l'abondance de nourriture et celui marquant la famine.
    - répétition du participe passé « protégé », renforcée par l'emploi du terme « barricades » rend la barrière infranchissable entre la misère et l'abondance.
    - gradation dans la protection, qui va de simples objets, des « boîtes » ou des « vitres », à de l'humain, les « flics », jusqu'à un sentiment de menace, la « crainte ».
    - L'homme ressent cette injustice comme une attaque personnelle, il sent que « le monde se paye sa tête », il se sent rejeté, avec l'emploi du démonstratif « ce » dans l'expression « ce monde », comme si lui-même n'en faisait plus partie, comme un exclu. 

Le poète semble donc révolté par l'indifférence du monde devant la faim d'un homme. Il rend le poème poignant en montrant les conséquences tragiques que cette faim peut avoir, en en faisant un problème de société qui devrait concerner tout le monde.

  1. Un récit poignant et révoltant
A. De l'indignation à la tragédie
  • Indignation du poète ressentie à travers un vocabulaire familier, exaspéré : « il s'en fout », ou « les flics ».
  • Il exprime encore sa révolte à travers l'adjectif « malheureuses » qui qualifie la « boîte », devant l'exagération des protections déployées autour de six sardines.
  • Mais ce qui donne sa dimension tragique au poème, c'est la répétition, au début et à la fin, de l'adjectif « terrible », qui accompagne le souvenir du bruit d'un oeuf cassé. 
  • Le tragique s'accélère brusquement au vers 42, lorsque « l'homme titube ». Ce mouvement de balancier involontaire était déjà annoncé au début du poème, avec le verbe « remue » répété à de trois reprises et accompagné de l'adverbe « doucement », pour marquer à la fois la faiblesse physique de l'homme et son détachement graduel avec la réalité.
  • il sombre dans une sorte de folie qui lui fait mélanger les mots : « oeuf dur café-crème » et embrume ses pensées, idem avec la répétition du mot « brouillard ».
  • L'accélération du rythme est également visible à travers l'allitération en [k] dans « café-crème », comme pour marquer la course du vagabond vers sa victime.

B. Dénonciation du regard impitoyable de la société sur les exclus
  • à partir du vers 52, ton journalistique ironique qui adopte une focalisation interne à la société des bourgeois.
  • La rupture est visible grâce au point d'exclamation, seule ponctuation forte du texte.
  • C'est le nom « sang » qui permet de faire la bascule entre deux récits : celui de l'homme qui a faim et celui du crime.
  • L'homme qui a faim devient « l'assassin », le « vagabond », il est donc désigné par des termes péjoratifs, alors qu'au contraire, on accentue l'innocence de la victime par le fait qu'elle était « très estimée ».
  • Le crime lui-même est rendu odieux par le verbe « égorgé », qui renforce le caractère monstrueux de l'assassin.
  • Prévert dénonce donc la presse, qui diabolise l'acte d'un homme désespéré, au lieu de s'interroger sur la responsabilité de la société. 

C. En réalité, un poème ironique et amer
  • En réalité, l'ironie du poète est décelable dans cette parodie d'article, lorsqu'on connaît la somme dérisoire volée à la victime et le parallèle avec le prix d'un petit-déjeuner.
  • La polysémie du terme « estimé » est ironique : apprécié / qui a de la valeur pécuniaire
  • champ lexical de l'argent, qui émaille cette fin de poème, « volé », « francs », « centimes », « pourboire », par opposition à celui qui n'a rien.
  • Renversement de valeurs : l'assassin, non seulement s'est payé de quoi manger, « deux tartines beurrées », de quoi se réchauffer « un café », mais il a également laissé un « pourboire » : acte de générosité dont la société a été incapable à son égard. 

Jacques Prévert donne donc une image de la société de l'après-guerre, à travers l'allégorie d'un homme des rues face à l'indifférence du monde. Il stigmatise la faim et la misère, dans une ville qui pourtant ne manque pas de ressources. Pour marquer les consciences, le poète imagine alors un crime, mais dont on ne sait pas très bien qui en est la réelle victime, de la société ou du laissé-pour-compte. Un siècle auparavant, Victor Hugo pointait déjà du doigt dans Les Misérables la responsabilité de la société dans le vol d'un pain par Jean Valjean.


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