mercredi 14 janvier 2015

L.A n°2, Léry : La barbarie des Européens


Une stratégie argumentative efficace, pour dénoncer la barbarie des Européens
  1. Une stratégie argumentative efficace
A. Une organisation rigoureuse pour convaincre
    • Une thèse implicite : nous sommes plus barbares que les sauvages du Brésil.
    • Qui prend appui sur l'idée reçue selon laquelle les sauvages anthropophages sont cruels (1ère phrase du texte).
    • Démonstration jalonnée par des connecteurs logiques :
      • « néanmoins » l.3 introduit la thèse implicite de Léry, qui repose sur des exemples.
      • « en premier lieu » l.5 = premier exemple, sur les « usuriers », associé à un argument d'autorité : « voilà aussi pourquoi » l.9. Le cannibalisme n'est encore qu'au sens figuré.
      • « Davantage » l.11 = deuxième exemple, tiré des « histoires », en Italie, introduit le cannibalisme au sens propre, mais dans la littérature.
      • « et sans aller plus loin » l.15 = troisième exemple, sur le massacre de la St Barthélémy qui n'est pas nommé mais désigné par la périphrase « sanglante tragédie », exemple réel.
      • « Semblablement » l.21 = troisième exemple, qui prolonge le précédent, à propos de Coeur de Roy
      • « Par quoi » l.36 + « car puisque » l.37 : conclut sur la barbarie « au milieu de nous ».
B. Des procédés oratoires pour impliquer le lecteur
      1. Tissage de liens avec le lecteur : « dresser à chacun les cheveux en la tête » l.3, « ceux qui liront ces choses » l.3, mais surtout « nous » (= les Européens) l.5, « nos gros usuriers » l.6, par contraste avec « ces nations barbares » ; « au milieu de nous » l.37-38,
      2. questions rhétoriques qui rappellent une expérience connue des lecteurs : exemple du cannibalisme en Italie l.14, la vente de la graisse humaine à Lyon l.20, le cannibalisme l. 21, l'histoire de Coeur de Roy l.25.

C. Un jeu sur les registres pour frapper le lecteur
 
1) l'horreur, la cruauté, la mort brutale : 
      • C.L très développé : « cruauté » l.1, « avoir horreur » l.2, expression commune « faire se dresser les cheveux sur la tête » l.3, « horribles » accentué par l'adverbe intensif « tant » l.4, « couper la gorge d'un seul coup » l.7-8, « cruels » l.8, « cruellement » l.13, « sanglante » l.16, « actes horribles » l.17, « plus barbare et cruelle » l.18, « meurtriers » l.21, « massacré » l,23, « meurtre » » l,23, « haineux » l.24, « rage » l.24...
      • allitération en [r] l.17-19 => accentue l'horreur
2) la compassion (registre pathétique) : « veuves, orphelins, pauvres personnes » l.7 = victimes des usuriers-vampires ; « misérablement massacré » l.22, et noter aussi le singulier (« un dénommé ») en proie à la barbarie de personnes au pluriel (« ceux qui »).

3) la révolte (registre polémique) provoquée par l'insistance à décrire l'horreur de ces pratiques
      • les termes employés sont crûs, les parties mangées du corps humain sont listées de manière explicite (énumération l.20 par ex., ou « chair humaine, graisse des corps humains) ; les verbes sont également explicites : « mangèrent », et Léry insiste sur la réalité physique de cet acte l.11 : « manger réellement », « mâcher », et il compare le mouvement de mastication à celui de la parole : « comme on parle », pour qu'il n'y ait pas de malentendu . On peut aussi voir une allusion à la Parole faite chair – cad à Jésus- au sens littéral... Mais ici, sens renversé : ce n'est plus la parole divine qui crée l'homme ; c'est l'homme, dans ce qu'il a de plus dénaturé, qui méconnaît la parole de dieu.
      • multiples tournures hyperboliques (« tant de, entre autres actes horribles, si, aussi, tellement, des milliers...)
      • emploi du pluriel : « les foies, les coeurs »...
      • des images choc : « écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple » l.9-10 ; « exécrable boucherie » l.28, « ceux-ci sont plongés au sang de leurs parents » l.39 => référence au baptême, censé purifier celui qui est baptisé ; ici, c'est très exactement l'inverse qui se produit, faisant symboliquement entrer les meurtriers dans le royaume des damnés.
II. Pour dénoncer la barbarie des Européens

A. Des exemples divers, de plus en plus précis, dont la sincérité est garantie.
    1. Les exemples de cannibalisme sont d'abord au sens figuré : les usuriers-vampires ne sont qu'une figure pour stigmatiser leur absence d'humanité ; idem pour la référence au « Prophète » Moïse qui compare les usuriers à des cannibales qui « écorchent la peau, mangent la chair » l.9.
    2. Puis ils passent au sens propre, mais dans la fiction, la littérature , les « histoires » lues par Léry : on pense par exemple au Décaméron de Boccace, qui rapporte le récit du cœur d'un amant mangé par sa maîtresse après que le mari de celle-ci l'ai fait cuisiner, par vengeance. Ce type de récit prolifère dans la littérature baroque du XVIè et XVIIè siècle.
    3. L'exemple de la « sanglante tragédie » de la St Barthélémy bien sûr réel cette fois, et l'anecdote de la graisse est tout aussi réel : [« La graisse humaine était également appréciée [au Moyen-Age et jusqu'au XVIè siècle]. De Thou nous raconte qu'en 1572, au massacre de la Saint Barthélémy, le peuple de Lyon jetait au Rhône et à la Saône les cadavres des protestants « à la réserve des plus gras qu'on abandonna aux apothicaires qui les demandaient pour en avoir la graisse ».
    4. Le dernier exemple, celui de Coeur de Roy, est encore plus précis, puisqu'on a non seulement le nom de la ville (Auxerre), mais également le nom de la triste victime (comme le rapporte la Popelinière dans son Histoire de France, datée de 1573). Léry rapporte avec force détails ce qu'il est advenu de son corps.
    5. Des témoignages qui prouvent la sincérité des faits rapportés : « Je m'en rapporte aux histoires » l.15, « il y a encore des milliers de personnes en vie qui témoigneront » l.25, « les livres […] en feront foi à la postérité » l.26-27, citation des vers de La Popelière l.30 à 35, qui font office d'argument d'autorité.
 
B. Pour fustiger la barbarie des Catholiques fanatiques

  • « même entre ceux qui portent le titre de Chrétiens » l.12-13 : condamne en passant l'hypocrisie de ceux qui se prétendent Chrétiens sans l'être dans les actes. Attention, se rappeler que les Protestants sont aussi des Chrétiens, au même titre que les Catholiques.
  • « le 24 août 1572 » : référence directe à la St Barthélémy, donc massacre des Protestants par les Catholiques.
  • « faisant profession de la religion Réformée » l.22 = C.C de cause ; c'est bien la religion qui est à l'origine du meurtre.
  • « ses haineux » l.24 : désigne les fanatiques catholiques qui agissent par haine de l'Autre.
  • Léry ne reprend pas l'anecdote ignoblement tragique qu'il a rapportée dans son Histoire du siège de Sancerre : celle du couple (Protestant) qui a fini par manger leur fille de 3 ans, décédée auparavant de la famine... => cela ne servirait pas son propos sur le cannibalisme idéologique.
     
C. Bien pire que celles des « sauvages anthropophages »

  • la barbarie des sauvages est accentuée à plusieurs reprises, au début puis à la fin de l'extrait :
  • mais les tournures comparatives, insistant sur la cruauté bien supérieure des européens, prolifèrent dans le texte : « 
  • plus encore, cette barbarie européenne l'emporte sur tout ce qui a jamais existé au monde :
  • comme si cette cruauté dépassait le simple conflit religieux : « en la France » l.15, « peuple français » dans son ensemble l. 28,
  • elle concerne les pires vices des hommes : l'appât du gain (vente aux enchères), rage (« assouvissant leur rage » l.24)
  • à tel point que les coupables de barbarie sont déshumanisés par Léry : images de figures démoniaques et/ou inhumaines  :
    • « comme s'ils les faisaient bouillir dans une chaudière » l.10 = sorcière
    • « suçant le sang et la moelle » l.6 = vampire
    • « dont les enfers ont horreur » l.21 = pire qu'un damné (personnification hyperbolique)
    • comparaison « comme chiens mâtins » l.25 assimile les meurtriers à des bêtes, non plus à des hommes

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