L.A.
N°2, Jean de Léry, Histoire
d'un voyage en la terre du Brésil,
1578.
Extrait
du Chapitre XV "Comment les Américains traitent leurs
prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent
tant à les tuer qu’à les manger."
Je
pourrais encore amener quelques autres semblables exemples,
touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’était
qu’il me semble que ce qu’en ai dit est assez pour faire avoir
horreur, et dresser à chacun les cheveux en la tête. Néanmoins
afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées
journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil,
pensent aussi un peu de près à ce qui se fait par deçà parmi
nous : je dirai en premier lieu sur cette matière, que si on
considère à bon escient ce que font nos gros usuriers1
(suçant le sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en
vie, tant de veuves, orphelins et autres pauvres personnes
auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un seul coup, que
les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus
cruels que les sauvages dont je parle. Voilà aussi pourquoi le
Prophète2
dit, que telles gens écorchent la peau, mangent la chair, rompent
et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisaient
bouillir dans une chaudière. Davantage, si on veut venir à
l’action brutale de mâcher et manger réellement (comme on
parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces
régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le
titre de Chrétiens, tant en Italie3
qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir
fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont pu rassasier leur
courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je
m’en rapporte aux histoires. Et sans aller plus loin, en la
France quoi4 ?
(Je suis Français et je me fâche de le dire) durant la sanglante
tragédie qui commença à Paris le 24 d’août 1572 dont je
n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre
autres actes horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par
tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon
plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrés
dans Lyon, après être retirés de la rivière de Saône) ne
fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier
enchérisseur ? Les foies, cœurs, et autres parties des
corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les furieux
meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement après
qu’un nommé Cœur de Roy, faisant profession de la Religion
réformée dans la ville d’Auxerre, fut misérablement massacré,
ceux qui commirent ce meurtre, ne découpèrent-ils pas son cœur
en pièces, l’exposèrent en vente à ses haineux5,
et finalement l’ayant fait griller sur les charbons,
assouvissant leur rage comme chiens mâtins6,
en mangèrent ? Il y a encore des milliers de personnes en
vie, qui témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes
entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès long
temps en sont jà7
imprimés, en feront foi à la postérité. Tellement que non sans
cause, quelqu’un8,
duquel je proteste ne savoir le nom, après cette exécrable
boucherie du peuple français, reconnaissant qu’elle surpassait
toutes celles dont on avait jamais ouï parler, pour l’exagérer
fit ces vers suivants :
Riez Pharaon,
Achab, et
Néron,
Hérode aussi :
Votre barbarie
Est
ensevelie
Par ce fait ici.
Par quoi9,
qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages
anthropophages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes : car
puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus détestables et
pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se
ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et
ceux-ci se sont plongés au sang de leurs parents, voisins et
compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni
qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et
prodigieuses.
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2 Le prophète = Moïse, qui interdit le prêt à intérêt
3 En
Italie : référence au Décameron de Boccace, dans lequel une nouvelle rapporte l'histoire d'un mari trompé qui fait manger à sa femme le coeur de son amant
4 Quoi
= qu'en est-il ?
6 Mâtins
= chiens puissants
8 Il
s'agit de La Popelinière, historien converti au Protestantisme,
dans sa Vraye Histoire […] depuis l'an 1562 …
9 Par
quoi = par conséquent
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