mardi 6 janvier 2015

L.A. 2 : Jean de Léry, la barbarie des Européens (texte)

Pour une rapide mais éclairante biographie de Jean de Léry, voir ce blog.


L.A. N°2, Jean de Léry, Histoire d'un voyage en la terre du Brésil, 1578.

Extrait du Chapitre XV "Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger."





















Je pourrais encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’était qu’il me semble que ce qu’en ai dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent aussi un peu de près à ce qui se fait par deçà parmi nous : je dirai en premier lieu sur cette matière, que si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers1 (suçant le sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en vie, tant de veuves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un seul coup, que les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus cruels que les sauvages dont je parle. Voilà aussi pourquoi le Prophète2 dit, que telles gens écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisaient bouillir dans une chaudière. Davantage, si on veut venir à l’action brutale de mâcher et manger réellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le titre de Chrétiens, tant en Italie3 qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont pu rassasier leur courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je m’en rapporte aux histoires. Et sans aller plus loin, en la France quoi4 ? (Je suis Français et je me fâche de le dire) durant la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24 d’août 1572 dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrés dans Lyon, après être retirés de la rivière de Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier enchérisseur ? Les foies, cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangés par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement après qu’un nommé Cœur de Roy, faisant profession de la Religion réformée dans la ville d’Auxerre, fut misérablement massacré, ceux qui commirent ce meurtre, ne découpèrent-ils pas son cœur en pièces, l’exposèrent en vente à ses haineux5, et finalement l’ayant fait griller sur les charbons, assouvissant leur rage comme chiens mâtins6, en mangèrent ? Il y a encore des milliers de personnes en vie, qui témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès long temps en sont jà7 imprimés, en feront foi à la postérité. Tellement que non sans cause, quelqu’un8, duquel je proteste ne savoir le nom, après cette exécrable boucherie du peuple français, reconnaissant qu’elle surpassait toutes celles dont on avait jamais ouï parler, pour l’exagérer fit ces vers suivants : 
Riez Pharaon, 
Achab, et Néron, 
Hérode aussi : 
Votre barbarie 
Est ensevelie 
Par ce fait ici. 
Par quoi9, qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté des sauvages anthropophages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a été vu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont plongés au sang de leurs parents, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays ni qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses.


1 Usurier = personne qui prête de l'argent pour un fort taux d'intérêt
2 Le prophète = Moïse, qui interdit le prêt à intérêt
3 En Italie : référence au Décameron de Boccace, dans lequel une nouvelle rapporte l'histoire d'un mari trompé qui fait manger à sa femme le coeur de son amant
4 Quoi = qu'en est-il ?
5 Ses haineux = personnes qui le haïssent
6 Mâtins = chiens puissants
7 Jà = déjà
8 Il s'agit de La Popelinière, historien converti au Protestantisme, dans sa Vraye Histoire […] depuis l'an 1562
9 Par quoi = par conséquent

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