Un exemple de commentaire rédigé à partir du tableau d'analyse :
Le
discours d'un prince
Un
discours construit : 1-2-7-8
1 |
« je vous
pardonne et vous délivre » |
Pronoms personnels
« je » et « vous » |
Les marques du
discours : locuteur et interlocuteurs |
2 |
idem |
Présent
d'énonciation |
Marque du
discours : moment de l'énonciation
|
7 |
|
Progression du
discours |
Discours
construit :
-Générosité et
protection de l'armée de Pichrocole
-Organisation de la
Régence et de l'éducation du fils de Pichrocole
-Fermeté vis-à-vis
des responsables de la guerre |
8 |
« car »,
« de plus », « afin que », « mais »
« puisque », comme », ... |
Connecteurs
logiques |
Discours
construit , logique de la progression |
Il
s'agit du discours de Gargantua aux vaincus, et qui fait pendant au
discours de Grandgousier à Touquevillon, au chapitre 46. On
reconnaît les marques du discours direct, notamment grâce aux
pronoms personnels « je » et « vous ». On ne
sait pas précisément qui désigne ce « vous », mais on
suppose qu'il s'agit de l'armée de Pichrocole ; on constate
également l'emploi du présent d'énonciation (« je vous
délivre »), qui confirme que Gargantua parle devant une
assemblée. Cette harangue a pour objectif de fixer les conditions de
la reddition et de justifier les choix opérés. Elle est
parfaitement construite : Gargantua commence par affirmer sa
victoire, et en appelle à ses aïeux pour cautionner sa générosité
à l'égard des vaincus. Puis il détaille l'organisation de la
succession de Pichrocole, notamment la Régence, et termine sur une
décision ferme à l'égard des responsables de la guerre. Toutes ces
étapes s'enchaînent facilement, grâce à une utilisation abondante
de connecteurs logiques : « car », « de
plus », « afin que », « mais »
« puisque », comme »... et aboutissent à
l'instauration d'une sorte de traité que Gargantua a tenté de
défendre.
l'art
de convaincre et de persuader : 3-4-5-9-10
3 |
« nos pères,
nos aïeux et nos ancêtres » ; « Moïse, l'homme
le plus doux », « Jules César, empereur si
débonnaire » |
Enumération
Arguments
d'autorité |
Art de convaincre :
montre que son comportement est légitime. |
4 |
« ce penchant trop
lâche et faible » |
Argument ad hominem |
Art de convaincre :
méprise ceux qui n'agissent pas comme il le faudrait |
5 |
« à cause de
cette néfaste assurance de l'impunité » |
Argument logique |
Art de convaincre :
donne une cause logique |
9 |
« le temps
qui ronge toute chose et les diminue, augmente et accroît les
bienfaits » |
Sentence :
présent de vérité générale, antithèse (chiasme) |
Discours d'un sage,
universalité de la leçon ; registre didactique |
10 |
« je
considère » x 3 en début de paragraphes |
anaphore |
Gargantua martèle
ses convictions. Art oratoire. |
En
effet, il a manié avec brio l'art oratoire, en multipliant les types
d'arguments : arguments d'autorité d'abord, lorsqu'il déploie
une énumération désignant ses ancêtres : « nos pères,
nos aïeux et nos ancêtres », ou lorsqu'il prend l'exemple de
« Moïse » et « Jules César », tous deux
définis par des appositions élogieuses : « l'homme le
plus doux » ou « empereur si débonnaire ». Si les
premiers donnent l'exemple de la bienveillance à l'égard des
vaincus, les seconds autorisent, quant à eux, la punition des
responsables ennemis. Les uns et les autres fournissent des modèles
de conduite à Gargantua, qui légitime ainsi sa conduite. Le géant
confirme sa décision de punir les décideurs grâce à un argument
ad hominem : « ce penchant trop lâche et trop faible »
caractérise ceux qui pardonnent aux méchants, Gargantua s'excluant
implicitement de cette engeance. Enfin, il utilise un argument
logique : « occasion de plus facilement commettre de
nouveaux méfaits à cause de cette néfaste assurance de
l'impunité », montrant ainsi la rigueur de son raisonnement.
Mais pour assurer son emprise sur son auditoire, il ajoute quelques
effets rhétoriques, comme l'énonciation d'une sentence au
présent de vérité générale : « le temps qui ronge toute
chose et les diminue, augmente et accroît les bienfaits » pour
assurer la sagesse de sa décision, ou l'anaphore de « je
considère », en fin de discours, qui martèle avec force sa
conviction profonde. Ainsi, c'est en alliant art de convaincre et
force de persuasion que gargantua espère rallier son auditoire à sa
cause.
l'autorité
du prince : 6-11-12-13
6 |
« je
vous pardonne et vous délivre » |
Verbes
performatifs |
La
parole tient lieu d'action : c'est le signe de la grandeur de
Gargantua. |
11 |
« je veux » ;
« je veux et j'ordonne » |
Verbes d'ordre |
Marques d'autorité |
12 |
« je » |
Pronom de la 1ère
personne du singulier |
Gargantua décide
seul : autorité |
13 |
« il sera
dirigé et formé »
|
Futur à modalité
jussive
|
Marque d'autorité :
décision irrévocable.
|
26 |
« je veux que
vous me livriez avant de partir » |
Subjonctif présent
+ proposition infinitive marquant la condition (vous ne partirez
que si vous me livrez) |
Fermeté vis-à-vis
des responsables de la guerre ; Gargantua fixe les conditions
de la reddition des vaincus, dans un traité militaire strict. |
Cependant,
en tant que vainqueur d'une part, et prince d'autre part, il a toute
latitude pour imposer ses décisions aux vaincus, ce qui nous laisse
penser que son jeu de persuasion a plus pour objectif de gagner la
« vivante reconnaissance des hommes », plutôt que de
leur laisser le choix de négocier les conditions de leur reddition.
Les marques de l'autorité de Gargantua sont nombreuses : outre
l'utilisation fréquente du « je », qui montre que
Gargantua est le sujet de toutes les prises de décision, on remarque
l'emploi de verbes de volonté forte : « je veux et
j'ordonne ». Par ailleurs, lorsque le géant organise
l'éducation du fils de Pichrocole, il utilise le futur à modalité
jussive : « il sera dirigé et formé », pour
affirmer sa résolution. Bien plus, comme pour toute autorité
investie d'un certain pouvoir, sa parole peut tenir lieu d'action :
lorsqu'il déclare « je vous pardonne et vous délivre »,
les verbes performatifs accomplissent, au moment où ils sont
prononcés, le pardon et la libération. Enfin, toute la harangue
aboutit à une conclusion indiscutable pour les vaincus : « je
veux que vous me livriez avant de partir » ; plus qu'une
conclusion, c'est surtout une condition de leur libération que dicte
la proposition infinitive. Autrement dit, les vaincus n'ont pas
d'autre choix que d'accepter le traité de Gargantua s'ils veulent
espérer revoir leur famille. Ainsi, la stratégie argumentative du
prince n'a pas pour enjeu une décision, puisque celle-ci est déjà
prise, mais bien de d'ériger les « trophées et [les]
monuments dans les cœurs des vaincus », rallier ces derniers à
sa cause.
Qui
dessine la figure du monarque humaniste idéal :
Protéger
et conserver : 17-19-20-24-25
17 |
« vous
conduiront en sûreté », « vous éviter d'être
malmenés » |
CL de la protection |
Responsabilité du
monarque à l'égard de ses sujets : protection assurée |
19 |
« cette
guerre s'était faite […] sans que j'aie espéré accroître mes
biens ou ma renommée » |
négation |
Refus de la guerre
de conquête (mais par ailleurs, gargantua n'est pas un pacifiste
pur, puisqu'il accepte la guerre défensive) |
20 |
« je veux que
son royaume revienne tout entier à son fils » ;
« générosité héréditaire des mes parents » ; |
Lexique de la
filiation |
Gargantua reconnaît
le droit héréditaire + foi en la noblesse naturelle (acquise par
hérédité) |
24 |
« convoitise
et cupidité de ses administrateurs » ; « malmenés
par les paysans » |
Énumération
de vices |
Lucidité
quant à la nature humaine => rôle du gouvernement est de
protéger contre la faiblesse humaine et l'esprit de vengeance |
25 |
« commettre
de nouveaux méfaits », « sortir de ses frontières »,
« nous tourmenter ainsi »,
|
Verbes
d'action |
énumération
des méfaits des « méchants » : envahir un
royaume, causer de la souffrance |
Tout
d'abord, Gargantua refuse de planter purement et brutalement son
drapeau sur le territoire des vaincus. Il l'affirme au début de son
discours, c'est leur « vivante reconnaissance » qu'il
recherche, non des « terres conquises ». D'ailleurs, il
précise qu'il a été engagé dans la guerre contre son gré, « sans
que j'espère accroître mes biens ou ma renommée » : il
s'agissait d'une guerre défensive, non pas d'une guerre de conquête.
Et malgré sa victoire sur Pichrocole, il ordonne « que son
royaume revienne tout entier à son fils », il ne profite
aucunement de la situation, mais respecte scrupuleusement le droit
héréditaire. De même que lui, Gargantua, héritera du royaume de
Grandgousier, de même, il est juste que le fils de Pichrocole hérite
des terres de son père. Le géant insiste non seulement sur ce droit
héréditaire matériel, mais également sur le devoir de l'héritage
axiologique (= le fait
d'hériter de valeurs),
comme lorsqu'il affirme « ne voulant donc manquer en rien à la
générosité héréditaire de mes parents ». Pour lui, la
filiation revêt une importance capitale : les biens et les
valeurs doivent se transmettre de père en fils, et il est du devoir
du monarque de veiller à cette succession. Sa responsabilité ne
s'arrête pas là : il est également de son devoir de veiller à
ce que les sujets de Pichrocole rentrent chez eux. S'il assure leur
protection contre l'esprit de vengeance des paysans, c'est en vertu
de ce droit à vivre sur ses terres : « en vos demeures et
dans vos familles », et non pas sur les terres usurpées. C'est
également ce qui justifie la mise en place de Régence de
Ponocrates, barrière efficace contre « la convoitise et la
cupidité » des administrateurs du royaume ; et c'est
encore ce qui explique la punition des « méchantes gens »,
pour éviter qu'ils ne « commett[ent] de nouveaux méfaits »,
c'est-à-dire « sortir de [leurs] frontières » et
envahir les royaumes voisins. Ainsi, la conservation des terres, des
biens et des sujets constitue bien le premier des devoirs du monarque
humaniste.
Eduquer
et montrer l'exemple : 18-21-22-23-28
18 |
« je lui
aurais donné à entendre » |
Lexique de la
compréhension |
Discours et parole
plutôt que guerre et imposition de sa volonté par la force |
21 |
« dirigé et
formé », « anciens princes et savants du royaume » |
Lexique de
l'éducation |
Importance de
l'éducation ; formation par des personnes ayant l'expérience
du gouvernement ou possédant un savoir = formation éclairée
(exactement comme l'a été Gargantua lui-même) |
22 |
« Ponocrates
soit intendant de tous les gouverneurs », « qu'il ait
l'autorité nécessaire », « qu'il veille sur
l'enfant » |
CL
de la supervision |
Mise en place de la
Régence : choix du Régent, homme sage, humaniste, homme de
confiance |
23 |
« tant qu'il
ne le jugera pas capable de gouverner » |
Lexique de
l'évaluation |
Confiance dans le
jugement de Ponocrates, homme éclairé
|
28 |
« homme
de raison », « noblesse de la pensée » |
Lexique
de l'intelligence et de la raison |
Foi
en l'intelligence |
Une
autre de ses missions consiste à donner l'exemple et à promouvoir
une éducation éclairée. Constituant le conte-point de Pichrocole,
Gargantua combat par la parole et non pas par les armes ; il a
foi en l'intelligence de ses interlocuteurs, et c'est grâce à cette
intelligence qu'il espère faire grandir l'humanité. L'absence de
Pichrocole le navre parce qu'il perd l'occasion d'argumenter face à
son ennemi, de le convaincre par la parole de la justesse de son
action : « je lui aurais donné à entendre »,
« entendre » signifiant ici « comprendre ».
Mais le géant enchaîne immédiatement sur le fils de Pichrocole,
reportant sur l'enfant ce qu'il ne peut pas dire au père. Et c'est
la raison pour laquelle il tient à ce que le garçon soit « dirigé »
et « formé » non pas par n'importe quel précepteur,
mais par des hommes d'expérience, les « anciens prince »,
et des hommes de connaissance, « les savants du royaume ».
Or cette instruction sera supervisée par le propre précepteur de
Gargantua, l'humaniste Ponocrates, à qui Gargantua confie le soin
d'évaluer la capacité à gouverner de l'enfant. Celui-ci devra donc
faire preuve d'intelligence et de sagesse, pour avoir le droit de
régner seul. Ce faisant, Gargantua prépare une paix durable entre
les deux royaumes. C'est encore à l'intelligence de ses anciens
ennemis qu'il fait appel lorsqu'il exprime sa foi en l'amplification
continuelle de la générosité consentie « en faveur d'un
homme de raison » : « homme de raison » et
« noblesse de la pensée » constituent les conditions de
la réussite d'une action généreuse. En prince humaniste, Gargantua
croit fermement que la raison et l'éducation éclairée favoriseront
les valeurs chrétiennes.
Rendre
une justice exemplaire : 14-15-16-27-29-30
14 |
« pardonne »,
« Dieu », « pardonner » |
C.L. De la religion |
Valeurs religieuses |
15 |
« chacun de
vous sera payé pour trois mois »
« six cents
hommes d'armes et huit mille hommes de pied » |
Chiffres de grande
valeur + accumulation (hyperbole?) |
Insistance sur la
générosité de Gargantua |
16 |
« générosité »,
« pardonne »,« francs et libres » ,
« retourner en vos familles » « délivre » |
CL de la clémence |
Mansuétude et
clémence
|
27 |
« augmente
et accroît les bienfaits », « s'amplifie
continuellement » |
Verbes
de gradation |
Caractère
contagieux de la clémence |
29 |
« méchantes
gens », « ce beau Marquet qui a été la source et la
cause initiale de cette guerre »,« qui auraient
encouragé ou glorifié » « qui ont négligé de
calmer sa tête folle » |
relatives
expliquant qui punir
|
Les responsables de
la guerre sont à punir |
30 |
Moïse
et Jules César |
Noms de personnes
célèbres de l'Histoire |
Exemples religieux
et militaire |
En
effet, le monarque idéal de Rabelais répand les idées chrétiennes
de pardon et de générosité. Tout un champ lexical de ces valeurs
religieuses émaille le discours : « pardonne »,
« Dieu », générosité », sans compter la formule
« Que Dieu soit avec vous ! ». Gargantua se montre
non seulement clément en rendant les vaincus « francs et
libres », mais également généreux par ses dons
hyperboliques : « chacun de vous sera payé pour trois
mois », « six cents hommes d'armes et huit mille hommes
de pieds ». Il applique ce en quoi il croit, à savoir qu'une
« action généreuse libéralement accomplie […] s'amplifie
continuellement », comme par effet boule de neige. Cependant,
générosité et pardon ne riment pas avec « faiblesse » :
les « méchantes gens », c'est-à-dire « ce beau
Marquet qui a été la source et la cause initiale de cette guerre »,
ainsi que tous ceux « qui auraient encouragé ou glorifié »
Pichrocole, ou « qui ont négligé de calmer sa tête folle »,
tous ceux-là sont exclus de l'action généreuse du fils de
Grandgousier. Il ne s'agit pas de vengeance, comme l'explique le
géant (lui-même protège les vaincus de la vengeance de ses
paysans), mais bien de justice d'inspiration quasiment divine,
puisque le premier exemple de Gargantua est Moïse, mais tempérée
d'expérience militaire, grâce au modèle de Jules César. Dès
lors, Gargantua se pose en prince juste et bon, mais suffisamment
lucide sur la nature humaine pour ne pas sombrer dans une foi naïve
en l'homme.
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