lundi 17 novembre 2014

Gargantua, LA n°2 : la harangue de Gargantua aux vaincus (chapitre 50)

Un exemple de commentaire rédigé à partir du tableau d'analyse :
  1.  Le discours d'un prince

    1. Un discours construit : 1-2-7-8
1 « je vous pardonne et vous délivre » Pronoms personnels « je » et « vous » Les marques du discours : locuteur et interlocuteurs
2 idem Présent d'énonciation Marque du discours : moment de l'énonciation


7

Progression du discours Discours construit :
-Générosité et protection de l'armée de Pichrocole
-Organisation de la Régence et de l'éducation du fils de Pichrocole
-Fermeté vis-à-vis des responsables de la guerre
8 « car », « de plus », « afin que », « mais » « puisque », comme », ... Connecteurs logiques Discours construit , logique de la progression

Il s'agit du discours de Gargantua aux vaincus, et qui fait pendant au discours de Grandgousier à Touquevillon, au chapitre 46. On reconnaît les marques du discours direct, notamment grâce aux pronoms personnels « je » et « vous ». On ne sait pas précisément qui désigne ce « vous », mais on suppose qu'il s'agit de l'armée de Pichrocole ; on constate également l'emploi du présent d'énonciation (« je vous délivre »), qui confirme que Gargantua parle devant une assemblée. Cette harangue a pour objectif de fixer les conditions de la reddition et de justifier les choix opérés. Elle est parfaitement construite : Gargantua commence par affirmer sa victoire, et en appelle à ses aïeux pour cautionner sa générosité à l'égard des vaincus. Puis il détaille l'organisation de la succession de Pichrocole, notamment la Régence, et termine sur une décision ferme à l'égard des responsables de la guerre. Toutes ces étapes s'enchaînent facilement, grâce à une utilisation abondante de connecteurs logiques : « car », « de plus », « afin que », « mais » « puisque », comme »... et aboutissent à l'instauration d'une sorte de traité que Gargantua a tenté de défendre.


    1. l'art de convaincre et de persuader : 3-4-5-9-10
3 « nos pères, nos aïeux et nos ancêtres » ; « Moïse, l'homme le plus doux », « Jules César, empereur si débonnaire » Enumération
Arguments d'autorité
Art de convaincre : montre que son comportement est légitime.
4 « ce penchant trop lâche et faible » Argument ad hominem Art de convaincre : méprise ceux qui n'agissent pas comme il le faudrait
5 « à cause de cette néfaste assurance de l'impunité » Argument logique Art de convaincre : donne une cause logique
9 « le temps qui ronge toute chose et les diminue, augmente et accroît les bienfaits » Sentence : présent de vérité générale, antithèse (chiasme) Discours d'un sage, universalité de la leçon ; registre didactique
10 « je considère » x 3 en début de paragraphes anaphore Gargantua martèle ses convictions. Art oratoire.

En effet, il a manié avec brio l'art oratoire, en multipliant les types d'arguments : arguments d'autorité d'abord, lorsqu'il déploie une énumération désignant ses ancêtres : « nos pères, nos aïeux et nos ancêtres », ou lorsqu'il prend l'exemple de « Moïse » et « Jules César », tous deux définis par des appositions élogieuses : « l'homme le plus doux » ou « empereur si débonnaire ». Si les premiers donnent l'exemple de la bienveillance à l'égard des vaincus, les seconds autorisent, quant à eux, la punition des responsables ennemis. Les uns et les autres fournissent des modèles de conduite à Gargantua, qui légitime ainsi sa conduite. Le géant confirme sa décision de punir les décideurs grâce à un argument ad hominem : « ce penchant trop lâche et trop faible » caractérise ceux qui pardonnent aux méchants, Gargantua s'excluant implicitement de cette engeance. Enfin, il utilise un argument logique : « occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits à cause de cette néfaste assurance de l'impunité », montrant ainsi la rigueur de son raisonnement. Mais pour assurer son emprise sur son auditoire, il ajoute quelques effets rhétoriques, comme l'énonciation d'une sentence au présent de vérité générale : « le temps qui ronge toute chose et les diminue, augmente et accroît les bienfaits » pour assurer la sagesse de sa décision, ou l'anaphore de « je considère », en fin de discours, qui martèle avec force sa conviction profonde. Ainsi, c'est en alliant art de convaincre et force de persuasion que gargantua espère rallier son auditoire à sa cause.


    1. l'autorité du prince : 6-11-12-13
6 « je vous pardonne et vous délivre » Verbes performatifs La parole tient lieu d'action : c'est le signe de la grandeur de Gargantua.
11 « je veux » ; « je veux et j'ordonne » Verbes d'ordre Marques d'autorité
12 « je » Pronom de la 1ère personne du singulier Gargantua décide seul : autorité
13 « il sera dirigé et formé »


Futur à modalité jussive


Marque d'autorité : décision irrévocable.


26 « je veux que vous me livriez avant de partir » Subjonctif présent + proposition infinitive marquant la condition (vous ne partirez que si vous me livrez) Fermeté vis-à-vis des responsables de la guerre ; Gargantua fixe les conditions de la reddition des vaincus, dans un traité militaire strict.

Cependant, en tant que vainqueur d'une part, et prince d'autre part, il a toute latitude pour imposer ses décisions aux vaincus, ce qui nous laisse penser que son jeu de persuasion a plus pour objectif de gagner la « vivante reconnaissance des hommes », plutôt que de leur laisser le choix de négocier les conditions de leur reddition. Les marques de l'autorité de Gargantua sont nombreuses : outre l'utilisation fréquente du « je », qui montre que Gargantua est le sujet de toutes les prises de décision, on remarque l'emploi de verbes de volonté forte : « je veux et j'ordonne ». Par ailleurs, lorsque le géant organise l'éducation du fils de Pichrocole, il utilise le futur à modalité jussive : « il sera dirigé et formé », pour affirmer sa résolution. Bien plus, comme pour toute autorité investie d'un certain pouvoir, sa parole peut tenir lieu d'action : lorsqu'il déclare « je vous pardonne et vous délivre », les verbes performatifs accomplissent, au moment où ils sont prononcés, le pardon et la libération. Enfin, toute la harangue aboutit à une conclusion indiscutable pour les vaincus : « je veux que vous me livriez avant de partir » ; plus qu'une conclusion, c'est surtout une condition de leur libération que dicte la proposition infinitive. Autrement dit, les vaincus n'ont pas d'autre choix que d'accepter le traité de Gargantua s'ils veulent espérer revoir leur famille. Ainsi, la stratégie argumentative du prince n'a pas pour enjeu une décision, puisque celle-ci est déjà prise, mais bien de d'ériger les « trophées et [les] monuments dans les cœurs des vaincus », rallier ces derniers à sa cause.

  1. Qui dessine la figure du monarque humaniste idéal :

    1. Protéger et conserver : 17-19-20-24-25

17 « vous conduiront en sûreté », « vous éviter d'être malmenés » CL de la protection Responsabilité du monarque à l'égard de ses sujets : protection assurée
19 « cette guerre s'était faite […] sans que j'aie espéré accroître mes biens ou ma renommée » négation Refus de la guerre de conquête (mais par ailleurs, gargantua n'est pas un pacifiste pur, puisqu'il accepte la guerre défensive)
20 « je veux que son royaume revienne tout entier à son fils » ; « générosité héréditaire des mes parents » ; Lexique de la filiation Gargantua reconnaît le droit héréditaire + foi en la noblesse naturelle (acquise par hérédité)
24 « convoitise et cupidité de ses administrateurs » ; « malmenés par les paysans » Énumération de vices Lucidité quant à la nature humaine => rôle du gouvernement est de protéger contre la faiblesse humaine et l'esprit de vengeance
25 « commettre de nouveaux méfaits », « sortir de ses frontières », « nous tourmenter ainsi », Verbes d'action  énumération des méfaits des « méchants » : envahir un royaume, causer de la souffrance

Tout d'abord, Gargantua refuse de planter purement et brutalement son drapeau sur le territoire des vaincus. Il l'affirme au début de son discours, c'est leur « vivante reconnaissance » qu'il recherche, non des « terres conquises ». D'ailleurs, il précise qu'il a été engagé dans la guerre contre son gré, « sans que j'espère accroître mes biens ou ma renommée » : il s'agissait d'une guerre défensive, non pas d'une guerre de conquête. Et malgré sa victoire sur Pichrocole, il ordonne « que son royaume revienne tout entier à son fils », il ne profite aucunement de la situation, mais respecte scrupuleusement le droit héréditaire. De même que lui, Gargantua, héritera du royaume de Grandgousier, de même, il est juste que le fils de Pichrocole hérite des terres de son père. Le géant insiste non seulement sur ce droit héréditaire matériel, mais également sur le devoir de l'héritage axiologique (= le fait d'hériter de valeurs), comme lorsqu'il affirme « ne voulant donc manquer en rien à la générosité héréditaire de mes parents ». Pour lui, la filiation revêt une importance capitale : les biens et les valeurs doivent se transmettre de père en fils, et il est du devoir du monarque de veiller à cette succession. Sa responsabilité ne s'arrête pas là : il est également de son devoir de veiller à ce que les sujets de Pichrocole rentrent chez eux. S'il assure leur protection contre l'esprit de vengeance des paysans, c'est en vertu de ce droit à vivre sur ses terres : « en vos demeures et dans vos familles », et non pas sur les terres usurpées. C'est également ce qui justifie la mise en place de Régence de Ponocrates, barrière efficace contre « la convoitise et la cupidité » des administrateurs du royaume ; et c'est encore ce qui explique la punition des « méchantes gens », pour éviter qu'ils ne « commett[ent] de nouveaux méfaits », c'est-à-dire « sortir de [leurs] frontières » et envahir les royaumes voisins. Ainsi, la conservation des terres, des biens et des sujets constitue bien le premier des devoirs du monarque humaniste.

    1. Eduquer et montrer l'exemple : 18-21-22-23-28

18 « je lui aurais donné à entendre » Lexique de la compréhension Discours et parole plutôt que guerre et imposition de sa volonté par la force
21 « dirigé et formé », « anciens princes et savants du royaume » Lexique de l'éducation Importance de l'éducation ; formation par des personnes ayant l'expérience du gouvernement ou possédant un savoir = formation éclairée (exactement comme l'a été Gargantua lui-même)
22 « Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs », « qu'il ait l'autorité nécessaire », «  qu'il veille sur l'enfant » CL de la supervision Mise en place de la Régence : choix du Régent, homme sage, humaniste, homme de confiance
23 « tant qu'il ne le jugera pas capable de gouverner » Lexique de l'évaluation Confiance dans le jugement de Ponocrates, homme éclairé
28 « homme de raison », « noblesse de la pensée » Lexique de l'intelligence et de la raison Foi en l'intelligence

Une autre de ses missions consiste à donner l'exemple et à promouvoir une éducation éclairée. Constituant le conte-point de Pichrocole, Gargantua combat par la parole et non pas par les armes ; il a foi en l'intelligence de ses interlocuteurs, et c'est grâce à cette intelligence qu'il espère faire grandir l'humanité. L'absence de Pichrocole le navre parce qu'il perd l'occasion d'argumenter face à son ennemi, de le convaincre par la parole de la justesse de son action : « je lui aurais donné à entendre », « entendre » signifiant ici « comprendre ». Mais le géant enchaîne immédiatement sur le fils de Pichrocole, reportant sur l'enfant ce qu'il ne peut pas dire au père. Et c'est la raison pour laquelle il tient à ce que le garçon soit « dirigé » et « formé » non pas par n'importe quel précepteur, mais par des hommes d'expérience, les « anciens prince », et des hommes de connaissance, « les savants du royaume ». Or cette instruction sera supervisée par le propre précepteur de Gargantua, l'humaniste Ponocrates, à qui Gargantua confie le soin d'évaluer la capacité à gouverner de l'enfant. Celui-ci devra donc faire preuve d'intelligence et de sagesse, pour avoir le droit de régner seul. Ce faisant, Gargantua prépare une paix durable entre les deux royaumes. C'est encore à l'intelligence de ses anciens ennemis qu'il fait appel lorsqu'il exprime sa foi en l'amplification continuelle de la générosité consentie « en faveur d'un homme de raison » : « homme de raison » et « noblesse de la pensée » constituent les conditions de la réussite d'une action généreuse. En prince humaniste, Gargantua croit fermement que la raison et l'éducation éclairée favoriseront les valeurs chrétiennes.

    1. Rendre une justice exemplaire : 14-15-16-27-29-30

14 « pardonne », « Dieu », « pardonner » C.L. De la religion Valeurs religieuses
15 « chacun de vous sera payé pour trois mois »
« six cents hommes d'armes et huit mille hommes de pied »
Chiffres de grande valeur + accumulation (hyperbole?) Insistance sur la générosité de Gargantua
16 « générosité », « pardonne »,« francs et libres » , « retourner en vos familles » « délivre » CL de la clémence Mansuétude et clémence


27 « augmente et accroît les bienfaits », « s'amplifie continuellement » Verbes de gradation Caractère contagieux de la clémence
29 « méchantes gens », « ce beau Marquet qui a été la source et la cause initiale de cette guerre »,« qui auraient encouragé ou glorifié » « qui ont négligé de calmer sa tête folle » relatives expliquant qui punir Les responsables de la guerre sont à punir
30 Moïse et Jules César Noms de personnes célèbres de l'Histoire Exemples religieux et militaire

En effet, le monarque idéal de Rabelais répand les idées chrétiennes de pardon et de générosité. Tout un champ lexical de ces valeurs religieuses émaille le discours : « pardonne », « Dieu », générosité », sans compter la formule « Que Dieu soit avec vous ! ». Gargantua se montre non seulement clément en rendant les vaincus « francs et libres », mais également généreux par ses dons hyperboliques : « chacun de vous sera payé pour trois mois », « six cents hommes d'armes et huit mille hommes de pieds ». Il applique ce en quoi il croit, à savoir qu'une « action généreuse libéralement accomplie […] s'amplifie continuellement », comme par effet boule de neige. Cependant, générosité et pardon ne riment pas avec « faiblesse » : les « méchantes gens », c'est-à-dire « ce beau Marquet qui a été la source et la cause initiale de cette guerre », ainsi que tous ceux « qui auraient encouragé ou glorifié » Pichrocole, ou « qui ont négligé de calmer sa tête folle », tous ceux-là sont exclus de l'action généreuse du fils de Grandgousier. Il ne s'agit pas de vengeance, comme l'explique le géant (lui-même protège les vaincus de la vengeance de ses paysans), mais bien de justice d'inspiration quasiment divine, puisque le premier exemple de Gargantua est Moïse, mais tempérée d'expérience militaire, grâce au modèle de Jules César. Dès lors, Gargantua se pose en prince juste et bon, mais suffisamment lucide sur la nature humaine pour ne pas sombrer dans une foi naïve en l'homme.

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