Comment
chaque personnage rend-il compte de ses pensées et sentiments du
prisonnier sur son emprisonnement ?
Texte
A : Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné, 1829.
[Il
s'agit de l'incipit du roman.]
Bicêtre1.
Condamné
à mort !
Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !
Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d'inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des jeunes filles, de splendides chapes2 d'évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C'était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j'étais libre.
Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n'ai plus qu'une pensée, qu'une conviction, qu'une certitude : condamné à mort !
Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.
Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrain horrible à toutes les paroles qu'on m'adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ; m'obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d'un couteau.
Je viens de m'éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : - Ah ! ce n'est qu'un rêve ! - Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entr'ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne3 reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : - Condamné à mort !
Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !
Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d'inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des jeunes filles, de splendides chapes2 d'évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C'était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j'étais libre.
Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n'ai plus qu'une pensée, qu'une conviction, qu'une certitude : condamné à mort !
Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.
Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrain horrible à toutes les paroles qu'on m'adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ; m'obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d'un couteau.
Je viens de m'éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : - Ah ! ce n'est qu'un rêve ! - Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entr'ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne3 reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : - Condamné à mort !
1
- Prison de Paris.
2 - Longs manteaux.
3 - Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.
2 - Longs manteaux.
3 - Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.
Texte
B : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839
[Fabrice
del Dongo est un jeune noble originaire de Parme, engagé dans les
troupes de Napoléon 1er. Son tempérament fougueux l'entraîne dans
des aventures amoureuses qui se soldent par un duel au cours duquel
il tue son adversaire. II est emprisonné dans la tour Farnèse et
tombe amoureux de Clélia Conti, fille du gouverneur de la prison
dans laquelle il se trouve.]
Ce
fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef-
d'œuvre du général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom
d'Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux
fenêtres ; la vue qu'on avait de ces fenêtres grillées1
était sublime : un seul petit coin de l'horizon était caché, vers
le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur,
qui n'avait que deux étages ; le rez-de-chaussée était occupé par
les bureaux de l'état-major ; et d'abord les yeux de Fabrice furent
attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient,
dans de jolies cages, une grande quantité d'oiseaux de toute sorte.
Fabrice s'amusait à les entendre chanter, et à les voir saluer les
derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers2
s'agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n'était pas
à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se trouvait à
cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur les
oiseaux.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. « C'est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup : « Mais ceci est-il une prison ? est-ce là ce que j'ai tant redouté ? » Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. « C'est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup : « Mais ceci est-il une prison ? est-ce là ce que j'ai tant redouté ? » Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
1
- Fenêtres avec une grille.
2 - Gardiens de prison.
2 - Gardiens de prison.
Texte
C : Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1845.
[Edmond
Dantès est un marin qui a fait fortune au cours de ses différents
voyages à l'étranger [sic]. A l'âge de dix-neuf ans et le
jour même de ses noces, il est emprisonné sur une fausse accusation
portée par ceux qui jalousent sa fortune et son épouse. Il restera
quatorze ans prisonnier au château d'If près de Marseille.]
Malgré
ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier. Alors son esprit
devint sombre, un nuage s'épaissit devant ses yeux. Dantès était
un homme simple et sans éducation ; le passé était resté pour lui
couvert de ce voile sombre que soulève la science. Il ne pouvait,
dans la solitude de son cachot et dans te désert de sa pensée,
reconstruire les âges révolus, ranimer les peuples éteints,
rebâtir les villes antiques, que l'imagination grandit et poétise,
et qui passent devant les yeux, gigantesques et éclairées par le
feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn1 ;
lui n'avait que son passé si court, son présent si sombre, son
avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière à méditer peut-être
dans une éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui
venir en aide : son esprit énergique, et qui n'eût pas mieux aimé
que de prendre son vol a travers les âges, était forcé de rester
prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à
une idée, à celle de son bonheur détruit sans cause apparente et
par une fatalité inouïe ; il s'acharnait sur cette idée, la
tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour
ainsi dire à belles dents, comme dans l'enfer de Dante l'impitoyable
Ugolin2 dévore le crâne de l'archevêque Roger. Dantès
n'avait eu qu'une foi passagère, basée sur la puissance ; il la
perdit comme d'autres la perdent après le succès. Seulement, il
n'avait pas profité.
La rage succéda à l'ascétisme3. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d'horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s'en prenait avec fureur à tout ce qui l'entourait, et surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de sable, un fétu de paille, un souffle d'air.
La rage succéda à l'ascétisme3. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d'horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s'en prenait avec fureur à tout ce qui l'entourait, et surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de sable, un fétu de paille, un souffle d'air.
1
- Martinn : peintre romantique anglais.
2 - Ugolin : héros tragique de la Divine Comédie écrite par le poète italien Dante. Il est condamné à mourir de faim après avoir mangé ses propres enfants.
3 - Ici, le personnage se replie sur une seule pensée.
2 - Ugolin : héros tragique de la Divine Comédie écrite par le poète italien Dante. Il est condamné à mourir de faim après avoir mangé ses propres enfants.
3 - Ici, le personnage se replie sur une seule pensée.
Texte
D : Albert Camus, L'Etranger, 1942.
[Meursault,
le narrateur, se laisse entraîner dans une histoire de vengeance qui
le conduit à tuer un homme. Il est aussitôt mis en prison.]
Quand
je suis entré en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de
souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes
cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j'ai demandé qu'on
me les rende. Mais on m'a dit que c'était défendu. Les premiers
jours ont été très durs. C'est peut-être cela qui m'a le plus
abattu. Je suçais des morceaux de bois que j'arrachais de fa planche
de mon lit. Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle.
Je ne comprenais pas pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de
mal à personne. Plus tard, j'ai compris que cela faisait partie
aussi de la punition. Mais à ce moment-là, je m'étais habitué à
ne plus fumer et cette punition n'en était plus une pour moi.
A part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'était un avantage.
A part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'était un avantage.
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