vendredi 10 mai 2019

LA La Boétie, "Du pain et des jeux"


L.A La Boétie: Les appâts de la servitude

I. Un pamphlet qui emporte l’adhésion du lecteur / Une stratégie argumentative efficace

A. Un texte fondé sur une grande culture
Tout le texte est organisé autour de faits historiques datant de l’Antiquité :
1er paragraphe : conquête de la Lydie par Cyrus le Grand, en 547 avt J-C. Cyrus est le fondateur de l’empire Perse, il a conquis de très nombreux pays pour élargir son empire, mais à chaque fois en épargnant les rois des pays conquis et en leur octroyant de nombreuses richesses.
2ème paragraphe : élargissement à « la plupart » des tyrans + « peuples anciens » l.20 et « anciens tyrans » l.22
3ème paragraphe : « les tyrans romains », notamment « Tibère et Néron » qui sont restés dans l’histoire comme des empereurs fous et sanguinaires, ce que La Boétie résume par « cruauté de ces empereurs magnifiques ».
x nombreux noms propres de personnages ou villes historiques : Cyrus, Crésus, Lydiens, Sardes puis Tibère et Néron l.34.
x Evocation de la conquête historique de la Lydie avec le C.L de l’usurpation : « se fut emparé de leur capitale » l.2, « « pris pour captif » l.2, « réduits à l’obéissance » l.4, « « assurer la possession » l.6, « obligeait les citoyens » l.7
x Lexique des objets ou de différentes réalités propres à l’Antiquité : les jeux (« gladiateurs », « bêtes curieuses », « théâtre »), la monnaie (« sesterces »), les mesures (« septier », « quart de blé »), l’armée (« décuries »)…
x Explication de l’étymologie du terme « ludi » (qui a donné « ludique ») par le comportement des Lydiens. Il s’agit d’une antonomase (un nom propre devient un nom commun). Lexique du jeux : « s’amusèrent » l.8, « toutes sortes de jeux » l.8-9, « passe-temps » l.10.
x référence à la « République de Platon » : La République est un ouvrage de philosophie politique, écrit par Platon et qui propose une République idéale, fondée sur le travail, l’éducation, la justice et la vertu des dirigeants.

LB est donc un érudit, il fait reposer sa démonstration sur une grande culture de l’Antiquité, apparentant son discours à un argument d’autorité. Ce faisant, il acquiert la confiance du lecteur.

B. Un discours polémique et véhément
x des jugements de valeurs de LB : « niaisement » l.24, « vain  plaisir » l.23, « c’était pitié » l.30
x des formules d’étonnement : « c’était chose merveilleuse » l.17 (attention, « merveilleux » signifie ici : qui provoque un vif étonnement) , « admirable » l.5
x des désignations méprisantes : « cette canaille » l. 27, « ces lourdeaux » .31,
x des expressions polysémiques : « ces misérable » l. 8 (1) qui vit dans la pauvreté ; 2) qui est immoral)
x des hyperboles : « se laisse aller plus qu’à toute autre chose » l27,
x de très nombreuses accumulations qui insistent sur la bêtise ou la faiblesse du peuple.
x de l’ironie : 
- « ces empereurs magnifiques » l.35 = sorte de discours indirect libre qui révèle la pensée des peuples bernés ;
- « en bénissant Tibère et Néron » l.34 : hyperbole ironique qui se moque de leur crédulité.
- L’exclamation « Vive le Roi ! » l.30, en décalage avec la réalité subie participe aussi de l’ironie (tragique) du discours.
x A la fin du texte, LB dévoile les conséquences concrètes et tragiques de cette servitude dans une accumulation ternaire (« abandonner ses biens…, ses enfants, son sang même… ») l.34-35 = registre tragique et pathétique.

C’est paradoxalement au peuple que LB s’en prend, comme si sa servitude et ses maux étaient de sa responsabilité.

C. Un discours qui réveille la lucidité du lecteur
x Prise à partie du lecteur l.14 : « Ne croyez pas » : LB cherche à détromper le lecteur, à lui ouvrir les yeux.
x Précision importante : cette servitude semble ne concerner que le « peuple ignorant » l.13, les « lourdeaux » l.31 : appel implicite à la culture, à l’instruction.
x appel à la lucidité avec l’adjectif« évidente » dès la 1ère ligne, et surtout le fait que LB dévoile l’envers des apparences, l. 18 à 24 notamment en montrant que le peuple se laisse berner par une apparence trompeuse : C.L de l’apparence : « images brillantes » l.25, « éblouissait » l.23, « trouvant beaux » l.23, mais aussi référence aux divertissements jouant sur l’illusion : « théâtre », « médailles », « tableaux ».
x Nombreuses expressions de causalité, mettant en évidence le lien logique entre l’attitude du peuple et son asservissement : « pour s’en assurer » l.5, « il se trouva si bien… que par la suite... » l.7, « si bien que » l.9, « ces peuples qui se laissent aller… pour la moindre douceur » l.17, « ils se laissent aller… pour peu qu’on les chatouille » l.18, « ainsi » l.22 et 28.
x l.12 à 18 : utilisation du présent qui actualise le danger de la servitude (il concerne non seulement les peuples anciens, mais aussi les contemporains de La Boétie ou des lecteurs modernes) :
- deux maximes : « tel est le pendant naturel du peuple ignorant » l.12-13 + « il est soupçonneux envers… et confiant envers... » l.13-14 = vérité générale, universalité de ces vérités.
- comparaison avec les oiseaux et poissons au présent : « tous ces peuples qui se laissent promptement allécher » l.16, comme si ce constat était toujours d’actualité.
- Reprise des mêmes termes et toujours au présent, dans la phrase suivante l.17-18 : « se laissent aller si promptement » → comme si LB insistait sur la danger réel et toujours présent de la servitude.

LB cherche à déciller le lecteur pour qu’il prenne conscience du rapport entre sa son attitude et celle des dirigeants et qu’il se questionne sur sa propre situation.

II. Pour dénoncer la responsabilité du peuple dans sa propre servitude

A. Faire le constat de la ruse des tyrans
x Gradation dans le jugement de LB à l’égard des tyrans :
- peu de jugement de valeur à propos de Cyrus, si ce n’est pour constater son intelligence : « ruse » l.1, « expédient admirable » l.5, son esprit esthète (« ne voulant pas saccager une aussi belle ville ») l.4 et gestionnaire (« ni être obligé d’y tenir une armée » l.5).
- les tyrans du 2ème paragraphe sont plus méprisés puisqu’ils agissent « en cachette » l.12 : C.L de la dissimulation : « en cachette » l.12, « trompe » l.14, « hameçon » l.16.
- Tibère et Néron sont, eux, franchement dénoncé par leur monstruosité en gradation : « avidité » l.34, « luxure » et « cruauté » l.35. Ils ressemblent à des vampires se nourrissant du « sang » (l.35) du peuple.
x LB insiste sur le fait que cette générosité apparente des tyrans n’est qu’une ruse : C.L très fourni (« « ruse », « expédient », « employaient », « outils », « moyens », « pratique » )
x La ruse des tyrans se subdivise en plusieurs méthodes :
- assouvir les bas instincts du peuple : accumulation « bordels, tavernes, jeux publics » l.6 = du sexe, de l’alcool, des jeux.
- « endormir leurs sujets » (l.22) en leur donnant de nombreuses occupations (des « divertissements », au sens pascalien) : nouvelle accumulation, plus longue, l.18-19 : « le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux » = rassemblés sous la désignation de « drogues », c’est-à-dire, au XVIème siècle, un remède, un produit pharmaceutique à connotation péjorative. Objectif : « abruti[r] » le peuple.
- être aimé du peuple en se montrant généreux : accumulation l.29-30 : « largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce » qui aboutit à la réaction « Vive la Roi ! » l.30 «  et « bénissant » l.33

B. Dénoncer la bêtise du peuple
x « abêtir » l.1 : littéralement, transformer en bêtes.
x de fait, de nombreuses images (métaphores et comparaison) du peuple animalisé : « oiseau » et « poissons » l.15, animaux réputés sans intelligence
x comme des animaux, ne pensent qu’à l’assouvissement de leurs instincts : manger et festoyer.
x comme les animaux, se laissent appâter : « ver », « pipée », « hameçon », « appâts »
x paradoxe qui souligne l’absence de lucidité du peuple : « soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe » l.13-14
x comparaison avec des « petits enfants » l.24, mais en défaveur du peuple « plus mal que les petits enfants » l. 24 ; terme « chatouille » assez enfantin = immaturité du peuple.
x C.L de la bêtise : « abêtir » l.1, « abrutis » l.23, « niaisement » l.24
x le peuple est inconséquent et ne vit que dans l’instant présent : antithèse entre « aujourd’hui » et « le lendemain » l.33-34 : aujourd’hui, le peuple « ramassait » des biens, alors le lendemain, il est « contraint d’abandonner ses biens », avec une gradation dans ce qu’il abandonne : d’abord ses biens, puis ses enfants, enfin son sang.

C. Dénoncer la passivité du peuple, donc sa complicité
x terme « efféminer » l.11 = en opposition avec des termes guerriers « révoltés » l.3, « tirer l’épée » l.8 (dans la représentation de La Boétie, la virilité consiste à faire la guerre).
x nombreuses formules insistant sur la passivité du peuple : « se laissent allécher » l.16, « se laissent aller » l.17-18, « se laisse aller » l.27
x même au pire de son asservissement, le peuple ne réagit pas : parallélisme des deux dernières propositions négatives : « ne disait mot, pas plus qu’une pierre, et ne se remuait pas plus qu’une souche » l.35-36. Deux comparaisons peu flatteuses : peuple réduit à l’état de « pierre » et de « souche » l. 36.
x tout ce qui est reproché au peuple : il se prélasse dans les plaisirs (C.L du plaisir : « friandise » l.15, « douceur » l.17, « plaisirs » l.23), notamment ceux de la gourmandise : très nombreuses références à la nourriture, qu’il s’agisse du « ver » qui sert d’appât aux poissons, du verbe « goûter » l.17, ou du C.L de la nourriture du dernier paragraphe (« gorgeant », « bouche », « écuelle de soupe », « blé », « vin », « festin »). Mais cette boulimie est surtout à comprendre comme une métaphore de l’avidité et de la cupidité du peuple, finalement identique à celle des tyrans.
x image saisissante de l’individu qui préfère son « écuelle de soupe » à sa « liberté ».
x polyptote « allécher » l.16, « allèchements » l.21 qui insiste sur la faiblesse du peuple soumis à ses plaisirs.
x C.L de la servitude qui parsème tout le texte : « réduits à l’obéissance » l.4, « servitude » l.17, répété l.20, « liberté ravie » l.20-21, « « tyrannie » l.21, « joug » l.22, « servir » l.24 - par opposition au C.L du plaisir = le plaisir conduit à la servitude.
x l’accumulation ternaire l.20 : « les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie » = forme d’insistance pour bien marquer les conséquences réelles de l’acceptation des plaisirs.
x Enchaînement logique des événements : « auparavant » l. 32, « aujourd’hui » l.33, « le lendemain » l.34 : c’est le peuple qui est l’instrument de sa propre ruine, dans un cercle vicieux qui va de l’usurpation de ses biens, à la redistribution d’une partie de ces biens, pour aboutir à la ruine totale des sujets.
x tragique échos entre le peuple qui « se gorgeait » l.33 et « l’avidité » des tyrans l. 34 : comme si l’un était la cause de l’autre, donc comme si le peuple était responsable de sa propre perte.
x parallélisme des lignes 20 et 21 : « [les] drogues de cette espèces étaient pour les peuples anciens » / « Ces allèchements étaient ceux qu’employaient les anciens tyrans » → complicité entre le peuple et les tyrans.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire