vendredi 25 janvier 2019

G.T Sur l'histoire du théâtre (1ères)


Corneille, Le Cid, 1637 - Acte 1 , Scène 4
Don Diègue, le père de Rodrigue, se lamente : ayant subi un violent affront de la part de Don Gomès, le père de Chimène, Don Diègue sent avec désespoir le poids des ans qui l’empêche de se faire justice par lui-même. Il est obligé de demander à son fils de le venger.

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleurs mains.

Molière, Tartuffe, 1669 - Acte I, Scène 2
Tartuffe est un imposteur : il est arrivé dans la maison d’Orgon en se faisant passer pour un homme très pieux alors qu’en réalité, il convoite la femme et la fortune d’Orgon. Dorine, la domestique, a compris son double jeu.

TARTUFFE, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai, partager les deniers.
DORINE, à part. Que d’affectation et de forfanterie !
TARTUFFE. Que voulez-vous ?
DORINE.  Vous dire…
TARTUFFE, tirant un mouchoir de sa poche.  Ah ! mon Dieu ! je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
DORINE. Comment !
TARTUFFE.  Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
DORINE. Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
TARTUFFE. Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.
DORINE. Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.
TARTUFFE. Hélas ! très volontiers.

Racine, Phèdre, 1677 - acte I, scène 3
Phèdre, la femme de Thésée, est mourante et cherche à mourir. Elle explique à sa confidente, Oenone, ce qui a causé sa perte : elle est tombée amoureuse d’Hippolyte, le fils de son mari, et ne réussit pas à se défaire de cet amour honteux.

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous ses lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
[…] J'ai conçu pour mon crime une juste terreur :
J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats :
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.

Marivaux, l’Ile des esclaves, 1725, acte I , scène 2
Iphicrate et Arlequin viennent de faire naufrage sur une île. Arlequin décide de ne plus obéir à son maître et celui-ci s’apprête alors à le battre. Arrive alors le gouverneur de l’île, Trivelin, accompagné d’autres personnes.

TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. −  Arrêtez, que voulez-vous faire ?
IPHICRATE. −  Punir l'insolence de mon esclave.
TRIVELIN. −  Votre esclave ! vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade ; elle est à vous.
ARLEQUIN. −  Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes !
TRIVELIN. −  Comment vous appelez-vous ?
ARLEQUIN. −  Est-ce mon nom que vous demandez ?
TRIVELIN. −  Oui vraiment.
ARLEQUIN. −  Je n'en ai point, mon camarade.
TRIVELIN. −  Quoi donc, vous n'en avez pas ?
ARLEQUIN. −  Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
TRIVELIN. −  Hé ! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il ?
ARLEQUIN. −  Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est le seigneur Iphicrate.
TRIVELIN. −  Eh bien ! changez de nom à présent ; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître. −  Oh, oh, que nous allons rire ! seigneur Hé !
TRIVELIN, à Arlequin. −  Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
ARLEQUIN. −  Oui, oui, corrigeons, corrigeons !
IPHICRATE, regardant Arlequin.−  Maraud !
ARLEQUIN. −  Parlez donc, mon bon ami ; voilà encore une licence qui lui prend ; cela est-il du jeu ?
TRIVELIN, à Arlequin.−  Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous est permis à présent ; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous ; ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
ARLEQUIN. −  Ah ! la belle charge !
IPHICRATE. −  Moi, l'esclave de ce misérable !
TRIVELIN. −  Il a bien été le vôtre.
ARLEQUIN. −  Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.
IPHICRATE. −  Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un bâton.
ARLEQUIN. −  Camarade, il demande à parler à mon dos, je le mets sous la protection de la république, au moins.
TRIVELIN. −  Ne craignez rien.

Beaumarchais, le Mariage de Figaro, 1778 - Acte V - Scène III
Dans cette comédie qui est aussi le plus grand triomphe du siècle au théâtre, un valet, Figaro, tente de lutter contre son employeur, le Comte, qui entend user de son droit de cuissage : l’usage admet en effet qu’un seigneur dépucelle sa domestique le soir de ses noces. Dans cet extrait du très long monologue de Figaro, ce dernier croit que sa future promise l’a trahi et qu’elle a fixé un rendez-vous amoureux au comte.

FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !…

Beaumarchais, La Mère coupable, 1792 acte IV, Scène XVII
Le comte Almaviva vient d’obtenir la preuve de ce qu’il soupçonnait depuis toujours : Léon n’est pas son fils, La comtesse Rosine a eu cet enfant avec un autre il y a vingt ans. Il vient de faire avouer sa femme, qui s’est évanouie de désespoir. Suzanne et Figaro sont les domestiques.

LEON, lui tenant le flacon sous le nez : Si l’on pouvait la faire respirer ! O Dieu ! rends-moi ma malheureuse mère !… La voici qui revient…
SUZANNE, pleurant : Madame ! allons, Madame !…
LA COMTESSE, revenant à elle : Ah ! qu’on a de peine à mourir !
LEON, égaré : Non, Maman ; vous ne mourrez pas !
LA COMTESSE, égarée : O ciel ! entre mes juges ! entre mon époux et mon fils ! Tout est connu… et criminelle envers tous deux… (Elle se jette à terre et se prosterne.) Vengez-vous l’un et l’autre ! il n’est plus de pardon pour moi ! (Avec horreur.) Mère coupable ! épouse indigne ! un instant nous a tous perdus. J’ai mis l’horreur dans ma famille ! J’allumai la guerre intestine entre le père et les enfants ! Ciel juste ! il fallait bien que ce crime fût découvert ! Puisse ma mort expier mon forfait !
LE COMTE, au désespoir : Non, revenez à vous ! votre douleur a déchiré mon âme ! Asseyons-la. Léon !… Mon fils ! (Léon fait un grand mouvement.) Suzanne, asseyons-la. [...]
LA COMTESSE, priant, renversée : Dieu de bonté ! fais que je meure !
LEON, en l’asseyant mieux : Non, Maman, vous ne mourrez pas, et nous réparerons nos torts. Monsieur ! vous que je n’outragerai plus en vous donnant un autre nom, reprenez vos titres, vos biens ; je n’y avais nul droit : hélas ! je l’ignorais. Mais, par pitié, n’écrasez point d’un déshonneur public cette infortunée qui fut vôtre… Une erreur expiée par vingt années de larmes est-elle encore un crime, alors qu’on fait justice ? Ma mère et moi, nous nous bannissons de chez vous.
LE COMTE, exalté : Jamais ! Vous n’en sortirez point.
LEON : Un couvent sera sa retraite ; et moi, sous mon nom de Léon, sous le simple habit d’un soldat, je défendrai la liberté de notre nouvelle patrie. Inconnu, je mourrai pour elle, ou je la servirai en zélé citoyen. (Suzanne pleure dans un coin ; Figaro est absorbé dans l’autre.)
LA COMTESSE, péniblement : Léon ! mon cher enfant ! ton courage me rend la vie ! Je puis encore la supporter, puisque mon fils a la vertu de ne pas détester sa mère. Cette fierté dans le malheur sera ton noble patrimoine. Il m’épousa sans biens ; n’exigeons rien de lui. Le travail de mes mains soutiendra ma faible existence ; et toi, tu serviras l’État.
LE COMTE, avec désespoir : Non, Rosine ! jamais. C’est moi qui suis le vrai coupable ! de combien de vertus je privais ma triste vieillesse !…

Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834, Acte IV, scène 11
Florence, 1537. Le duc Alexandre de Médicis fait régner la débauche et la tyrannie. Son cousin Lorenzo, que le peuple appelle avec mépris Lorenzaccio, est devenu, depuis deux ans, son compagnon de débauche dans le seul but de l'assassiner. Un soir, il a fait semblant d’arranger pour le duc un rendez-vous avec sa tante Catherine dans sa propre chambre, où il a pris soin, avec son valet Scoronconcolo, d'habituer les voisins au tapage.

LE DUC. — Je suis transi, - il fait vraiment froid. (Il ôte son épée). Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc ?
LORENZO. —  Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main. 
(Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.)
LE DUC. — Tu sais que je n'aime pas les bavardages, et il m'est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. - A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi ?
LORENZO. — Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.
LE DUC. — Va donc chercher ta tante.
LORENZO. — Dans un instant. 
(Il sort.)
LE DUC, 
seul. — Faire la cour à une femme qui vous répond « oui » lorsqu'on lui demande « oui ou non » cela m'a toujours paru très sot, et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui, surtout que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : « Mon cœur, ou mes chères entrailles », à l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (Il se couche. - Lorenzo rentre l'épée à la main.)
LORENZO. — Dormez-vous, seigneur ? (Il le frappe.)
LE DUC. — C'est toi, Renzo ?
LORENZO. — Seigneur, n'en doutez pas. 
(Il le frappe de nouveau. - Entre Scoronconcolo).
SCORONCONCOLO. — Est-ce fait ?
LORENZO. — Regarde, il m' a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante,
inestimable diamant.
SCORONCONCOLO. — Ah ! mon Dieu ! c'est le duc de Florence !
LORENZO, 
s'asseyant sur le bord de la fenêtre. — Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie !
SCORONCONCOLO. — Viens, Maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous.
LORENZO. — Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! O nature magnifique, ô éternel repos !
SCORONCONCOLO. — Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.
LORENZO. — Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !
SCORONCONCOLO,
 à part. — Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants.
LORENZO. — Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.
SCORONCONCOLO. — Pourvu que les voisins n'aient rien entendu !
LORENZO. — Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons.
(Ils sortent.)

Georges Feydeau, On purge bébé, 1910 – Scènes 1 et 2
Au lever du rideau. Follavoine, penché sur sa table de travail, la jambe gauche repliée sur son fauteuil de bureau, la croupe sur le bras du fauteuil, compulse son dictionnaire.
FOLLAVOINE, son dictionnaire ouvert devant lui sur la table : Voyons : « Îles Hébrides ?… Îles Hébrides ?… Îles Hébrides ?… » (On frappe à la porte. — Sans relever la tête et avec humeur.) Zut ! entrez ! (À Rose qui paraît.) Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
ROSE, arrivant du pan coupé de gauche. C’est Madame qui demande Monsieur.
FOLLAVOINE, se replongeant dans son dictionnaire et avec brusquerie. Eh ! bien, qu’elle vienne !… Si elle a à me parler, elle sait où je suis.
ROSE, qui est descendue jusqu’au milieu de la scène. Madame est occupée dans son cabinet de toilette ; elle ne peut pas se déranger.
FOLLAVOINE. Vraiment ? Eh bien, moi non plus ! Je regrette ! je travaille.
ROSE, avec indifférence. Bien, Monsieur. Elle fait mine de remonter. [...]
FOLLAVOINE. C’est vrai ça !… (Rappelant Rose au moment où elle va sortir.) Au fait, dites donc, vous…
ROSE, redescendant. Monsieur ?
FOLLAVOINE. Par hasard, les… les Hébrides… ?
ROSE, qui ne comprend pas. Comment ?
FOLLAVOINE. Les Hébrides ?… Vous ne savez pas où c’est ?
ROSE, ahurie. Les Hébrides ?
FOLLAVOINE. Oui ?
ROSE. Ah ! non !… non !… (Comme pour se justifier.) C’est pas moi qui range ici !… c’est Madame.
FOLLAVOINE, se redressant en refermant son dictionnaire sur son index de façon à ne pas perdre la page.
Quoi ! quoi, « qui range » ! les Hébrides !… des îles ! bougre d’ignare !… de la terre entourée d’eau… vous ne savez pas ce que c’est ? [...]
ROSE. De la boue ?
FOLLAVOINE, haussant les épaules. Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles !
ROSE, abrutie. Ah ? [...]
FOLLAVOINE. Oui ! ça va bien ! allez… Allez retrouver Madame.
ROSE. Oui, Monsieur ! Elle sort.
FOLLAVOINE. Elle ne sait rien cette fille ! Rien ! qu’est-ce qu’on lui a appris à l’école ? (Redescendant jusque devant la table contre laquelle il s’adosse.) « C’est pas elle qui a rangé les Hébrides » ! Je te crois, parbleu ! (Se replongeant dans son dictionnaire.) « Z’Hébrides… Z’Hébrides… » (Au public.) C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !… Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire !
Par acquit de conscience, il reparcourt des yeux la colonne qu’il vient de lire.
JULIE, surgissant en trombe par la porte, pan coupé. Tenue de souillon ; peignoir-éponge dont la cordelière non attachée traîne par terre ; petit jupon de soie sur la chemise de nuit qui dépasse par en bas ; bigoudis dans les cheveux ; bas tombant sur les savates. — Elle tient un seau de toilette plein d’eau à la main.Alors, quoi ? Tu ne peux pas te déranger ? Non ?
FOLLAVOINE, sursautant. Ah ! je t’en prie, n’entre donc pas toujours comme une bombe !… Ah !..
JULIE, s’excusant ironiquement. Oh ! pardon ! (La bouche pincée et sur un ton sucré.) Tu ne peux pas te déranger ? Non ? [...]
FOLLAVOINE. Ah ! laisse-moi donc tranquille ! je suis occupé, v’là tout !
JULIE, Posant le seau qu’elle tient à la main au milieu de la scène, et gagnant la gauche. Occupé ! Monsieur est occupé ! c’est admirable !
FOLLAVOINE. Oui, occupé ! (Apercevant le seau laissé par Julie.) Ah !
JULIE, se retournant à l’exclamation de Follavoine. Quoi ?
FOLLAVOINE. Ah çà ! tu es folle ? Tu m’apportes ton seau de toilette ici, à présent ?
JULIE. Ah ! là ! c’est rien. (Le plus naturellement du monde.) C’est mes eaux sales.
FOLLAVOINE. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
JULIE. Mais c’est pas pour toi ! C’est pour les vider.
FOLLAVOINE. Ici ?
JULIE. Mais non, pas ici ! Que c’est bête ce que tu dis-là ! Je n’ai pas l’habitude de vider mes eaux dans ton cabinet de travail ; j’ai du tact.
FOLLAVOINE. Alors, pourquoi me les apportes-tu ? [...]
JULIE. Ah ! et puis tu m’embêtes ! Si ça te gêne tant, tu n’avais qu’à te déranger quand je te demandais de venir ; mais Monsieur était occupé ! à quoi ? Je te le demande.
FOLLAVOINE, de même. Eh ! bien, à des choses… Je cherchais « Îles Hébrides » dans le dictionnaire.
JULIE. Îles Hébrides ! T’es pas fou ? Tu as l’intention d’y aller ?
FOLLAVOINE, de même. Non, je n’ai pas l’intention !
JULIE, d’un ton dédaigneux, tout en s’asseyant sur le canapé. Alors, qu’est-ce que ça te fait ? En quoi ça peut-il intéresser un fabricant de porcelaine de savoir où sont les Hébrides ?
FOLLAVOINE, toujours sur le ton grognon. Si tu crois que ça m’intéresse ! Ah ! bien !… je te jure que si c’était pour moi !… Mais c’est pour Bébé. Il vous a de ces questions ! Les enfants s’imaginent, ma parole ! que les parents savent tout !… (Imitant son fils.) « Papa, où c’est les Hébrides ? (Reprenant sur un ton bougon, pour s’imiter lui-même.) — Quoi ? (Voix de son fils.) Où c’est les Hébrides, papa ? » Oh ! j’avais bien entendu ! j’avais fait répéter à tout hasard… (Maugréant.) « Où c’est, les Hébrides » ! est-ce que je sais, moi ! Tu sais où c’est, toi ? [...]Mais je ne pouvais pas lui répondre ça, à cet enfant ! Qu’est-ce qu’il aurait pensé ! J’ai essayé de m’en tirer par la tangente : « Chut ! allez ! ça ne te regarde pas ! Les Hébrides, c’est pas pour les enfants ! »


SAMUEL BECKETT - Oh! les beaux jours, 1961 - ACTE PREMIER
           Etendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon. Pentes douces à gauche et à droite et côté avant-scène. Derrière, une chute plus abrupte au niveau de la scène. Maximum de simplicité et de symétrie.
           Lumière aveuglante.
           Une toile de fond en trompe-l'oeil très pompier représente la fuite et la rencontre au loin d'un ciel sans nuages et d'une plaine dénudée.
           Enterrée jusqu'au-dessus de la taille dans le mamelon, au centre précis de celui-ci, WINNIE. La cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse, collier de perles. Elle dort, les bras sur le mamelon, la tête sur les bras. A côté d'elle, à sa gauche, un grand sac noir, genre cabas, et à sa droite une ombrelle à manche rentrant (et rentré) dont on ne voit que la poignée en bec-de-cane.
            A sa droite et derrière elle, allongé par terre, endormi, caché par le mamelon, WILLIE.
            Un temps long. Une sonnerie perçante se déclenche, cinq secondes, s'arrête. Winnie ne bouge pas. Sonnerie plus perçante, trois secondes. Winnie se réveille. La sonnerie s'arrête. Elle lève la tête, regarde devant elle. Un temps long. Elle se redresse, pose les mains à plat sur le mamelon, rejette la tête en arrière et fixe le zénith. Un temps long.

WINNIE. - (Fixant le zénith.) Encore une journée divine. (Un temps. Elle ramène la tête à la verticale, regarde devant elle. Un temps. Elle joint les mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux. Une prière inaudible remue ses lèvres, cinq secondes. Les lèvres s'immobilisent, les mains restent jointes. Bas.) Jésus-Christ Amen. (Les yeux s'ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Un temps. Elle joint de nouveau les mains, les lève de nouveau devant sa poitrine. Une arrière-prière inaudible remue de nouveau ses lèvres, trois secondes. Bas.) Siècle des siècles Amen. (Les yeux s'ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Un temps.) Commence, Winnie, (Un temps.) Commence ta journée, Winnie. (Un temps. Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans sans le déplacer, en sort une brosse à dents, farfouille de nouveau, sort un tube de dentifrice aplati, revient de face, dévisse le capuchon du tube, dépose le capuchon sur le mamelon, exprime non sans mal un peu de pâte sur la brosse, garde le tube dans une main et se brosse les dents de l'autre. Elle se détourne pudiquement, en se renversant en arrière et à sa droite, pour cracher derrière le mamelon. Elle a ainsi Willie sous les yeux. Elle crache, puis se renverse un peu plus.) Hou-ou ! (Un temps. Plus fort,) Hou-ou ! (Un temps. Elle a un tendre sourire tout en revenant de face. Elle dépose la brosse.) Pauvre Willie - (elle examine le tube, fin du sourire) - plus pour longtemps - (elle cherche le capuchon) - enfin - (elle ramasse le capuchon) – rien à faire - (elle revisse le capuchon) - petit malheur - (elle dépose le tube) - encore un - (elle se tourne vers le sac) - sans remède (elle farfouille dans le sac) - aucun remède (elle sort une petite glace, revient de face) hé oui -  […]

Sartre, Les mains sales, 1948
Hugo est un jeune communiste, chargé d’assassiner l’un des chefs, Hoederer, soupçonné de trahison. Il devient son secrétaire, se prend d’amitié avec lui, même s’ils ne partagent pas la même vision de l’engagement politique.

HUGO – Vous…vous avez l’air si vrai, si solide ! Ça n’est pas possible que vous acceptiez de mentir aux camarades.
HOEDERER – Pourquoi ? Nous sommes en guerre et ça n’est pas l’habitude de mettre le soldat heure par heure au courant des opérations.
HUGO – Hoederer, je… je sais mieux que vous ce que c’est que le mensonge : chez mon père tout le monde se mentait. Je ne respire que depuis mon entrée au Parti. Pour la première fois j’ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux autres hommes. Chacun pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le militant le plus humble avait le sentiment que les ordres des dirigeants lui révélaient sa volonté profonde, et s’il y avait un coup dur, on savait pourquoi on acceptait de mourir. Vous n’allez pas…
HOEDERER – Mais de quoi parles-tu ?
HUGO – De notre Parti.
HOEDERER – De notre Parti ? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout ailleurs. Et toi Hugo, tu es sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute même ?
HUGO – Je n’ai jamais menti aux camarades. Je…A quoi sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?
HOEDERER – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n’est pas moi qui l’ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes.
HUGO – Tous les moyens ne sont pas bons.
HOEDERER – Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
HUGO – Alors de quel droit condamnez-vous la politique du Régent ? Il a déclaré la guerre à l’U.R.S.S parce que c’était le moyen le plus efficace de sauvegarder l’indépendance nationale.
HOEDERER – Est-ce que tu t’imagines que je la condamne ? Il a fait ce que n’importe quel type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni contre des hommes ni contre une politique mais contre la classe qui produit cette politique et ces hommes.
HUGO – Et le meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle, c’est de lui offrir de partager le pouvoir avec vous ?
HOEDERER – Parfaitement. Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen. (Un temps) Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ?

Cocteau, La Machine Infernale, 1934 - Acte IV
Oedipe, après avoir vaincu le sphinx qui terrorisait la ville de Thèbes, a épousé la reine, Jocaste. Ils ont eu quatre enfants.

LA VOIX. Dix-sept ans ont passé vite. La grande peste de Thèbes a l'air d'être le premier échec à cette fameuse chance d'Œdipe, car les dieux ont voulu, pour le fonctionnement de leur machine infernale, que toutes les malchances surgissent sous le déguisement de la chance. Après les faux bonheurs, le roi va connaître le vrai malheur, le vrai sacre, qui fait, de ce roi de jeux de cartes entre les mains des dieux cruels, enfin, un homme.
[...] Au lever du rideau, Œdipe, portant une petite barbe, vieilli, se tient debout près de la porte. Tirésias et Créon à droite et à gauche de la cour. Au deuxième plan, à droite, un jeune garçon, genou en terre : le messager de Corinthe.
ŒDIPE. En quoi suis-je encore scandaleux, Tirésias ?
TIRESIAS. Comme toujours vous amplifiez les termes. Je trouve, et je répète, qu'il convient peut-être d'apprendre la mort d'un père avec moins de joie.
ŒDIPE. Vraiment ? (Au messager.) N'aie pas peur, petit. Raconte. De quoi Polybe est-il mort ? Mérope est-elle très, très malheureuse ?
LE MESSAGER. Seigneur Œdipe, le roi Polybe est mort de vieillesse et... la reine, sa femme, est presque inconsciente. Son âge l'empêche même de bien envisager son malheur.
ŒDIPE, une main à la bouche. Jocaste ! Jocaste ! Jocaste apparaît à la logette ; elle écarte le rideau. Elle porte son écharpe rouge.
JOCASTE. Qu'y a-t-il ?
ŒDIPE. Tu es pâle ; ne te sens-tu pas bien ?
JOCASTE. La peste, la chaleur, les visites aux hospices, toutes ces choses m'épuisent, je l'avoue. Je me reposais sur mon lit.
ŒDIPE. Ce messager m'apporte une grande nouvelle et qui valait la peine que je te dérange.
JOCASTE, étonnée. Une bonne nouvelle ?...
ŒDIPE. Tirésias me reproche de la trouver bonne : Mon père est mort.
JOCASTE. Œdipe !
ŒDIPE. L'oracle m'avait dit que je serais son assassin et l'époux de ma mère. Pauvre Mérope ! elle est bien vieille et mon père Polybe meurt de sa bonne mort.
JOCASTE. La mort d'un père n'est jamais chose heureuse que je sache.
ŒDIPE. Je déteste la comédie et les larmes de convention. Pour être vrai, j'ai quitté père et mère trop jeune et mon cœur s'est détaché d'eux.
LE MESSAGER. Seigneur Œdipe, si j'osais...
ŒDIPE. Il faut oser, mon garçon.
LE MESSAGER. Votre indifférence n'est pas de l'indifférence. Je peux vous éclairer sur elle.
ŒDIPE. Voilà du nouveau.
LE MESSAGER. J'aurais dû commencer par la fin. A son lit de mort, le roi de Corinthe m'a chargé de vous apprendre que vous n'étiez que son fils adoptif.

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