Texte
1 : [Jacques Lantier est fou : chez
lui la une pulsion sexuelle s'accompagne
toujours d'une pulsion meurtrière. Dans cet extrait,
il vient de se retenir de tuer une jeune femme et tente de
comprendre d’où lui vient cette « fêlure »].
Jacques
fuyait dans la nuit mélancolique. [...] Pourtant, il s'efforçait de
se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de différent,
lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans
sa jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère
Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et
demi ; mais il n'arrivait que le second, elle entrait à peine
dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du
premier, Claude ; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni
Etienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et
d'un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur
devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses
frères avaient-ils chacun son mal qu'ils n'avouaient pas, l'aîné
surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement,
qu'on le disait à moitié fou de son génie. La famille n'était
guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines
heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas
qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de
ses crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient,
dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures,
des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte
de grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il
obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne
buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant
remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en
venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les
grands-pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il
était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le
ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.
Emile
Zola, La
Bête humaine
Texte
2 : [Gisors, vénérable professeur
marxiste, compare le jeune révolutionnaire Tchen à
son propre fils, Kyo].
Ici
Gisors retrouvait son fils, indifférent au christianisme mais à qui
l’éducation japonaise [...] avait imposé aussi la conviction que
les idées ne devaient pas être pensées mais vécues. Kyo avait
choisi l’action, d’une façon grave et préméditée, comme
d’autres choisissent les armes ou la mer : il avait quitté son
père, vécu à Canton, à Tientsin, de la vie des manœuvres et des
coolies-pousse, pour organiser les syndicats. Tchen [...] s’était
trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses
vingt-quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les
pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis
rien. Tout le précipitait à l’action politique : l’espoir
d’un monde différent, la possibilité de manger quoique
misérablement [...]. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez
Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque lui avait été
donné comme une discipline, non comme une justification de la vie.
Il n’était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le
connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce
moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de
sa propre dignité. Il était des leurs : ils avaient les mêmes
ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des Blancs et plus encore des
Blanches, Kyo n’avait pas tenté de les séduire : il avait
cherché les siens et les avait trouvés. « Il n’y a pas de
dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille
douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Il
fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les
questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie
privée.
André
Malraux, La
Condition humaine
Texte
3 :
[Le géant Gargantua est confié,
pour son instruction, à des théologiens, des Sorbonnards. Mais
devant les tristes résultats de cette éducation médiévale, il est
confié à un maître plus moderne, Ponocrates.]
[…]
Gargantua s’abandonna pour ses études,
entièrement à Ponocrates ; celui-ci, pour débuter, décida qu’il
ferait ainsi qu’il en avait l’habitude, afin de savoir de quelle
manière, pendant si longtemps, les vieux précepteurs de son élève
l’avaient rendu si fat, si niais, si ignorant !
[Gargantua]
dispensait son temps de telle façon que, ordinairement il
s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fit jour ou non ;
ainsi l’avaient ordonné ses professeurs en théologique. Puis se
gambadait, piaffait et se roulait sur son lit quelques instants pour
mieux amuser ses esprits ; ensuite il s’habillait d’après la
saison, mais de préférence il endossait une grande et longue robe
de grosse frise fourrée de renards ; il se peignait ensuite du
peigne d’Almain, c’est à dire avec les quatre doigts et le
pouce, car ses précepteurs disaient que c’était perdre son temps
en ce monde que se, laver, se peigner et autrement se nettoyer. Après
quoi il fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait,
baillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait
tel un archidiacre. Pour vaincre la rosée et mauvais air, il
déjeunait ensuite de belles tripes frites, de succulentes tranches
de bœuf grillées sur des charbons, de délicieux jambons, de
savoureuses grillades de chevreaux et de force soupes de primeurs.
Rabelais,
Gargantua
Texte
4 : [Incipit du roman] Avant que de
donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je
l’ai trouvée. Il y a six mois que j’achetai une maison de
campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a
passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai
voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier
appartement, et dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un
mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant
l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme.
On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient
chez moi, et qui depuis ce jour-là n’ont cessé de me dire qu’il
fallait le faire imprimer : je le veux bien, d’autant plus que
cette histoire n’intéresse personne. Nous voyons par la date que
nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans
qu’il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes
dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d’elles
est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est
toujours mieux de supprimer leurs noms.
Voilà
tout ce que j’avais à dire : ce petit préambule m’a paru
nécessaire, et je l’ai fait du mieux que j’ai pu, car je ne suis
point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine
de lignes-ci.
Passons
maintenant à l’histoire. C’est une femme qui raconte sa vie ;
nous ne savons qui elle était. C’est la Vie de Marianne ;
c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même au commencement de son
histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle
parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c’est
tout.
………………………………………………………...………………………………………………………………………
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d’en faire un livre à imprimer. Il est vrai que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un style ?
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d’en faire un livre à imprimer. Il est vrai que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un style ?
Marivaux,
La Vie de Marianne
Texte
5 :
Après
le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus
efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un
bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de
Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit
feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher
la terre de trembler.
On
avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa
commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient
arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur
Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre
pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux furent
menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur,
dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil ; huit
jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on
orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le
san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de
diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de
Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient
droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent
un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en
faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ;
le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de
lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas
la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas
épouvantable.
Voltaire,
Candide, chap.6
Texte
6 :
[Incipit
du roman]
Aujourd'hui,
maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un
télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain.
Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être
hier.
L'asile
de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger.
Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans
l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir.
J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas
me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air
content. Je lui ai même dit : "Ce n'est pas de ma faute."
II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui
dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à
lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute
après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un
peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au
contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une
allure plus officielle.
J’ai
pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé
au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous
beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une
mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte.
J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez
Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a
perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai
couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course,
c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à
l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel,
que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet.
Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire
qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai
dit « oui » pour n’avoir plus à parler.
Camus,
L'Etranger
Texte
7 :
[Adolphe
est un jeune homme mélancolique vivant dans une ville allemande]
Distrait,
inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que
je produisais, et je partageais mon temps entre des études que
j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des
plaisirs qui ne m’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance,
très frivole en apparence, produisit dans ma disposition une
révolution importante.
Un
jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis
quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de
la société dans laquelle nous vivions : j’étais le
confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs
efforts, il parvint à se faire aimer ; et comme il ne m’avait
point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me
communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports
et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit
regretter de n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais
point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon
amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ;
un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans
ce besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n’y avait pas
uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je
ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sont confus et
mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions
variées qui échappent à l’observation ; et la parole,
toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les
désigner, mais ne sert jamais à les définir.
[...]
Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance
avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était
alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse
visite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre
par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse.
Benjamin
Constant,
Adolphe
Texte
8 :
[La
vertueuse
Princesse
de Clèves est tombée
amoureuse
du Duc de Nemours ; elle se confie à son mari.]
-
Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je
vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais
l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force.
Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour, et que je
veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de
mon âge. [...]
Je vous demande mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous
déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions.
Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et
plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu ; conduisez-moi,
ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.
Monsieur
de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée
sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire
relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les
yeux sur elle qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes,
et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et
l'embrassant en la relevant :
- Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue […]. J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.
- Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue […]. J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.
Mme
de La Fayette, La
Princesse de Clèves
Texte 9 : [La Marquise de Merteuil, libertine et ancienne maîtresse du Vicomte de Valmont, lui aussi libertin, le met au défi de séduire une jeune aristocrate. Il lui propose un objectif plus ambitieux.]
Lettre
4, le Vicomte
de Valmont
à la Marquise
de Merteuil,
du
château de... 5 août 17**.
[…]
Ne
vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets
de mon cœur,
je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait
jamais pu former. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille
qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait
livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas
d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que
l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas
ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de
gloire que de plaisir. […]
Vous
connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal,
ses principes austères. Voilà ce que j'attaque ; voilà l'ennemi
digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre. […]
Vous
saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite d'un
grand procès (j'espère lui en faire perdre un plus important). Son
inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant
veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du
canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires,
de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste
wisk devaient être ses seules distractions. Je lui en prépare de
plus efficaces. Mon bon ange m'a conduit ici, pour son bonheur et
pour le mien. [...]
Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk ; et, comme il
n'y a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup
pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j'ai
consenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajole depuis ce
moment, combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement
à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité
que j'y adore […].
Choderlos
de Laclos, Les Liaisons Dangereuses,
Lettre IV
Texte
10 :
[Céladon
et Astrée sont deux jeunes bergers amoureux l’un de l’autre.
Mais
Astrée croit son amant infidèle.]
De fortune,
ce jour, l'Amoureux Berger s'étant levé fort matin pour entretenir
ses pensées, laissant paître l'herbe moins foulée à ses
troupeaux, s'alla asseoir sur le bord de la tortueuse rivière
de Lignon attendant
la venue de sa Belle Bergère qui ne tarda guère après lui, car
éveillée d'un soupçon trop cuisant, elle n'avait pu clore l'œil
de toute la nuit. À peine le Soleil commençait de dorer le haut des
montagnes d'Isoure et
de Marcilly,
quand le Berger aperçut de loin un troupeau qu'il reconnut bientôt
pour celui d'Astrée.
Car, outre que Mélampe,
chien tant aimé de sa Bergère, aussitôt qu'il le vit, le vint
folâtrement caresser, encore remarqua-t-il la brebis plus chérie de
sa maîtresse, quoiqu'elle ne portât ce matin les rubans de diverses
couleurs qu'elle soulait avoir
à la tête en façon de guirlande, parce que la Bergère, atteinte
de trop de déplaisir, ne s'était donné le loisir de l'agencer
comme de coutume. Elle venait après assez lentement, et comme on
pouvait juger à ses façons, elle avait quelque chose en l'âme qui
l'affligeait beaucoup, et la ravissait tellement
en ses pensées, que, fût par mégarde ou autrement, passant assez
près du Berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu
où il était, et s'alla asseoir assez loin de là sur le bord de la
rivière.
Honoré
d’Urfé, L’Astrée, Livre I
Texte
11 :
[Eugène
de Rastignac, jeune noble de province ambitieux mais peu fortuné,
est « monté » à Paris pour réussir. Il occupe une modeste
chambre à la pension Vauquer. Un soir, un
dénommé
Vautrin, lui prodigue des conseils de réussite…]
Voilà
le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà
choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Beauséant, et vous y
avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la
fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce
jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que
j’ai bien su lire : Parvenir ! Parvenir
à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il
vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos
sœurs. Tous les frères flouent plus
ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait
comme ! Dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de
pièces de cent sous, ils vont filer comme des soldats à la
maraude1. Après, que ferez-vous ? Vous travaillerez ? Le
travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans
les vieux jours, un appartement chez maman Vauquer, à des gars de la
force de Poiret. Une rapide fortune est le problème que se proposent
de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent
tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là.
Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du
combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées
dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes
places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat
du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans
cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser
comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous le
pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il
prend sans partager ; mais on plie s’il persiste ; en un mot,
on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous la
boue. La corruption est en force, le talent est rare. Balzac,
Le
Père Goriot
Texte
12 : [Le père Fauchelevent est tombé sous
sa charrette, mais celle-ci est si lourde que personne ne réussit à
dégager le pauvre homme. M. Madeleine (Jean
Valjean) demande que quelqu’un l’aide
à soulever la charrette, mais personne n’accepte. Le
policier Javert, qui assiste à la scène, explique
alors :]
—
Ce
n’est pas la bonne volonté qui leur manque, c’est la force. Il
faudrait être un terrible homme pour faire la chose de lever une
voiture comme cela sur son dos.
Puis
regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun
des mots qu’il prononçait :
— Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là.
Madeleine tressaillit.
— Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là.
Madeleine tressaillit.
Javert
ajouta avec un air d’indifférence, mais sans quitter des yeux
Madeleine :
—
C’était
un forçat.
—
Ah !
dit Madeleine.
—
Du
bagne de Toulon.
Madeleine
devint pâle.
Cependant
la charrette continuait à s’enfoncer lentement. Le père
Fauchelevent râlait et hurlait :
—
J’étouffe !
Ça me brise les côtes ! Un cric ! quelque chose !
Ah ! […]
Madeleine
leva la tête, rencontra l’œil de faucon de Javert toujours
attaché sur lui, regarda les paysans immobiles, et sourit
tristement. Puis, sans dire une parole, il tomba à genoux, et avant
même que la foule eût eu le temps de jeter un cri, il était sous
la voiture.
Il
y eut un affreux moment d’attente et de silence.
On
vit Madeleine presque à plat ventre sous ce poids effrayant essayer
deux fois en vain de rapprocher ses coudes de ses genoux. On lui
cria : - Père Madeleine ! retirez-vous de là ! - Le
vieux Fauchelevent lui-même lui dit : - Monsieur Madeleine !
allez-vous-en ! C’est qu’il faut que je meure, voyez-vous !
Laissez-moi ! Vous allez vous faire écraser aussi ! -
Madeleine ne répondit pas.
Les
assistants haletaient. Les roues avaient continué de s’enfoncer,
et il était déjà devenu presque impossible que Madeleine sortît
de dessous la voiture. Tout à coup on vit l’énorme masse
s’ébranler, la charrette se soulevait lentement, les roues
sortaient à demi de l’ornière. On entendit une voix étouffée
qui criait : Dépêchez-vous ! aidez ! C’était
Madeleine qui venait de faire un dernier effort. Ils se
précipitèrent. Le dévouement d’un seul avait donné de la force
et du courage à tous. La charrette fut enlevée par vingt bras. Le
vieux Fauchelevent était sauvé. Madeleine se releva. Il était
blême, quoique ruisselant de sueur. Ses habits étaient déchirés
et couverts de boue. Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait les
genoux et l’appelait le bon Dieu. Lui, il avait sur le visage je ne
sais quelle expression de souffrance heureuse et céleste, et il
fixait son œil tranquille sur Javert qui le regardait toujours.
Victor
Hugo, Les Misérables
Texte
13 : Wallas
fait le tour des appareils. Chacun d'eux renferme -placés sur une
série de plateaux de verre, équidistants et superposés - une série
d'assiettes en faïence où se reproduit exactement, à une feuille
près, la même préparation culinaire. Quand une colonne se
dégarnit, des mains sans visage complètent les vides, par derrière.
Arrivé devant les dernier distributeur, Wallas ne s'est pas encore
décidé. Son choix est d'ailleurs de faible importance, car les
divers mets proposés ne diffèrent que par l'arrangement.
Dans
la vitre de celui-ci Wallas aperçoit, l'un au dessus de l'autre, six
exemplaires de la composition suivante: sur un lit de pain de mie,
beurré de margarine, s'étale un large filet de hareng à la peau
bleu argentée ; à droite cinq quartiers de tomate, à gauche trois
rondelles d'œuf dur; posés par dessus, en des points calculés,
trois olives noires. Chaque plateau supporte en outre une fourchette
et un couteau. Les disques de pain sont certainement fabriqués sur
mesure.
Wallas
introduit son jeton dans la fente et appuie sur un bouton. Avec un
ronronnement agréable de moteur électrique, toute la colonne
d'assiettes se met à descendre ; dans la case vide située à la
partie inférieure apparaît, puis s'immobilise, celle dont il s'est
rendu acquéreur. Il la saisit, ainsi que le couvert qui l'accompagne
et pose le tout sur une table libre. Après avoir opéré de la même
façon pour une tranche du même
pain, garni cette fois de fromage, et enfin pour un verre de bière,
il commence à couper son repas en petits cubes.
Alain
Robbe-Grillet, Les
Gommes
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