Le
crapaud apparaît comme une créature ambiguë. D’abord,
il vit dans un cadre tout en ombres et lumière, comme en
témoignent les nombreuses antithèses : « nuit » et
« sombre » contre « lune » et « métal
clair » dans la première strophe ou « ombre » opposé à
« lumière » dans la suite du poème. Par ailleurs, le
crapaud lui-même est décrit par des métaphores étonnantes, voire
contradictoires, notamment dans l’oxymore « rossignol de la
boue », où les idées de liberté, d’envol et de joie
suggérées par le « rossignol » sont ruinées par le
complément : « la boue » laisse imaginer, au contraire,
la pesanteur et le spleen. De même, la métaphore du « poète
tondu, sans aile », oppose l’art et la création au manque et
à l’absence contenus dans « tondu, sans aile ». Ainsi,
on ne sait pas vraiment si le crapaud est considéré comme une
créature libre et inspirée ou comme un animal méprisable. En
outre, son comportement reste lui-même inexpliqué : lorsqu’
« il s’en va, froid, sous sa pierre », on ignore ce qui
le pousse ainsi à se cacher. Est-il vexé par la réaction de rejet
qu’il suscite ? A-t-il été dérangé dans son chant ?
L’adjectif « froid », qui pourrait apporter une
explication est polysémique : s’agit-il du sens propre -
froid car vivant enterré, dans la boue - ou du sens figuré -
indifférent, voire vexé ? Rien ne nous permet de trancher. On
a donc affaire à une créature énigmatique.
C’est
dans le dernier vers du poème que l’on comprend que le crapaud est
le double du poète. On peut d’ailleurs parler de poème à chute,
grâce à l’effet de surprise ménagé par le vers entier
en pointillés.
La
pointe
du sonnet semble
à la fois ironique et amère
: « Bonsoir – ce crapaud-là, c'est moi. » Le pronom
tonique « moi »
prouve
que
le poète s'identifie au crapaud horrible
et effrayant
du poème. Le
« Bonsoir » semble être une réponse amère à la femme
qu’il dégoûte. Cette
révélation finale invite à une relecture du poème, dans lequel
quelques indices
suggéraient
déjà que le crapaud
était le poète :
d’abord, Corbière
évoque le « chant » du crapaud, et non son coassement.
Il annonce le chant ou les vers du poète. D’ailleurs,
les nombreuses
assonances en [oi]
suggèrent le coassement : « pourquoi », « moi »
et « vois »
répétés deux fois,
« froid », « bonsoir » : le poète
semble
coasser
comme le crapaud ! Par
ailleurs, la désignation
« poète tondu » est
transparente et apparaît moins comme une image que comme la
réalité : ce crapaud est bel et bien le poète. Enfin, la
métaphore « œil de lumière » fait référence au poète
visionnaire, au poète déchiffreur de mystères tel
que se le représentent les
Romantiques.
Cependant,
le crapaud semble bien plutôt être l’allégorie du poète maudit
et malheureux que du poète-prophète cher à Victor Hugo. Dans sa
forme, d’abord : le sonnet est inversé, les deux tercets
précèdent les quatrains, donnant un sonnet-monstre, à l’image du
poète qui se trouve monstrueux. Le vers 9 participe de cette
monstruosité : il est « boiteux », à l’image de
Corbière… Il comporte une syllabe de trop. Le rythme chaotique, dû
aux tirets, exclamations et autres coupes peu traditionnelles,
reflète l’esprit torturé du poète et le vers 13 suggère une
image de mort : « froid, sous la pierre » : méprisé
car il fait « horreur », inadapté au monde dans lequel
il vit, le poète s’exclut du monde, semble se condamner à mort.
Le spleen évoqué dans ce poème semble inspiré par Baudelaire :
le poète « sans aile », empêché de voler est une
allusion à ce dernier chez qui l’idéal prend souvent la figure
d’un oiseau, d’un envol (dans « Élévation » ou
« L'Albatros » par exemple). Ici, le poète ne peut
atteindre l’idéal, il est plaqué au sol, enfoncé dans le sol :
« enterré », « sous sa pierre ». L’oxymore
« rossignol de la boue » suggère quant à lui un
embourbement dans ce que Baudelaire appelle « la fange »
ou « les miasmes sordides » de l’existence. Le
poète-rossignol est voué au malheur, à la honte, il reste dans la
boue. Cependant, la boue évoque aussi le pouvoir du poète, lorsque
l'on pense au vers de Baudelaire « Tu m'as donné ta boue et
j'en ai fait de l'or ».
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