mercredi 19 septembre 2018

1L, Séquence Humanisme, textes complémentaires


Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXXI « Des Cannibales », 1580.
(Traduction en français moderne par Guy de Pernon)

Pour revenir à mon propos, et selon ce qu'on m'en a rapporté, je trouve qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. Car il est vrai que nous n'avons pas d'autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que nous observons et les idées et les usages qui ont cours dans le pays où nous vivons. C'est là que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l'usage parfait et incomparable pour toutes choses. Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit d'elle-même communément, alors qu'en fait ce sont plutôt ceux que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages ». Les premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de notre goût corrompu.
Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons. Il n'est donc pas justifié de dire que l'art l'emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l'avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises.
Et le lierre vient mieux de lui-même,
Et l'arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires,
Et les oiseaux
Et les oiseaux sans art, ont un chant plus doux.


(Properce, Elégies, I, 2, 10)

Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons même pas à reproduire le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté et son utilité, pas plus que le tissage de la moindre araignée. Toutes les choses, dit Platon, sont produites par ou la nature ou par le hasard, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premiers ; les moindres et les moins parfaites, par le dernier.
Ces peuples me semblent donc « barbares », parce qu'ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain et qu'ils sont demeurés très proches de leur état originel. Ce sont les lois naturelles qui les gouvernent encore, fort peu abâtardies par les nôtres.

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