TEXTE
A - Erasme, De
l’éducation des enfants (1529)
[Humaniste
hollandais d'expression latine, Erasme a beaucoup voyagé en Europe.
Il a rencontré Thomas More en Angleterre et a échangé une
correspondance avec Rabelais sur des sujets tels que l'éducation. En
1529, il écrit un traité, De
l'éducation des enfants, reflet de la pensée humaniste en
plein essor.]
Tu
vas me demander de t’indiquer les connaissances qui correspondent à
l’esprit des enfants et qu’il faut leur infuser dès leur prime
jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y
accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes elle ne peut
s’acquérir qu’au prix d’un grand effort. Les jeunes enfants y
sont poussés, nous l’avons dit, par le plaisir naturel de
l’imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les
sansonnets et les perroquets. Et puis -rien de plus délicieux- les
fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles
enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit,
pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du
jugement et de la richesse de l’expression. Quoi de plus plaisant à
écouter pour un enfant que les apologues11
d’Esope2
qui, par le rire et la fantaisie, n’en transmettent pas moins des
préceptes philosophiques sérieux ? Le profit est le même avec
les autres fables des poètes anciens. L’enfant apprend que les
compagnons d’Ulysse ont été transformés par l’art de Circé en
pourceaux et en d’autres animaux. Le récit le fait rire mais, en
même temps, il a retenu un principe fondamental de philosophie
morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la
droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne
sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien3
s’exprimerait-il
plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné
par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les
exemples, tant la chose est évidente. Mais quoi de plus gracieux
qu’un poème bucolique4 ?
Quoi de plus charmant qu’une comédie ? Fondée sur l’étude
des caractères, elle fait impression sur les non-initiés et sur les
enfants. Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se
jouant ! Ajoute mille faits instructifs que l’on s’étonne
de voir ignorés même aujourd’hui par ceux qui sont réputés les
plus savants. On y rencontre enfin des sentences brèves et
attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages
illustres, la seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se
répandait dans le peuple.
1-
Petits récits comportant une morale
2-
Fabuliste de l’Antiquité grecque (VIIème-VIème siècle av. JC)
3-
Membre de l’école philosophique du stoïcisme, laquelle prônait
une ascèse morale sévère pour atteindre la vérité
4
- Poème ayant pour inspiration la vie à la campagne
TEXTE
B – François Rabelais, Pantagruel,
chap.VIII « Comment Pantagruel, à Paris, reçut une lettre de
son père Gargantua, et la copie de dette lettre »
C'est
pourquoi, mon fils, je t'admoneste1
d'employer ta jeunesse à bien profiter de tes études. Tu es à
Paris, tu as ton précepteur Épistémon : l'un peut te donner de la
doctrine par ses instructions vivantes et vocales, l'autre par des
exemples louables. J'entends et veux que tu apprennes les langues
parfaitement : d'abord la grecque, comme le veut Quintilien. Puis la
latine. Puis l'hébraïque pour l'écriture sainte, ainsi que la
chaldaïque et l'arabe. Et que tu formes ton style, pour la grecque à
l'imitation de Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu'il n'y ait
d'histoire que tu n'aies présente à la mémoire, à quoi t'aidera
la cosmographie. Les arts libéraux, géométrie, arithmétique,
musique, je t'en ai donné quelque goût quand tu étais encore
petit, vers tes cinq six ans. Continue le reste : et sache tous les
canons d'astronomie ; laisse l'astrologie divinatrice et l'art de
Lulle2,
abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les
beaux textes, et que tu les rapproches de la philosophie. Quant à la
connaissance des sciences naturelles, je veux que tu t'y adonnes avec
zèle ; qu'il n'y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses
les poissons ; tous les oiseaux de l'air ; tous les arbres, arbustes,
et fruitiers des forêts, toutes les herbes de la terre ; tous les
matériaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries d'orient et
de l'afrique : que rien ne te soit inconnu.
Puis
avec soin, relis les livres des médecins : grecs, arabes, latins,
sans mépriser les talmudistes et cabalistes ; et, par de fréquentes
dissections, acquiers la parfaite connaissance de ce second monde
qu'est l'homme. Et, pendant quelques heures chaque jour, commence à
apprendre les Saintes Écritures : d'abord le Nouveau Testament en
grec, et les Épîtres des apôtres, puis en hébreu l'ancien
Testament. En somme, que je voie un abîme de science. [...] Mais
parce que, selon le sage Salomon, sagesse n'entre pas dans une âme
mauvaise, et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme,
il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes
tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi orientée par la
charité, lui être uni au point que tu n'en sois jamais séparé par
le péché.
1-
admoneste : ordonne
2-
Lulle : philosophe et astrologue espagnol
TEXTE
C
- Michel de Montaigne, Essais,
Livre I, chap.
26 : « De l’institution des enfants » (1595)
Pour
un enfant de maison noble qui recherche l’étude des lettres,
[…] je voudrais aussi qu’on fût soucieux de lui choisir un
guide1
qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu’on
exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale
et l’intelligence que la science, et je souhaiterais qu’il
se comportât dans l’exercice de sa charge d’une manière
nouvelle.
On
ne cesse de criailler à nos oreilles d’enfants, comme si l’on
versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n’est que de
redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais que le précepteur
corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d’entrée, selon
la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la
mettre sur la piste, en lui faisant goûter les choses, les choisir
et les discerner d’elle-même, en lui ouvrant quelquefois le
chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu’il
invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple
parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas faisaient d’abord
parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest
plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent.
» [Citation
de Cicéron : « L’autorité
de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent
apprendre ».]
Il
est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure,
juger aussi jusqu’à quel point il doit se rabaisser pour s’adapter
à sa force. Faute d’apprécier ce rapport, nous gâtons tout:
savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec une juste
mesure, c’est l’une des tâches les plus ardues que je connaisse;
savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et
les guider est l’effet d’une âme élevée et bien forte. Je
marche de manière plus sûre et plus ferme en montant
qu’en descendant. [...]
Qu’il
ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de
la leçon qu’il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur
substance, et qu’il juge du profit qu’il en aura fait, non par le
témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que
l’élève viendra apprendre, qu’il le lui fasse mettre en cent
formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s’il
l’a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant
l’allure de sa progression d’après les conseils pédagogiques de
Platon.
Regorger la
nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée
crue et non assimilée. L’estomac n’a pas fait son œuvre
s’il n’a pas fait changer la façon d’être et la forme de ce
qu’on lui avait donné à digérer.
1-
guide : précepteur
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire