samedi 1 avril 2017

Séquence Humanisme, L.A n°3 : Montaigne, des Cannibales "les barbares"

L.A. Montaigne « des Cannibales », Livre I des Essais

Dans le premier livre des Essais, paru en 1580 (première édition), l’auteur s’interroge sur le regard que l’Europe porte sur les indigènes du Nouveau Monde, souvent qualifiés de « sauvages » ou de « barbares ». Sans avoir voyagé mais instruit par ses lectures et par son secrétaire qui avait participé à une expédition vers ces nouvelles terres, Montaigne remet en cause cette vision européenne de l’Autre.

A quelle question Montaigne tente-t-il de répondre au début de ce texte ? Qui sont les sauvages et les barbares ?
Quelle est la thèse soutenue par Montaigne ? Ce sont les Européens qui sont les barbares ou les barbares ne sont pas ceux que l'on croit.
Quelle est l'idée reçue (le préjugé) qu'il combat ? Les Indiens sont des sauvages et des barbares, de même que les sont tous ceux qui ne sont pas Européens.

I. une grande force argumentative

A. Un texte subjectif

- « je » : assume un discours subjectif et personnel pour montrer que ça n'engage que lui ;
- modalisateurs : il prend des précautions pour ne pas asséner une vérité unique : « selon ce qu'on m'en a rapporté » l.1 (rappelons que Montaigne n'a lui-même jamais voyagé en Amérique, et qu'il se fie aux lectures qu'il a pu faire, notamment aux récits de voyages des explorateurs) ; « je trouve que » l.1 ; « alors qu’en fait, ce sont plutôt » l.7, « ces peuples me semblent » l.25
- Il recentre sa pensée autour d'une idée qu'il cherche à défendre : « pour en revenir à mon propos » l.1
- Usage de la première personne du pluriel, qui associe l’auteur et le lecteur : « nous » = implication constante du lecteur
- Emploi du présent pour exprimer ses idées (« je trouve », « ces peuples me semblent », etc.) ou décrire une vérité générale (« chacun appelle », « nous n’avons pas », etc.)
B. Une démonstration rigoureuse

Démarche déductive : Montaigne expose sa thèse, puis la démontre :
- thèse explicite, en forme de réfutation d’une idée généralement admise (emploi de la négation) : « il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple » l. 1-2
- arguments utilisés :
x Argument par l’étymologie, explication du sens premier de « barbare » (dans l’Antiquité, le « barbare » est celui qui ne parle pas la langue, donc l’étranger) : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage »
x argument par analogie : « les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature a produit » l. 6-7
x contre-argument : « ce sont plutôt ceux que nous avons altérés par nos artifices […] que nous devrions appeler « sauvages » l.7-8
x argument par analogie toujours (les sauvages sont comparés à des fruits sauvages) :  la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût » l.11-12
x Argument d’autorité : « Et le lierre vient mieux de lui-même... » l.17-20 (citation du poète Properce)
x Nouvel argument d’autorité « Toutes les choses, dit Platon, sont produites par la nature ou le hasard... » l.22-24 (citation du philosophe)
- conclusion introduite par « donc » l. 25-27

- Cette démonstration est soutenue par des connecteurs logiques : « sinon que » l.2, « car » l.2, « alors qu’en fait » l.7, « et pourtant » l.11, « donc » l.13 puis l.25
- La démonstration joue sur le sens des mots « barbare » et « sauvage » : au départ, ils sont connotés négativement, à la fin du texte, ils sont positifs, et alors Montaigne accepte de les appliquer aux Indiens.
- Montaigne a un souci didactique (souci que le lecteur le comprenne bien) : développement de comparaisons facilement compréhensibles  : comparaison avec les fruits (l.6 à 12) et avec des éléments de la faune (oiseaux l.19 ; nid d’oiseau l.21, araignée l.22).

C. La force de persuasion du discours

Montaigne appuie ses arguments grâce à :
- des présentatifs : « c’est là que » l.4, « ce sont plutôt ceux que » l.7, « ce sont » l.26 ;
- un lexique généralisant : « il n’y a rien de » l.1, « chacun » l.2, « partout » l.15 ;
- nombreux intensifs : « tellement » l.13, « complètement » l.14, « toute sa pureté » l.15 « même pas » l.21, « ô combien » l.15, « fort peu » l.25 et 27
- lexique péjoratif pour blâmer la culture : « abâtardies », « corrompu », « étouffée », « vaines et frivoles ». La plupart de ces termes appartiennent en outre au champ lexical de la corruption (maladie), de la putréfaction = registre polémique.

Par ailleurs, Montaigne fait usage de l’ironie :
- antiphrase l.6-7 : (« Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de toutes choses ») : Montaigne donne la parole au préjugé en caricaturant ironiquement cette pensée. Il énonce la doxa (l’idée communément admise) pour ensuite la réfuter, montrer qu’il ne s’agit que d’un préjugé.
- répétition de « parfaite » 3 fois,
- emploi de l'adjectif indéfini globalisant « toutes » dans « toutes choses »,
- adverbe universalisant « toujours »
- rythme binaire qui martèle et ironise sur les préjugés des européens : « de la vérité et de la raison » l.3, « les idées et les usages »l.4, «parfait et incomparable » l.5
= registre satirique ici, pour se moquer de la croyance populaire (la doxa)

II. Pour faire passer une leçon de relativisme
A. L’éloge des sauvages et de la nature

Montaigne fait l’éloge des sauvages, qui, eux, vivent selon la nature.
- allégorie de la Nature, « mère Nature » l.13, elle est décrite comme une déesse : vision édénique de l'état des Indiens (ils vivent dans un Eden, comme Adam et Eve, les hommes purs). Par métonymie, les Indiens ressemblent à la nature :
- or la nature est généreuse : emploi du pluriel « les fruits que la nature produit d’elle-même communément » l.6-7, « divers fruits de ces contrées » l.11, donc les Indiens sont généreux.
- la nature est pure : « toute sa pureté » l.15, donc les Indiens aussi.
- d’ailleurs, éloge de leur simplicité : « très proches de leur état originel » l.26, « lois naturelles » l.26 = idée implicite : comme ils sont plus proche de la manière dont Dieu nous a créés, ils sont plus purs que nous.
- termes mélioratifs pour désigner les Indiens  : termes moraux (« vertus », « utiles »), esthétiques (« saveur », « délicatesse », « excellente », « beauté »), physiques (« vivantes et vigoureuses »).

B. Le blâme des Européens et de la culture
- Le blâme des Européens commence par la comparaison avec les fruits : « […] en fait, ce sont plutôt [les fruits] nous avons altérés par notre artifice […] que nous devrions appeler « sauvages ».  l.7-8 : antithèse entre le fruit sauvage caractérisé par une accumulation d'adjectifs mélioratifs, et les fruits cultivés, « altérés ». Or, encore une fois, les fruits sont des métonymies des hommes dans le discours de Montaigne.

- Ce qui est reproché aux Européens :
1) ils souillent la nature (l. 7-10 puis l.13-14) : fort C.L de la corruption (« altérés » l.7, « détournés » l.8, « abâtardies » l.10, « corrompu » l.10, « surchargé » l.14, « étouffée » l.14)
Or, la Nature est une déesse pure (voir II.A), donc nous souillons notre déesse mère.

2) ils ne savent pas imiter la nature (l.21-22) : « vaines et frivoles entreprises » l.15-16, « nous ne parvenons même pas à reproduire » l.21 = Montaigne rabaisse l’orgueil des Européens qui pensent que, parce qu’ils mènent des « entreprises », sont supérieurs à tout. Il montre au contraire, que même le « moindre oiselet » l.21 ou « la moindre araignée » l.22 sont meilleurs que n’importe quel artisan. D’où l’emploi du terme « honte » l.15.

C. L’humanisme de Montaigne

-Refus de l’ethnocentrisme :
x Lexique de l'ethnocentrisme : « chacun », « usages » l.2-4, « usage » l.5, « pays où nous vivons »
x « nous n’avons pas d’autre critère pour la vérité et la raison », l.3 : la tournure restrictive « nous n'avons pas d’autre... que » met en évidence le rétrécissement du regard des européens
x les nombreuses négations montrent le point de vue étroit des Européens qui croient que les Indiens sont des barbares : La négation est utilisée 3 fois au début du texte :
« il n'y a rien de barbare » : Montaigne pose le préjugé pour le réfuter immédiatement
« ce qui n'est pas de son usage » : pour le vulgaire, définition de la barbarie par ce qu'elle n'est pas (et non pas par ce qu'elle est)
« nous n'avons d’autres critère que » : négation restrictive (ne...que) = point de vue étroit du vulgaire.

- Appel au relativisme culturel : évolution dans la désignation des Indiens : Montaigne commence par un singulier « ce peuple » l.2, puis termine par un pluriel « ces peuples » l.25 : il prend en considération leur pluralité, ce n’est plus une représentation binaire (eux / nous), mais une prise en compte de la différence de chacun, en tant qu’individu = élargissement progressif du champ de vision de Montaigne.

- Références savantes : Properce et Platon


Conclusion : Grâce à une argumentation efficace, Montaigne combat la thèse ethnocentrique et va même jusqu'à affirmer la supériorité du Sauvage sur l’Homme civilisé. Son argumentation marquante va constituer ce qui va se développer notamment au XVIIIè siècle, à savoir le Mythe du Bon Sauvage, dont la visée est de critiquer les travers de la société.

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