L.A.
Montaigne « des Cannibales », Livre I des Essais
Dans
le premier livre des Essais, paru en 1580 (première édition),
l’auteur s’interroge sur le regard que l’Europe porte sur les
indigènes du Nouveau Monde, souvent qualifiés de « sauvages » ou
de « barbares ». Sans avoir voyagé mais instruit par ses lectures
et par son secrétaire qui avait participé à une expédition vers
ces nouvelles terres, Montaigne remet en cause cette vision
européenne de l’Autre.
A
quelle question Montaigne tente-t-il de répondre au début de ce
texte ? Qui sont les sauvages et les barbares ?
Quelle
est la thèse soutenue par Montaigne ? Ce sont les Européens qui
sont les barbares ou les barbares ne sont pas ceux que l'on croit.
Quelle
est l'idée reçue (le préjugé) qu'il combat ? Les Indiens sont des
sauvages et des barbares, de même que les sont tous ceux qui ne sont
pas Européens.
I.
une grande force argumentative
A.
Un texte
subjectif
-
« je » : assume un discours subjectif et personnel
pour montrer que ça n'engage que lui ;
-
modalisateurs : il prend des précautions pour ne pas asséner
une vérité unique : « selon ce qu'on m'en a rapporté »
l.1 (rappelons que Montaigne n'a lui-même jamais voyagé en
Amérique, et qu'il se fie aux lectures qu'il a pu faire, notamment
aux récits de voyages des explorateurs) ; « je
trouve que » l.1 ; « alors qu’en fait, ce sont
plutôt » l.7, « ces peuples me semblent » l.25
-
Il recentre sa pensée autour d'une idée qu'il cherche à défendre :
« pour en revenir à mon propos » l.1
-
Usage de la première personne du pluriel, qui associe l’auteur et
le lecteur : « nous » = implication constante du lecteur
-
Emploi du présent pour exprimer ses idées (« je trouve »,
« ces peuples me semblent », etc.) ou décrire une vérité
générale (« chacun appelle », « nous n’avons
pas », etc.)
B.
Une démonstration rigoureuse
Démarche
déductive : Montaigne expose sa thèse, puis la démontre :
-
thèse explicite, en forme de réfutation d’une idée généralement
admise (emploi de la négation) : « il n’y a rien de
barbare et de sauvage dans ce peuple » l. 1-2
-
arguments utilisés :
x
Argument par l’étymologie, explication du sens premier de
« barbare » (dans l’Antiquité, le « barbare »
est celui qui ne parle pas la langue, donc l’étranger) :
« chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son
usage »
x
argument par analogie : « les gens de ce peuple sont
« sauvages » de la même façon que nous appelons
« sauvages » les fruits que la nature a produit »
l. 6-7
x
contre-argument : « ce sont plutôt ceux que nous avons
altérés par nos artifices […] que nous devrions appeler
« sauvages » l.7-8
x
argument par analogie toujours (les sauvages sont comparés à des
fruits sauvages) : la saveur et la délicatesse de divers
fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes
pour notre goût » l.11-12
x
Argument d’autorité : « Et le lierre vient mieux de
lui-même... » l.17-20 (citation du poète Properce)
x
Nouvel argument d’autorité « Toutes les choses, dit Platon,
sont produites par la nature ou le hasard... » l.22-24
(citation du philosophe)
-
conclusion introduite par « donc » l. 25-27
-
Cette démonstration est soutenue par des connecteurs logiques :
« sinon que » l.2, « car » l.2, « alors
qu’en fait » l.7, « et pourtant » l.11, « donc »
l.13 puis l.25
-
La démonstration joue sur le sens des mots « barbare »
et « sauvage » : au départ, ils sont connotés
négativement, à la fin du texte, ils sont positifs, et alors
Montaigne accepte de les appliquer aux Indiens.
-
Montaigne a un souci didactique (souci que le lecteur le comprenne
bien) : développement de comparaisons facilement
compréhensibles : comparaison avec les fruits (l.6 à 12) et
avec des éléments de la faune (oiseaux l.19 ; nid d’oiseau
l.21, araignée l.22).
C.
La force de persuasion du discours
Montaigne
appuie ses arguments grâce à :
-
des présentatifs : « c’est là que » l.4, « ce sont
plutôt ceux que » l.7, « ce sont » l.26 ;
-
un lexique généralisant : « il n’y a rien de » l.1, « chacun »
l.2, « partout » l.15 ;
-
nombreux intensifs : « tellement » l.13, « complètement » l.14,
« toute sa pureté » l.15 « même pas » l.21, « ô
combien » l.15, « fort peu » l.25 et 27
-
lexique péjoratif pour blâmer la culture : « abâtardies », «
corrompu », « étouffée », « vaines et frivoles ». La plupart
de ces termes appartiennent en outre au champ lexical de la
corruption (maladie), de la putréfaction = registre polémique.
Par
ailleurs, Montaigne
fait usage de l’ironie :
-
antiphrase l.6-7 : (« Là
est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et
accompli usage de toutes choses ») : Montaigne donne la parole au
préjugé en caricaturant ironiquement cette pensée. Il
énonce la doxa
(l’idée communément admise) pour ensuite la réfuter, montrer
qu’il ne s’agit que d’un préjugé.
-
répétition de « parfaite » 3 fois,
-
emploi de l'adjectif indéfini globalisant « toutes »
dans « toutes choses »,
-
adverbe universalisant « toujours »
-
rythme binaire qui martèle et ironise sur les préjugés des
européens : « de la
vérité et de la raison » l.3,
« les idées
et les usages »l.4,
«parfait
et incomparable » l.5
=
registre satirique ici, pour se moquer de la croyance populaire (la
doxa)
II.
Pour faire passer une leçon de relativisme
A.
L’éloge
des sauvages et
de la nature
Montaigne
fait l’éloge des sauvages, qui, eux, vivent selon la nature.
-
allégorie
de la Nature, « mère
Nature »
l.13,
elle est
décrite comme une déesse : vision édénique
de l'état des Indiens (ils
vivent dans un Eden, comme Adam et Eve, les hommes purs). Par
métonymie, les Indiens ressemblent à la nature :
-
or la nature est généreuse : emploi du pluriel « les fruits
que la nature produit d’elle-même communément » l.6-7, «
divers fruits de ces contrées » l.11, donc les Indiens sont
généreux.
-
la
nature est
pure :
« toute
sa
pureté » l.15,
donc
les Indiens aussi.
-
d’ailleurs,
éloge
de leur
simplicité : « très
proches
de leur état originel » l.26,
« lois
naturelles » l.26 = idée implicite : comme ils sont plus
proche de la manière dont Dieu nous a créés, ils sont plus purs
que nous.
-
termes
mélioratifs
pour désigner les Indiens
: termes moraux (« vertus »,
« utiles »),
esthétiques
(« saveur »,
« délicatesse »,
« excellente »,
« beauté »),
physiques
(« vivantes et vigoureuses »).
B.
Le blâme
des Européens
et de la culture
-
Le blâme des Européens commence par la comparaison avec les
fruits :
« […]
en fait, ce sont plutôt [les fruits] nous avons altérés par notre
artifice […] que nous devrions appeler « sauvages ».
l.7-8 : antithèse entre le fruit sauvage
caractérisé par une accumulation d'adjectifs mélioratifs, et les
fruits cultivés, « altérés ». Or, encore une fois, les
fruits sont des métonymies des hommes dans le discours de Montaigne.
-
Ce qui est reproché aux Européens :
1)
ils souillent la nature (l. 7-10 puis l.13-14) : fort C.L de la
corruption (« altérés » l.7, « détournés »
l.8, « abâtardies » l.10, « corrompu » l.10,
« surchargé » l.14, « étouffée » l.14)
Or,
la Nature est une déesse pure (voir II.A), donc nous souillons notre
déesse mère.
2)
ils ne savent pas imiter la nature (l.21-22) : « vaines et
frivoles entreprises » l.15-16, « nous ne parvenons même
pas à reproduire » l.21 = Montaigne rabaisse l’orgueil des
Européens qui pensent que, parce qu’ils mènent des
« entreprises », sont supérieurs à tout. Il montre au
contraire, que même le « moindre oiselet » l.21 ou « la
moindre araignée » l.22 sont meilleurs que n’importe quel
artisan. D’où l’emploi du terme « honte » l.15.
C.
L’humanisme de Montaigne
-Refus
de l’ethnocentrisme :
x
Lexique de l'ethnocentrisme :
« chacun », «
usages »
l.2-4,
« usage »
l.5,
« pays où nous vivons
»
x
« nous n’avons pas
d’autre critère pour la vérité et la
raison », l.3 :
la tournure
restrictive « nous n'avons
pas d’autre...
que »
met en évidence le rétrécissement du regard des européens
x
les nombreuses négations montrent le point de vue étroit des
Européens qui croient que les Indiens sont des barbares : La
négation est utilisée 3 fois au début du texte :
« il
n'y a rien de barbare » : Montaigne pose le préjugé pour le
réfuter immédiatement
« ce
qui n'est pas de son usage » : pour le vulgaire, définition de
la barbarie par ce qu'elle n'est pas (et non pas par ce qu'elle est)
« nous
n'avons d’autres critère que » : négation restrictive
(ne...que) = point de vue étroit du vulgaire.
-
Appel au relativisme culturel : évolution dans la désignation
des Indiens : Montaigne commence par un singulier « ce
peuple » l.2, puis termine par un pluriel « ces peuples »
l.25 : il prend en considération leur pluralité, ce n’est
plus une représentation binaire (eux / nous), mais une prise en
compte de la différence de chacun, en tant qu’individu =
élargissement progressif du champ de vision de Montaigne.
-
Références savantes : Properce et Platon
Conclusion
: Grâce à une argumentation efficace, Montaigne combat la thèse
ethnocentrique et va même jusqu'à affirmer la supériorité du
Sauvage sur l’Homme civilisé. Son argumentation marquante va
constituer ce qui va se développer notamment au XVIIIè
siècle, à savoir le Mythe du Bon Sauvage, dont la visée est de
critiquer les travers de la société.
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