dimanche 2 avril 2017

Séquence Humanisme, L.A n°3, Montaigne, "des Cannibales" le cannibalisme

L.An°3, Montaigne, « des cannibales »

I. Une démarche inductive et progressive

A. L’induction : de l’observation à la thèse

Organisation du texte :
- Montaigne commence par décrire de manière neutre le rituel anthropophage des Cannibales (l.1-14)
- Il compare ensuite avec les Portugais (l.14-22), qui sont une « preuve » de ce qu’il avance.
- Il en tire deux réflexions :
    l.23-30 : les Européens sont plus cruels que les Cannibales
    l.31-37 : le cannibalisme peut parfois se justifier
-Il conclut par sa thèse : nous sommes plus barbares qu’eux.

Montaigne renforce ses réflexions par des arguments d’autorité :
- un témoignage direct : « comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche date » l. 27-28 ;
- deux exemples historiques : l.31, Chrysippe et Zénon ; l.33, nos ancêtres à Alésia ;
- une référence aux savants : l.35, les médecins.

 
B. Un documentaire objectif et bien informé

Le rituel de l’anthropophagie est décrit de manière neutre et précise :
- rareté des modalisateurs (effacement du locuteur)
- verbes d’action au présent d’habitude : « font », « vont », « rapporte », « attache », etc.
- détails sur les armes de guerre et la nudité des combattants : « tous nus », « arcs ou épées de bois aiguisées par un bout »
- Description de chacune des étapes : comment son traités les prisonniers (l.6-7), mise à mort (l.8-11), cannibalisme (l.12-13)
- chronologie marquée grâce à des connecteurs temporels : « après avoir longtemps » l.6, « puis » l.10, « cela fait » l.12

Des explications sont apportées au fur et à mesure, dans un souci pédagogique :
- comparaison des armes pour que le lecteur imagine bien (« à la façon des fers de nos épieux » l.3),
- formules explicative (« en trophée personnel » l.5, « de peur d’être blessé par lui » l.9),
- adverbes (« bien traité » l.6)
- Montaigne devance l’idée reçue du lecteur en la réfutant : « ce n’est pas, comme on pense… c’est pour... » l. 13-14

 
C. Montaigne dévoile progressivement son indignation

- Il apparaît progressivement dans le texte : d’abord effacé, puis 1ère apparition discrète dans une tournure impersonnelle (« c’est une chose étonnante que » l.4), puis « je » lié à des verbes d’opinion (« je ne suis pas fâché que » l.23, « je pense que » l.25). 

- Il tisse des liens avec le lecteur (pronom « nous » ou possessifs « nos »)

- Il montre implicitement la cruauté des Portugais :
   x alors qu’il n’utilise qu’un seul verbe pour montrer la manière dont les Indiens tuent leurs ennemis (« assomment » l.11), il en utilise trois pour les Portugais : « enterrer », « tirer », « pendre », ce qui montre leur sadisme.
   x formules hyperboliques pour renforcer cette cruauté : « force coups de traits » l.17-18, « beaucoup de vices » l.19, « toute sorte de méchancetés » l.20

   x les Portugais sont d’autant plus fautifs, selon Montaigne, qu’ils possèdent « la connaissance » l.19 et sont de « grands maîtres » l.20 : ils utilisent leur savoir à mauvais escient.

- Le registre se fait de plus en plus polémique :
   x pour évoquer d’abord les Portugais : lexique péjoratif  : « vices », « méchanceté », « pénible » l.19-21
   x puis les Européens dans leur ensemble : accumulation indignée l.25 à 30 (« barbarie », « déchirer », « tortures », « supplices ») + accumulations de vices : « la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté » l.37
   x Procédés d’intensification des émotions : hyperbole (« horreur barbare » l.23, « jamais personne d’aussi déraisonnable » l.37), adverbes intensifs (« force coups de traits » l.17, « si aveugles » l.24)
   x Gradation dans les images frappantes pour horrifier le lecteur : « manger un homme vivant » l.25, « déchirer […] un corps ayant encore toute sa sensibilité » l.26, « le faire rôtir petit à petit » l.27, « le faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux » l.27


II. Pour donner une leçon de relativisme humaniste

A. Il atténue la barbarie des Sauvages

Montaigne commence par atténuer la barbarie des Cannibales, en les présentant de manière élogieuse :
- ils sont courageux puisqu’ils ne ressentent pas la peur (insistance de la part de Montaigne : « déroutes » et « effroi » sont cités l.4) ce qui fait d’eux des héros.

- ils sont humains puisqu’ils traitent bien leurs prisonniers l.6-7 (nouvelle insistance : « bien traité » et « tous les agréments ».

- ils sont généreux : d’une part ils mangent « en commun » l.? et d’autre part « envoient des morceaux » aux absents l.12-13

- ils obéissent à un rituel ayant une fonction symbolique : ne sont pas des animaux se nourrissant de chair humaine, ni des sadiques prenant plaisir à la souffrance d’autrui. Comparaison avec les Scythes qui sont réputés pour leur très grande cruauté l. 13-14, ce que ne sont pas les Indiens.


Puis Montaigne dévoile de manière implicite la naïveté de ces Indiens (ce qui confirme le fait qu’ils ne peuvent pas être méchants ou volontairement barbares) :

- ils admirent les Portugais : métaphore ironique des « hommes qui avaient semé la connaissance » l.19 et hyperbole ironique des « beaucoup plus grands maîtres qu’eux » l.20

- ils font des déductions : « s’étant aperçu que » l.13 puis « ils pensèrent que » l.18

- mais ces déductions sont naïves, puisqu’ils pensent que les Portugais agissent comme eux par rituel : « cette sorte de vengeance » l.21 peut être lu comme du discours indirect libre, l’expression traduit la pensée des Indiens.

- les conséquences de cette naïveté est l’imitation de la cruauté des Portugais : ils « abandonne[nt] leur manière ancienne pour suivre celle-ci » l.22.

- conclusion, selon Montaigne : si les Cannibales sont devenus aussi barbares que les Portugais, c’est par naïveté, et non pas méchanceté ou cruauté.


B. Il montre que l'immoralité du cannibalisme est relative, elle dépend des circonstances

Montaigne en arrive à soutenir une thèse assez étonnante, voire choquante : le cannibalisme se justifie parfois.

- Il compare deux types de cannibalismes l.23 à 30, celui des Cannibales et celui des Européens (« leurs fautes » / les « nôtres » l.24-25), grâce à des outils de comparaison : « plus de… qu’à » l.25 et « à… que de » l.26 et 29).

- Le cannibalisme européens est décrit de manière très barbares : « manger un homme vivant » l.25, « tortures et supplices » l.26, « rôtir petit à petit » l.27, « tuer par des chiens et des pourceaux » l.27.

- La référence aux guerres de religion est implicite : « entre des voisins et concitoyens » l.28 ; « sous prétexte de piété et de religion » l.29 et « vu de fraîche date » l.28

- Par opposition, Montaigne souligne l’absence de cruauté du cannibalisme des Indiens : « le manger mort » l.25 et « le rôtir et manger après qu’il est trépassé » l.29-30 ; on a l’impression que Montaigne accepte l’anthropophagie s’il s’agit de manger des cadavres.

- Il souligne aussi une opposition fondamentale (antithèse) : les Indiens se tuent « entre des ennemis anciens » l.28 (qui reprend l’idée l.1 : « contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes ») alors que les Européens se tuent « entre des voisins et concitoyens » l.28-29 renforce l’immoralité des Européens.

- Montaigne finit par justifier le cannibalisme en cas de besoin (l.32 : « pour notre besoin »). Cela revient à établir une hiérarchisation dans les pratiques cannibales : certaines sont acceptables (celles qui ne sont pas cruelles, celles qui concernent des hommes déjà morts, celles qui ont pour but de sauver des vivants). Il donne trois exemples :

- exemple des Stoïciens Chrysippe et Zénon l.31. Or les Stoïciens sont des exemples à suivre selon la morale du XVIème siècle. Insistance : « aucun mal » l.31 (négation totale), « à quelque usage que ce fut » (globalisation) l.32, « et même » l.32 (intensif).

- exemple des assiégés d’Alésia : « nos ancêtres » l.33, le possessif « nos » nous rend proches d’eux, d’autant qu’il s’agissait d’une guerre pour notre pays. Le verbe « résolurent » l.34 suggère qu’ils ont fait un acte héroïque en mangeant ces corps. On devrait donc les admirer…

- exemple des médecins qui utilisent des corps pour soigner des vivants (« notre santé » l.36)

- Montaigne termine ces exemples en montrant qu’ils sont acceptables parce qu’ils reposent sur des valeurs positives, humanistes ; à l’inverse, agir par cruauté est impardonnable, l.36-37 : « Mais il n’y eut jamais personne d’assez déraisonnables... ». L’accumulation de fautes l.37 (« la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté ») vise tout autant les Portugais que les barbares des guerres de religion, et est à mettre en opposition avec les qualités des Indiens (II.A).


C. L’humanisme de Montaigne

- sa connaissance de l’histoire et des auteurs antiques (les Scythes, Chrysippe et Zénon, Alésia) ;

- sa connaissance de la culture des Tupinambas (il a lu Thevet et Léry)

- il condamne toute forme de barbarie et de cruauté (autant les guerres de religion que la colonisation sauvage des Portugais en Amérique)

- il va à l’encontre des idées communément admises (« ce n’est pas, comme on pense, pour… mais pour... » l.13), pour faire réfléchir autrement ses lecteurs : les cannibales sont moins barbares que nous ; le cannibalisme peut parfois se justifier.

- il montre que la connaissance et la culture ne sont pas favorables à l’humanité (les Portugais ont « la connaissance de beaucoup de vices » l.19 et sont de « grands maîtres […] en toute sorte de méchanceté » l.20).

- il pense que la raison est indispensable pour ne pas se laisser aveugler par ses passions (dans le sens de « émotions excessives, colère ») : métaphore de l’aveuglement l.24 (« nous soyons si aveugles ») qui montre que nous perdons la raison (rappelle : la lumière = la connaissance, la raison) dès que nous nous laissons emporter par notre colère. C’est ce qui a provoqué les guerres de religion.

- d’où sa conclusion l.38-39 : Montaigne ne dit pas que les Indiens ne sont pas barbares ; il affirme au contraire qu’ils le sont (« nous pouvons donc bien appeler ces hommes barbares »). Il nuance cependant cette thèse, en montrant que tout est relatif (relativisme : « eu égard à » l.38 et répété l.39), et que par rapport à nous, ils ne le sont pas. Tout est vraiment relatif.

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