samedi 19 mars 2016

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Zola, La Fortune des Rougon


L.A n°1 : Pierre et Adélaïde (p.93-94)

Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à demeurer avec elle. Elle le com-promettait. C’était par elle qu’il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte, s’attacher au pied un boulet qui arrêterait l’élan de son ambition ; la chasser, et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu’il allait avoir besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui d’amener Adélaïde à s’en aller d’elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé de ses duretés par l’inconduite de sa mère. Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d’épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères, espérant qu’elle s’enfuirait, le jour où elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la place plutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femme nerveuse n’avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d’aller retrouver son amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les silences méprisants et les secrètes brutalités de son fils, c’était de ne savoir où se réfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l’aurait quitté, si elle avait eu un asile. Il attendait l’occasion de lui louer quelque part un petit logement, lorsqu’un accident, sur lequel il n’osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que Macquart venait d’être tué à la frontière par le coup de feu d’un douanier, au moment où il entrait en France toute une cargaison de montres de Genève. L’histoire était vraie. On ne ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le cimetière d’un petit village des montagnes. La douleur d’Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l’observa curieusement, ne lui vit pas verser une larme. Macquart l’avait faite sa légataire. Elle hérita de la masure de l’impasse Saint-Mittre et de la carabine du défunt, qu’un contrebandier, échappé aux balles des douaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la petite maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde, solitaire, muette.
L.A n°2 : Pascal et le salon jaune (p.153-154)

L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animaux curieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Il regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou de l’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueuse d’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l’écoutait bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendait toujours à l’entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.
« Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de ces messieurs.
Je ne suis pas vétérinaire », répondit-il enfin, poussé à bout.
L.A n° 3 : la porte ouverte (p.280-282)

Elle allait se retirer, fermer la porte maudite, sans chercher même à connaître la main qui l’avait violée, lorsqu’elle aperçut Miette et Silvère. La vue des deux enfants amoureux qui attendaient son regard, confus, la tête baissée, la retint sur le seuil, prise d’une douleur plus vive. Elle comprenait maintenant. Jusqu’au bout, elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux bras l’un de l’autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte était complice. Par où l’amour avait passé, l’amour passait de nouveau. C’était l’éternel recommencement, avec ses joies présentes et ses larmes futures. Tante Dide ne vit que les larmes, et elle eut comme un pressentiment rapide qui lui montra les deux enfants saignants, frappés au cœur. Toute secouée par le souvenir des souffrances de sa vie, que ce lieu venait de réveiller en elle, elle pleura son cher Silvère. Elle seule était coupable ; si elle n’avait pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coin perdu, aux pieds d’une fille, à se griser d’un bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.
Au bout d’un silence, elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune homme par la main. Peut-être les eût-elle laissés là à jaser au pied du mur, si elle ne s’était sentie complice de ces douceurs mortelles. Comme elle rentrait avec Silvère, elle se retourna, en entendant le pas léger de Miette qui s’était hâtée de reprendre sa cruche et de fuir à travers le chaume. Elle courait follement, heureuse d’en être quitte à si bon marché. Tante Dide eut un sourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvre échappée.
« Elle est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a le temps. »
Sans doute, elle voulait dire que Miette avait le temps de souffrir et de pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, qui avait suivi avec extase la course de l’enfant dans le soleil limpide, elle ajouta simple-ment :
« Prends garde, mon garçon, on en meurt. »
Ce furent les seules paroles qu’elle prononça en cette aventure, qui remua toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elle s’était fait une religion du silence. Quand Silvère fut rentré, elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait plus complice. Elle revint l’examiner un instant, heureuse de lui voir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée, la trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelques planches noires d’humidité, vertes de mousse, sur lesquelles les escargots avaient pleuré des larmes d’argent.


L.A n° 4 : Un récit héroïque (p.347-348)

Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s’écria :
« Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vous assassiner ; c’est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’il glissait sous votre bras…
Vous croyez ? » dit Rougon devenu blême.
Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récit de l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi. Granoux ne mentait pas d’ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.
« Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il avec conviction.
C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’ai entendu la balle siffler à mon oreille. »
Il y eut une violente émotion ; l’auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de son mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :
« Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille, et, paf ! la balle va casser la glace de M. le maire. »
Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quart d’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquet tel que Pierre l’avait ménagé, le dénoûment de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.



L.A n°5 : Le dénouement (p.450-451)

A ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. La tête blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entendit les vieux morts l'appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyait plus que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux en l'air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l'enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba sur le bloc, les lèvres collées à l'endroit usé par les pieds de Miette, à cette place tiède où l'amoureuse avait laissé un peu de son corps.
Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient l'Empire naissant, le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des Bonaparte, le coup d'État fondait la fortune des Rougon.
Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :
« Je bois au prince Louis, à l'empereur ! »
Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes. Ce fut un beau spec-tacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient, s'embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la République. Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveux de Félicité, un nœud de satin rose qu'elle s'était collé par gentillesse au-dessus de l'oreille droite, coupa un bout du satin avec son couteau à dessert, et vint le passer solennellement à la boutonnière de Rougon. Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, la face radieuse, en murmurant :
« Non, je vous en prie, c'est trop tôt. Il faut attendre que le décret ait paru.
« Sacrebleu ! s'écria Sicardot, voulez-vous bien garder ça ! c'est un vieux soldat de Napoléon qui vous décore ! »
Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité se pâma. Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise, en agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perdit au milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.
Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n'était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte, de l'autre côté de la rue, saignait dans l'ombre comme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l'aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait.




 
 Beaumarchais, Le Barbier de Séville

L.A n°1 : I, 2 (exposition)

Figaro.
[…] J’ai vu cet abbé-là quelque part.
(Il se relève.)

Le Comte, à part.
Cet homme ne m’est pas inconnu.

Figaro.
Non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…

Le Comte.
Cette tournure grotesque…

Figaro.
Je ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.

Le Comte.
Je crois que c’est ce coquin de Figaro.

Figaro.
C’est lui-même, monseigneur.

Le Comte.
Maraud ! si tu dis un mot…

Figaro.
Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré.

Le Comte.
Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…

Figaro.
Que voulez-vous, monseigneur, c’est la misère.

Le Comte.
Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

Figaro.
Je l’ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance…

Le Comte.
Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?

Figaro.
Je me retire.

Le Comte.
Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?

Figaro.
Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.

Le Comte.
Dans les hôpitaux de l’armée ?

Figaro.
Non ; dans les haras d’Andalousie.

Le Comte, riant.
Beau début !

Figaro.
Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…

Le Comte.
Qui tuaient les sujets du roi !

Figaro.
Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

Le Comte.
Pourquoi donc l’as-tu quitté ?

Figaro.
Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des puissances :
L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…

Le Comte.
Oh ! grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

Figaro.
Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires.

Le Comte.
Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter…

Figaro.
Je me crus trop heureux d’en être oublié, persuadé qu’un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

Le Comte.
Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet.

Figaro.
Eh ! mon Dieu ! monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut.

Le Comte.
Paresseux, dérangé…

Figaro.
Aux vertus qu’on exige dans un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?

Le Comte, riant.
Pas mal. Et tu t’es retiré en cette ville ?

Figaro.
Non, pas tout de suite.

Le Comte, l’arrêtant.
Un moment… J’ai cru que c’était elle… Dis toujours, je t’entends de reste.

Figaro.
De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires ; et le théâtre me parut un champ d’honneur…

Le Comte.
Ah ! miséricorde !

Figaro.
(Pendant sa réplique, le comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)
En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès, car j’avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs ; des mains… comme des battoirs ; j’avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds ; et d’honneur, avant la pièce, le café m’avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…

Le Comte.
Ah ! la cabale ! monsieur l’auteur tombé.

Figaro.
Tout comme un autre : pourquoi pas ? Ils m’ont sifflé ; mais si jamais je puis les rassembler…

Le Comte.
L’ennui te vengera bien d’eux ?

Figaro.
Ah ! comme je leur en garde, morbleu !


L.A n°2 : Acte II, scène 11 (une scène de jalousie)

BARTHOLO, ROSINE.


Rosine.
Vous étiez ici avec quelqu’un, monsieur ?

Bartholo.
Don Basile que j’ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c’eût été monsieur Figaro ?

Rosine.
Cela m’est fort égal, je vous assure.

Bartholo.
Je voudrais bien savoir ce que ce barbier avait de si pressé à vous dire ?

Rosine.
Faut-il parler sérieusement ? Il m’a rendu compte de l’état de Marceline, qui même n’est pas trop bien, à ce qu’il dit.

Bartholo.
Vous rendre compte ! Je vais parier qu’il était chargé de vous remettre quelque lettre.

Rosine.
Et de qui, s’il vous plaît ?

Bartholo.
Oh ! de qui ? De quelqu’un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi ? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.

Rosine, à part.
Il n’en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.

Bartholo, regarde les mains de Rosine.
Cela est. Vous avez écrit.

Rosine, avec embarras.
Il serait assez plaisant que vous eussiez le projet de m’en faire convenir.

Bartholo, lui prenant la main droite.
Moi ! point du tout ; mais votre doigt encore taché d’encre ! Hein, rusée signora !

Rosine, à part.
Maudit homme !

Bartholo, lui tenant toujours la main.
Une femme se croit bien en sûreté, parce qu’elle est seule.

Rosine.
Ah ! sans doute… La belle preuve !… Finissez donc, monsieur, vous me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie ; et l’on m’a toujours dit qu’il fallait aussitôt tremper dans l’encre ; c’est ce que j’ai fait.

Bartholo.
C’est ce que vous avez fait ? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C’est ce cahier de papier où je suis certain qu’il y avait six feuilles ; car je les compte tous les matins, aujourd’hui encore.

Rosine, à part.
Oh ! imbécile !…

Bartholo, comptant.
Trois, quatre, cinq…

Rosine.
La sixième…

Bartholo.
Je vois bien qu’elle n’y est pas, la sixième.

Rosine, baissant les yeux.
La sixième, je l’ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j’ai envoyés à la petite Figaro.

Bartholo.
À la petite Figaro ? Et la plume qui était toute neuve, comment est-elle devenue noire ? Est-ce en écrivant l’adresse de la petite Figaro ?

Rosine, à part.
Cet homme a un instinct de jalousie !… (Haut.) Elle m’a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.

Bartholo.
Que cela est édifiant ! Pour qu’on vous crût, mon enfant, il faudrait ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité ; mais c’est ce que vous ne savez pas encore.

Rosine.
Eh ! qui ne rougirait pas, monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses le plus innocemment faites ?

Bartholo.
Certes, j’ai tort : se brûler le doigt, le tremper dans l’encre, faire des cornets aux bonbons pour la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour ! quoi de plus innocent ? Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait !… Je suis seule, on ne me voit point ; je pourrai mentir à mon aise. Mais le bout du doigt reste noir, la plume est tachée, le papier manque ; on ne saurait penser à tout. Bien certainement, signora, quand j’irai par la ville, un bon double tour me répondra de vous.


L.A n°3 : Acte III, scène 11 (scène de la stupéfaction)

Les acteurs précédents, don BASILE.


Rosine, effrayée, à part.
Don Basile !…

Le Comte, à part.
Juste ciel !

Figaro, à part.
C’est le diable !

Bartholo va au-devant de lui.
Ah ! Basile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n’a donc point eu de suites ? En vérité, le seigneur Alonzo m’avait fort effrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour vous aller voir, et s’il ne m’avait point retenu…

Basile, étonné.
Le seigneur Alonzo ?

Figaro frappe du pied.
Eh quoi ! toujours des accrocs ? Deux heures pour une méchante barbe… Chienne de pratique !

Basile, regardant tout le monde.
Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs… ?

Figaro.
Vous lui parlerez quand je serai parti.

Basile.
Mais encore faudrait-il…

Le Comte.
Il faudrait vous taire, Basile. Croyez-vous apprendre à monsieur quelque chose qu’il ignore ? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.

Basile, plus étonné.
La leçon de musique !… Alonzo !…

Rosine, à part, à Basile.
Eh ! taisez-vous.

Basile.
Elle aussi !

Le Comte, bas à Bartholo.
Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.

Bartholo, à Basile, à part.
N’allez pas nous démentir, Basile, en disant qu’il n’est pas votre élève, vous gâteriez tout.

Basile.
Ah ! ah !

Bartholo, haut.
En vérité, Basile, on n’a pas plus de talent que votre élève.

Basile, stupéfait.
Que mon élève !… (Bas.) Je venais pour vous dire que le comte est déménagé.

Bartholo, bas.
Je le sais, taisez-vous.

Basile, bas.
Qui vous l’a dit ?

Bartholo, bas.
Lui, apparemment !

Le Comte, bas.
Moi, sans doute : écoutez seulement.

Rosine, bas à Basile.
Est-il si difficile de vous taire ?

Figaro, bas, à Basile.
Hum ! Grand escogriffe ! Il est sourd !

Basile, à part.
Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret !

Bartholo, haut.
Eh bien, Basile, votre homme de loi ?…

Figaro.
Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de loi.

Bartholo, à Basile.
Un mot : dites-moi seulement si vous êtes content de l’homme de loi ?

Basile, effaré.
De l’homme de loi ?

Le Comte, souriant.
Vous ne l’avez pas vu, l’homme de loi ?

Basile, impatienté.
Eh ! non, je ne l’ai pas vu, l’homme de loi.

Le Comte, à Bartholo, à part.
Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le.

Bartholo, bas au comte.
Vous avez raison. (À Basile.) Mais quel mal vous a donc pris si subitement ?

Basile, en colère.
Je ne vous entends pas.

Le Comte lui met à part une bourse dans la main.
Oui, monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l’état d’indisposition où vous êtes ?

Figaro.
Il est pâle comme un mort !

Basile.
Ah ! je comprends…

Le Comte.
Allez vous coucher, mon cher Basile : vous n’êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.

Figaro.
Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.

Bartholo.
D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.

Rosine.
Pourquoi êtes-vous donc sorti ? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.

Basile, au dernier étonnement.
Que j’aille me coucher !

Tous les acteurs ensemble.
Eh ! sans doute.

Basile, les regardant tous.
En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.

Bartholo.
À demain, toujours, si vous êtes mieux.

Le Comte.
Basile, je serai chez vous de très bonne heure.

Figaro.
Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit.

Rosine.
Bonsoir, monsieur Basile.

Basile, à part.
Diable emporte si j’y comprends rien ! et sans cette bourse…

Tous.
Bonsoir, Basile, bonsoir.

Basile, en s’en allant.
Eh bien ! bonsoir donc, bonsoir.
(Ils l’accompagnent tous en riant.)



L.A n°4 : Acte IV, scène 8 (dénouement)

BARTHOLO, un alcade, des alguazils, des valets avec des flambeaux, et les acteurs précédents.


Bartholo, voit le comte baiser la main de Rosine, et Figaro qui embrasse grotesquement don Basile ; il crie, en prenant le notaire à la gorge.
Rosine avec ces fripons ! Arrêtez tout le monde. J’en tiens un au collet.

Le Notaire.
C’est votre notaire.

Basile.
C’est votre notaire. Vous moquez-vous ?

Bartholo.
Ah ! don Basile ! eh ! comment êtes-vous ici ?

Basile.
Mais plutôt vous, comment n’y êtes-vous pas ?

L’Alcade, montrant Figaro.
Un moment ! je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette maison, à des heures indues ?

Figaro.
Heure indue ? Monsieur voit bien qu’il est aussi près du matin que du soir. D’ailleurs, je suis de la compagnie de Son Excellence monseigneur le comte Almaviva.

Bartholo.
Almaviva !

L’Alcade.
Ce ne sont donc pas des voleurs ?

Bartholo.
Laissons cela. — Partout ailleurs, monsieur le comte, je suis le serviteur de Votre Excellence ; mais vous sentez que la supériorité du rang est ici sans force. Ayez, s’il vous plaît, la bonté de vous retirer.

Le Comte.
Oui, le rang doit être ici sans force ; mais ce qui en a beaucoup est la préférence que mademoiselle vient de m’accorder sur vous, en se donnant à moi volontairement.

Bartholo.
Que dit-il, Rosine ?

Rosine.
Il dit vrai. D’où naît votre étonnement ? Ne devais-je pas cette nuit même être vengée d’un trompeur ? Je le suis.

Basile.
Quand je vous disais que c’était le comte lui-même, docteur ?

Bartholo.
Que m’importe à moi ? Plaisant mariage ! Où sont les témoins ?

Le Notaire.
il n’y manque rien. Je suis assisté de ces deux messieurs.

Bartholo.
Comment, Basile ! vous avez signé ?

Basile.
Que voulez-vous ? ce diable d’homme a toujours ses poches pleines d’arguments irrésistibles.

Bartholo.
Je me moque de ses arguments. J’userai de mon autorité.

Le Comte.
Vous l’avez perdue en en abusant.

Bartholo.
La demoiselle est mineure.

Figaro.
Elle vient de s’émanciper.

Bartholo.
Qui te parle à toi, maître fripon ?

Le Comte.
Mademoiselle est noble et belle ; je suis homme de qualité, jeune et riche ; elle est ma femme : à ce titre, qui nous honore également, prétend-on me la disputer ?

Bartholo.
Jamais on ne l’ôtera de mes mains.

Le Comte.
Elle n’est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l’autorité des lois ; et monsieur, que vous avez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime.

L’Alcade.
Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariage indique assez sa frayeur sur la mauvaise administration des biens de sa pupille, dont il faudra qu’il rende compte.

Le Comte.
Ah ! qu’il consente à tout, et je ne lui demande rien.

Figaro.
Que la quittance de mes cent écus ; ne perdons pas la tête.

Bartholo, irrité.
Ils étaient tous contre moi ; je me suis fourré la tête dans un guêpier.

Basile.
Quel guêpier ? ne pouvant avoir la femme, calculez, docteur, que l’argent vous reste ; et oui, vous reste !

Bartholo.
Ah ! laissez-moi donc en repos, Basile ! Vous ne songez qu’à l’argent. Je me soucie bien de l’argent, moi ! À la bonne heure, je le garde ; mais croyez-vous que ce soit le motif qui me détermine ?
(Il signe.)

Figaro, riant.
Ah, ah, ah ! monseigneur, ils sont de la même famille.

Le Notaire.
Mais, messieurs, je n’y comprends plus rien. Est-ce qu’elles ne sont pas deux demoiselles qui portent le même nom ?

Figaro.
Non, monsieur, elles ne sont qu’une.

Bartholo, se désolant.
Et moi qui leur ai enlevé l’échelle, pour que le mariage fût plus sûr ! Ah ! je me suis perdu faute de soins.

Figaro.
Faute de sens. Mais soyons vrais, docteur : quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la Précaution inutile.


(un texte supplémentaire pour les L : )
L.A n° 5 : Le mariage de Figaro (ACTE V, Scène 3) - Beaumarchais, 1782

































FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre :

Ô femme ! femme ! femme ! Créature faible et décevante !... Nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse1 ; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie2... Il riait en lisant, le perfide3 ! et moi comme un benêt... Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas... Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter4. On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié. (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand Seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire5 ! - Las d'attrister des bêtes malades et pour faire un métier contraire6, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche7 une comédie dans les mœurs du sérail8 ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder9 Mahomet sans scrupule ; à cet instant, un envoyé... de je ne sais où, se plaint de ce que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte10, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca11, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient ; mon terme était échu12 ; je voyais de loin arriver l'affreux recors13, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant, je m'évertue14. Il s'élève une question15 sur la nature des richesses, et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol16, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissais l'espérance et la liberté17. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours18, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé19 son orgueil ! je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.
1-référence au fait que Figaro avait d'abord proposé à Suzanne de se rendre au RDV pour attraper le Comte ; 2- la cérémonie de la toque virginale, par laquelle le Comte affirme renoncer au droit de cuissage ; 3-il parle du Comte ; 4-jouter : vous mesurer à moi; 5-lancette vétérinaire : instrument de vétérinaire ; 6-un métier contraire : un métier opposé à celui-ci ; 7-brocher : griffonner ; 8-moeurs du sérail : ayant pour cadre l'Orient (comme c'était la mode au XVIIIè siècle) ; 9-fronder : ici, critiquer ; 10- La Sublime-Porte : l'Empire ottoman ; 11-royaumes de Barca : actuellement, région de la Libye ; 12-mon terme était échu : je n'avais pas payé mon loyer ; 13-recors : huissier ; 14-je m'évertue : je m'obstine ; 15-une question : un débat auquel tout le monde peut participer ; 16-un sol : monnaie ; 17- l'espérance et la liberté : référence à Dante, selon lequel il est écrit à la porte des Enfers : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance » ; 18- un de ces puissants de quatre jours : référence à l'instabilité ministérielle chronique ; 19-cuvé : satisfait

 Groupement de textes : "Les servitudes volontaires"

L.A n°1 : Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie, 1576

Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres1 à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs2 du larron3 qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure4, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises5 et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder6 dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Les médecins disent qu'il est inutile de chercher à guérir les plaies incurables, et peut-être ai-je tort de vouloir donner ces conseils au peuple, qui depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du mal qui l'afflige, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. 

1Opiniâtre : entété, têtu, obstiné

2Receleur : personne coupable d'un recèle (d'un vol)

3Larron : voleur ; les « receleurs du larron » signifie donc : « les voleurs du voleur »

4Luxure : recherche déréglée des plaisirs ; péché de chair (fait partie des sept péchés capitaux) ; lubricité

5Convoitise : envie, désir de posséder le bien d'autrui


6Se mignarder : se dorloter, se choyer, prendre soin de soi


L.A n°2 : « Le Loup et le Chien », Fables, Livre I, Jean de la Fontaine, 1668

Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin(1) était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
" Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires(2), et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée(3) :
Tout à la pointe de l'épée(4).
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "
Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs(5) de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. "
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
" Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.

Les Fables, Livre I

1- Mâtin : Gros chien de garde
2- Cancres, haires : mendiants de toutes sortes
3- franche lippée : familier ; qui équivaut à "un bon gueuleton"
4- à la point de l'épée : en se démenant, de manière difficile
5- Force reliefs : des reste de toutes sortes


L.A n° 3 : Discours du vieillard Troglodyte, Lettre XIV, Lettres persanes, Montesquieu, 1721

Lettre XIV, USBEK AU MEME

     Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.
     Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?

          D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

L.A n°4 : Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1932

Bernard, individu de la caste supérieure, se sent en décalage avec les siens. Il avait invité Lenina à se promener au bord d'un lac, mais elle a préféré l'entraîner au quart de finale du championnat féminin de lutte.

Il demeura obstinément renfrogné tout l’après-midi ; il refusa de parler aux amies de Lenina (qu’ils rencontrèrent par douzaines au bar où l’on débitait des glaces au soma1 dans les intervalles des luttes), et en dépit de son état d’esprit misérable, il refusa absolument de prendre le sundae à la framboise à la dose d’un demi-gramme qu’elle le pressait d’avaler.
Je préfère être moi-même, dit-il, moi-même et désagréable. Et non un autre, quelque gai qu’il soit.
« Un gramme à temps vous rend content»2, dit Lenina, lui servant une perle brillante de sagesse enseignée pendant le sommeil. Bernard repoussa impatiemment le verre qu’elle lui offrait.
Ne vous mettez pas en colère, voyons, dit-elle, souvenez-vous : « Avec un centicube, guéris dix sentiments ».
Oh ! pour l’amour de Ford3, taisez-vous ! cria-t-il. Lenina haussa les épaules.
Un gramme vaut toujours mieux que le « zut » qu’on clame, dit-elle avec dignité, pour conclure, et elle but elle-même le sundae.

[Au cours de la traversée de retour de la Manche, Bernard arrête son propulseur et demeure suspendu à moins de trente mètres des vagues.]

N’avez-vous pas le désir d’être libre, Lenina ?
Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je le suis, libre. Libre de me payer du bon temps, le meilleur qui soit. « Tout le monde est heureux à présent ! »
Il se mit à rire.
Oui, « Tout le monde est heureux à présent ! » Nous commençons à servir cela aux enfants à cinq ans. Mais n'éprouvez-vous pas désire d'être libre de quelque autre manière, Lenina ? D'une manière qui vous soit propre, par exemple ; pas à la manière de tous les autres.
Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répéta-t-elle. Puis, se tournant vers lui :Oh ! Rentrons, Bernard, supplia-t-elle ; comme je déteste être ici !
Vous n'aimez pas être avec moi ?
Mais certainement, Bernard, c'est cet affreux endroit.
Il me semblait que nous serions plus… plus ensemble ici, sans rien d'autre que la mer et la lune. Plus ensemble que dans la foule, ou même que chez moi. Vous ne comprenez pas cela ?
Je ne comprends rien, dit-elle avec décision, déterminée à garder intacte son incompréhension. Rien. Et ce que je comprends encore le moins de tout, continua-t-elle sur un autre ton, c’est pourquoi vous ne prenez pas de soma quand il vous vient de vos idées épouvantables. Vous les oublieriez totalement. Et, au lieu de vous sentir misérable, vous seriez plein de gaîté. Oui, tellement plein de gaieté!... répéta-t-elle, et elle sourit ; malgré toute l’inquiétude intriguée qui luisait dans ses yeux, d’un air qu’elle entendait charger de cajolerie aguichante et voluptueuse.
1- Soma = pillule du bonheur, qui rend tout individu heureux pendant quelques temps.
2- Les enfants du Meilleur des Mondes sont conditionnés pendant leur sommeil (= hypnopédie), à coups de phrases qui deviendront pour eux des vérités indiscutables
3- Ford, ironiquement inspiré du père du Fordisme, désigne le dieu de cette société


(1ères L :) Humanisme : Gargantua, Rabelais

L.A n°1 : L’Education de Ponocrates, chapitre 23 

  Puis il le soumit à un rythme de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et au noble savoir. Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Tandis qu’on le frictionnait, on lui lisait quelques pages des Saintes Ecritures, à voix haute et claire1, avec la prononciation convenable. Cet office était confié à un jeune page, originaire de Basché2, nommé Anagnostes3. Selon le thème et le sujet du texte, il se mettait à révérer, adorer, prier et supplier à plusieurs reprises le bon Dieu, dont la lecture prouvait la majesté et les merveilleux jugements.
                Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les points les plus obscurs et les plus difficiles. Quand ils revenaient, ils considéraient l’état du ciel, notant s’il était tel qu’ils l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune ce jour-là.
                Cela fait, on l’habillait, on le peignait, on le coiffait, on l’apprêtait, on le parfumait et pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur et les confrontait avec quelques exemples pratiques concernant la vie humaine, ce qui leur prenait parfois deux ou trois heures, mais, d’ordinaire on s’arrêtait quand il était complètement habillé. Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture.
                Alors ils sortaient, en discutant toujours du sujet de la lecture et ils allaient se divertir au Grand Bracque4, ou dans les prés et jouaient à la balle, à la paume5, à la pile en triangle6, s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercés l’esprit. Tous leurs jeux se faisaient en liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait, et ils s’arrêtaient d’ordinaire quand la sueur leur coulait sur le corps, ou qu’ils étaient autrement fatigués. Alors, ils étaient très bien essuyés et frictionnés, ils changeaient de chemise, et allaient voir si le dîner était prêt en se promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et avec éloquence quelques maximes retenues de la leçon.
                Cependant, Monsieur l’Appétit venait ; c’est au bon moment qu’ils s’asseyaient à table. Au commencement du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes prouesses7 jusqu’à ce qu’il prît son vin. Alors, si on le jugeait bon, on continuait la lecture, ou ils commençaient à deviser joyeusement tous ensemble. Pendant les premiers mois, ils parlaient de la vertu, de la propriété, des effets et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. [...]
                Là-dessus, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour y apprendre mille petits jeux et inventions nouvelles qui tous découlaient de l’arithmétique. De cette façon, il prît goût à la science des nombres et tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes.


1- Critique implicite des moines qui marmonnent souvent les Ecritures, les rendant inintelligibles.
2- Localité voisine.
3- Mot grec qui signifie « lecteur ».
4- Salle de jeu de paume
5- ancêtre du tennis
6- jeu de balle à trois
7- référence aux romans de chevalerie du Moyen-Age


L.A n°2 : La harangue de Gargantua aux vaincus (extrait du chapitre 50)

« Du plus loin que l'on se souvienne, nos pères, nos aïeux et nos ancêtres ont préféré, tant par bon sens que par un penchant naturel, perpétuer le souvenir de leurs triomphes et de leurs victoires dans les batailles qu'ils ont livrées en érigeant leurs trophées et leurs monuments dans les coeurs des vaincus, en les graciant, plutôt qu'en faisant oeuvre d'architecture sur les terres conquises. Car ils attachaient plus de prix à la vivante reconnaissance des hommes gagnée par la générosité, qu'aux inscriptions muettes des arcs, des colonnes et des pyramides, exposées aux intempéries et à la malveillance du premier venu.
[…] C'est la nature même de la générosité: le temps qui ronge et amoindrit toutes choses augmente et accroît les bienfaits, car une bonne action, accomplie libéralement au profit d'un homme de bon sens, fructifie continuellement grâce à la noblesse de la pensée et de sa gratitude.
Ne voulant donc ne manquer en rien à la générosité héritée de mes parents, je vous pardonne et vous délivre à présent, et je vous laisse redevenir francs et libres comme avant. De plus, en passant les portes, chacun de vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez retourner dans vos foyers, au sein de vos familles. Six cents hommes d'armes et huit mille hommes de pieds vous conduiront en sûreté sous la conduite de mon écuyer Alexandre, pour vous éviter d'être malmenés par les paysans. Que Dieu soit avec vous !
Je regrette de tout mon coeur que Picrochole ne soit pas ici, car je lui aurais donné à entendre que cette guerre s'était faite contre ma volonté, sans que j'aie espéré accroître mes biens ou ma renommée. Mais puisqu'il a disparu et qu'on ne sait où ni comment il s'est évanoui, je veux que son royaume revienne tout entier à son fils : puisque celui-ci est encore trop jeune (il n'a pas encore cinq ans révolus), il sera dirigé et formé par les anciens princes et les savants du royaume. Et, puisqu'un royaume ainsi privé de son chef serait facilement anéanti si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, je veux et j'ordonne que Ponocrates ait la haute main sur tous ses gouverneurs, avec l'autorité nécessaire, et qu'il reste auprès de l'enfant jusqu'à ce qu'il le juge capable de gouverner et de régner par lui-même.
Je considère que ce penchant trop veule et mou qu'est la faiblesse de pardonner aux méchantes gens, leur offre l'occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits, à cause de cette néfaste assurance de l'impunité.
Je considère que Moïse, l'homme le plus doux qui fut sur terre en son temps, punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d'Israël.
Je considère Jules César, empereur si débonnaire que, au dire de Cicéron, avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite, et qu'avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite; malgré tout, dans certains cas, malgré ces maximes, il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion.
A ces exemples, je veux qu'avant de partir vous me livriez : premièrement ce beau Marquet1 qui a été la source et la cause initiale de cette guerre par la faute de son outrecuidance; deuxièmement ses compagnons fouaciers qui ont négligé de calmer sa tête folle au moment voulu, et enfin tous les conseillers, les capitaines, les officiers et les familiers de Picrochole qui l'auraient encouragé ou glorifié, ou lui auraient conseillé de sortir de ses frontières pour nous tourmenter ainsi. »

1- Marquet : Grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, à l'origine de la guerre


L.A n° 3 : Comment était réglé le mode de vie des Thélémites

    Toute leur vie était organisée non par des lois, par des statuts ou des règles, mais selon leur gré et leur libre volonté. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Personne ne les éveillait, personne ne les obligeait à boire ou à manger, ou à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Leur règle ne comportait que cette clause :
Fais ce que tu voudras,
parce que les gens libres, bien nés, bien formés, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à la vertu et les éloigne du vice. Quand ils sont opprimés et asservis par une vile sujétion et par la contrainte, ils emploient à déposer et enfreindre ce joug de servitude la noble ardeur, qui, si on les avait laissés libres, les faisait aspirer à la vertu, car nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu'on nous refuse.
    Grâce à cette liberté, ils se mirent tous à vouloir faire, avec une noble émulation, ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si l'on disait : « jouons », tous jouaient ; si l'on disait : « allons nous amuser aux champs », tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fringant palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.
    Ils étaient si noblement instruits qu'il n'y avait aucun d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et composer tant en vers qu'en prose dans ces langues. Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si élégants, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus vifs et maniant mieux les armes, que ceux qui étaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins grincheuses, plus adroites de leurs mains, plus habiles aux travaux d'aiguille et à toute occupation digne d'une femme noble et libre que celles qui étaient là.
    C'est pourquoi, quand le temps était venu pour l'un de ceux qui vivait là de quitter l'abbaye, à la demande de ses parents, pour toute autre raison, il emmenait avec lui une des dames, celle qui en avait fait son chevalier servant, et on les mariait ensemble. Et l'affection et l'amitié qu'ils avaient éprouvées en vivant à Thélème, se renforçaient mieux encore dans le mariage : ils s'aiment tout autant à la fin de leur vie qu'aux premier jour des noces.



L.A n°4 : Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, « Misères », vers 97 à 130 

Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson (1) l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esa
ü malheureux (2),
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que (3), pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé (4) d’avoir jeûné meshui (5),
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui (6),
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ (7) est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés (8) ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble (9),
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait (10) si furieux
Que d'un gauche malheur (11) ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée (12), en sa douleur plus forte (13),
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour (14) maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle (15),
Elle veut le sauver, l'autre qui n’est pas las (16)
Viole (17), en poursuivant, l’asile de ses bras.
Adonc (18) se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois (19) de sa propre ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons (20), ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »


1 - Besson : jumeau.
2 - Malheureux : maudit.
3 - Si que : si bien que.
4 - Pressé : accablé.
5 - Meshui : aujourd’hui.
6 - Son ennui : sa douleur.
7 - Le champ : le champ de bataille.
8 - Les pleurs réchauffés : les pleurs qui redoublent.
9 - Leur poison les trouble : le «poison» de la colère les égare.
10 - Fait : devient.
11 - Un gauche malheur : un crime qui fait craindre un grand malheur, de graves conséquences.
12 - Éplorée : en pleurs.
13 - En sa douleur plus forte : en sa douleur la plus forte.
14 - Amour est alors souvent féminin.
15 - La juste querelle : la juste cause.
16 - Las : fatigué.
17 - « violer » signifie « agir contre ce que l’on doit respecter » ou « profaner un lieu sacré ».
18 - Adonc : alors.
19 - Abois : à la chasse, c’est le moment où la bête poursuivie est entourée par la meute de chiens qui aboient.
20 - Félons : le félon est celui qui offense son seigneur, se montre déloyal envers de lui.



 (1ères L) Les réécritures de Tristan et Iseut



LA1 : Tristan et Iseut, Roman de la fin du XIIe siècle. Renouvelé en 1900 par Joseph Bédier.

 La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s'éloignait de la terre d'Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s'était renfermée avec Brangien sa servante, elle pleurait en souvenir de son pays. Où ces étrangers l'entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristan s'approchait d'elle et voulait l'apaiser par de douces paroles, elle s'irritait, le repoussait, et la haine gonflait son coeur. Il était venu, lui, le ravisseur, lui, le meurtrier du Morholt ; il l'avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n'avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu'il l'emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! "Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas !"
Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule, Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son coeur. Comme le soleil brûlait et qu'ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L'enfant chercha quelque breuvage, tant qu'elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d'Iseut. "J'ai trouvé du vin !" leur cria-t-elle. Non, ce n'était pas du vin : c'était la passion, c'était l'âpre joie et l'angoisse sans fin, et la mort. L'enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
A cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit :
"Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit soit le jour où je suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c'est votre mort que vous avez bue !"



LA2 : Wagner, Tristan und Isolde, Acte I, scène cinquième

Sur le bateau qui l'amène à Tintagel, Yseult souhaite venger la mort de son fiancé, le Morholt. Elle décide donc de boire avec Tristan une coupe de poison, que Brangaine doit préparer, afin de se tuer en même temps que lui, pour n'avoir pas à épouser le Roi Marke.

TRISTAN, pâle et sombre, lui tendant son épée. 
Si Morold vous était si cher, 
Tenez, prenez ce fer, 
Frappez d'une main ferme et sûre, 
Vengez sa mort et vengez votre injure. 

YSEULT. 
Quel outrage ferais-je à ton ami royal ! 
N'insulterais-je pas le roi Marke en personne, 
Si j'immolais le serviteur loyal 
Qui lui conquit sa terre et sa couronne? — 
Suis-je, à tes yeux, un présent si banal 
Pour que ton prince, oubliant ton service, 
Put pardonner, sans te faire injustice ; 
Si je versais le sang de son vassal ? 
Mets ton glaive au fourreau, ma colère est calmée,
Je l'ai pesée, un jour, j'ai brandi ton épée, 
Mais tandis que ton œil, par un lâche larcin, 
Au profit de ton roi, me volait mon image, 
Le fer a glissé de ma main ... — 

Elle fait un signe à Brangaine, qui tressaille et reste hésitante. Yseult l'excite à l'obéissance d'un geste plus impérieux ; Brangaine, vaincue, va préparer le breuvage. 

LES MATELOTS. 
Ohé ! Ohé ! 
Au mât d'avant, carguez la voile I 
Ohé ! ohé ! 
Serrez la toile ! 

TRISTAN, sortant brusquement de sa rêverie. 
Où suis-je? 

YSEULT. 
Près de terre. — 
Parle, me fais-je entendre? — as-tu compris, Tristan? 

TRISTAN, sombre. 
Ma maîtresse est prudente et m'invite au mystère ; 
Si j'ai compris ce qu'elle veut me taire, 
Je dois taire à mon tour ce qu'elle ne comprend. 

YSEULT. 
Prétextes vains ! Si ton cœur se repent, 
Viens m'en donner la marque. 

LES MATELOTS. 
Ohé ! Ohé ! 

YSEULT. 
Voici le port ! décide-toi ! — 
Dans un instant, tous deux, nous serons près de Marke : 
Superbe et triomphant, me montrant à ton Roi, 
Tu vas pouvoir lui dire : 
«Voilà, mon prince, un cœur soumis, 
Et tel enfin, que le tien le désire. 
Autrefois de ma main j'immolai son promis, 
Et lui fis présent de sa tête ; 
La blessure qu'il m'avait faite, 
Yseult la ferma doucement; 
Et si je vis, — Tristan l'atteste et le proclame, — 
C'est grâce à la gentille dame. — 
Pour moi ; la belle a trahi son serment ; 
Tu n'as jamais rêvé plus tendre et douce femme. — 
Tantôt, sa voix grondait encor 
Mais, dans les flots de pourpre et d'or, 
De cette coupe pleine, 
Nous avons noyé notre haine ! »

LES MATELOTS. 
L'ancre en mer ! 

TRISTAN, avec une impétuosité sauvage. 
Levez la chaîne I 
Gouvernez de l'avant, 
Les mâts et les voiles au vent I 

Il saisit résolument la coupe. 

Reine, je sais que la nature 
N'a pu vous dérober ses plus subtils secrets; — 
Jadis un baume a fermé ma blessure ; 
Que ce breuvage, pour jamais. 
Guérisse maintenant mon âme ! — 
Pourtant, avant de boire, un mot encor, madame! 
La gloire de Tristan, c'est ma fidélité ! 
Son supplice sera son orgueil indompté ! 
Piège du cœur, rêve enchanté; 
Deuil éternel, charme céleste ; 
Breuvage de l'oubli, je te bois sans effroi ! 

Il porte la coupe à ses lèvres, et boit. 

YSEULT, lui arrachant la coupe.
A moi, ma part ! à moi le reste ! 
Ame ingrate, je bois à toi ! 

Elle vide la coupe et la jette loin d'elle. Tous deux profondément émus, se regardent fixement dans les yeux et demeurent immobiles. En un instant, l'expression de leur regard passe du mépris de la mort aux ardeurs delà passion. Un tressaillement nerveux agite tous leurs membres. Ils portent convulsivement la main de leur poitrine à leur front. Leurs yeux se cherchent de nouveau, se baissent, se relèvent, pour s'attacher les uns sur les autres, avec l'expression d'une passion croissante. 

YSEULT. 
Tristan ! 

TRISTAN. 
Yseult! 

YSEULT. 
Cœur infidèle ! 

TRISTAN. 
Femme cruelle ! 

Ils restent silencieusement enlacés. 

MATELOTS ET CHEVALIERS 
Gloire et salut au Roi ! 

BRANGAINE, pleine de trouble et de terreur, a détourné le visage et s'appuie sur le bord du navire. A cet instant, elle se retourne vers Tristan et Yseult, perdus dans un embrassement passionné ; tout à coup, elle se précipite sur le devant de la scène, avec un geste de désespoir. 
Honte sur toi! —  
Servante misérable, 
Arrache-toi les yeux ! 
N'est-ce pas ta pitié coupable 
Qui les a perdus tous les deux?  
 
 
LA3 : Eric Vignier, Tristan, 2014
LE JEUNE HOMME
 Devant le peuple libéré, le gouvernement provisoire d'Irlande a donné solennellement sa fille unique. Devant le peuple, solennellement, Tristan l'a acceptée. Il l'a prise pour son roi, et non pour lui. Il l'a prise pour la ramener à Tintagel. Iseult sera la femme de Marc. Iseult sera reine de Cornouailles.

BENEDICTE
Tristan a trahi sa femme pour la livrer à un autre. Tristan le vassal, mercenaires de Marc, Tristan le rabatteur, Tristan les maquereau, Tristan le pimp, enlève et rançonne de toute éternité la femme pour la vendre à son commanditaire. Et tu ne dis rien, ça ne te fait rien, tu ne hurles pas, tu te tais devant l'injustice, tu te tais devant l'infamie. Tu n'a pas envie de tuer, tu n'a pas envie de crier. Tu reste là comme un crétin, avec ton livre et ta jolie histoire sentimentale. Mais tu ne vois pas le viol ? Tu ne vois pas le crime, l'esclavage, l'horreur ? Tu ne vois pas l'horreur ? Tu ne vois pas le meurtre ? Les hommes sont lâches devant l'amour ! Infamie ! Tristan, je te maudis ! Irréparable outrage ! Oh ! ne pas y croire et pleurer... Je pleure devant la lâcheté de l'homme qui se cabre devant l'amour. Je crache devant ta lâcheté, Tristan, de ne pas vouloir la posséder tout entière alors que tu la désires ! Je pleure de ta misérable combine, de ton petit arrangement, de ton sale coup ! […] Pauvre Tristan qui refuse d'affronter le véritable combat, le seul qui vaille le coup dans cette vie. Iseult l'invite en privé pour faire ce voyage exclusif et il se retire, le petit garçon. Il jauge, il évalue, alors qu'il faut sauter dans les lacs gelés. Il calcule, pense, énumère : non, vraiment... dans le fond, après tout... tout bien réfléchi... oui, pourquoi pas ?... comme expérience... Il le voudrait bien mais il n'ose pas, il hésite, il ne sait pas le petit branleur. Oh ! honte ! honte sur toi ! La tristesse, c'est un sentiment minuscule. Donne-moi ça !

LE JEUNE HOMME
Qu'est-ce que c'est ?

BENEDICTE
C'est mon secret : un mélange explosif de ma composition, de la poudre du diable. Mon ange, l'ecstasy à côté, c'est de la grenadine ! Tu te souviens du mouchoir magique d'Othello ? La mère d'Othello était libyenne, elle lui a légué un mouchoir très ancien dont les fibres ont été trempées d'une liqueur extraite avec art de coeurs momifiés de jeunes vierges. Il ne fallait pas qu'elle le perde. Ce mouchoir magique garantissait l'amour d'Othello et de Desdemone, tu t'en souviens ? Iago, qui veut se venger d'Othello, trouve le mouchoir et le fait disparaître. Othello devient fou de jalousie, fou d'amour, jusqu'à commettre le meurtre que tu connais : l'assassinat de la femme qu'il aime le plus au monde. Donne-moi ça. Je prépare pour Iseult le lovedrinc, la kétamine puissance 1000 de ma fabrication, qui précipitera dans le désir inaltérable celui qui boira ce poison avec elle. Les amants seront intoxiqués pour toujours ! Donne-moi ça. Je prépare, au cas où, une mort-aux-rats foudroyante pour qu'elle se suicide si les choses tournent mal.

 
LA4 : Clara Dupont-Monod, La folie du Roi Marc, le philtre, p. 27-28

 
 





Séquence "Blasons poétiques"


LA1 : Marot, "Blason du beau tétin "
Epigrammes, 1535
 
Tétin refait(1), plus blanc qu'un œuf,
Tétin de satin blanc tout neuf,
Tétin qui fait honte à la rose
Tétin plus beau que nulle chose,
Tétin dur, non pas tétin voire(2)
Mais petite boule d'ivoire
Au milieu duquel est assise
Une fraise ou une cerise
Que nul ne voit, ne touche aussi,
Mais je gage qu'il est ainsi.
Tétin donc au petit bout rouge,
Tétin qui jamais ne se bouge,
Soit pour venir, soit pour aller,
Soit pour courir, soit pour baller(3)
Tétin gauche, tétin mignon,
Toujours loin de son compagnon,
Tétin qui porte témoignage
Du demeurant(4) du personnage,
Quand on te voit, il vient à maints
Une envie dedans les mains(5)
De te tâter, de te tenir :
Mais il se faut bien contenir
D'en approcher, bon gré ma vie(6),
Car il viendrait une autre envie.
Ô tétin, ni grand ni petit,
Tétin mûr, tétin d'appétit,
Tétin qui nuit et jour criez
«Mariez-moi tôt, mariez !»
Tétin qui t'enfles, et repousses
Ton gorgerin(7) de deux bons pouces :
A bon droit heureux on dira
Celui qui de lait t'emplira,
Faisant d'un tétin de pucelle,
Tétin de femme entière et belle.
(1) refait : charnu, replet
(2) voire : non pas vraiment un tétin
(3) baller : danser
(4) demeurant : reste
(5) compter trois syllabes (ma/ins)
(6) bon gré ma vie : formule d'exclamation
(7) pièce de vêtement qui couvre le haut de la poitrine


LA2, Ronsard, "Yeux qui versez en l'âme", Second Livre des Sonnets pour Hélène (1578)

    Yeux, qui versez en l’âme, ainsi que deux Planètes,
Un esprit qui pourrait ressusciter les morts,
Je sais de quoi sont faits tous les membres du corps,
Mais je ne puis savoir quelle chose vous êtes.
 
Vous n’êtes sang ni chair, et toutefois vous faites
Des miracles en moi par vos regards si forts,
Si bien qu’en foudroyant les miens par le dehors,
Dedans vous me tuez de cent mille sagettes.
 
Yeux, la forge d’Amour, Amour n’a point de traits
Que les poignants éclairs qui sortent de vos rais,
Dont le moindre à l’instant toute l’âme me sonde.
 
Je suis, quand je les sens, de merveille ravi :
Quand je ne les sens plus en mon corps, je ne vis,
Ayant en moi l’effet qu’a le Soleil au monde.


LA3, Baudelaire, "Un hémisphère dans une chevelure", Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, 1869

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.



LA 4 : Eluard, "La courbe de tes yeux", Capitale de la douleur, 1926

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards


LA5, Aragon, "Les Yeux d'Elsa" dans Les yeux d'Elsa, 1942

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa

Louis Aragon, Extrait de "Les Yeux d'Elsa"

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