L.A n°1 : Pierre et Adélaïde (p.93-94)
Restait
Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à
demeurer avec elle. Elle le com-promettait. C’était par elle qu’il
aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux
alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir
les éclaboussures de sa honte, s’attacher au pied un boulet qui
arrêterait l’élan de son ambition ; la chasser, et à coup
sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait
dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu’il allait avoir
besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce
auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui
d’amener Adélaïde à s’en aller d’elle-même. Pierre ne
négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait
parfaitement excusé de ses duretés par l’inconduite de sa mère.
Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient
renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se
courbait. Elle était à peine âgée de quarante-deux ans, et elle
avait des balbutiements d’épouvante, des airs vagues et humbles de
vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de
ses regards sévères, espérant qu’elle s’enfuirait, le jour où
elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement
de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant
passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à
mourir sur la place plutôt que de céder. Il y avait des nuits où
elle se serait levée pour courir se jeter dans la Viorne, si sa
chair faible de femme nerveuse n’avait eu une peur atroce de la
mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d’aller retrouver son
amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les
silences méprisants et les secrètes brutalités de son fils,
c’était de ne savoir où se réfugier. Pierre sentait que depuis
longtemps elle l’aurait quitté, si elle avait eu un asile. Il
attendait l’occasion de lui louer quelque part un petit logement,
lorsqu’un accident, sur lequel il n’osait compter, brusqua la
réalisation de ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que
Macquart venait d’être tué à la frontière par le coup de feu
d’un douanier, au moment où il entrait en France toute une
cargaison de montres de Genève. L’histoire était vraie. On ne
ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le
cimetière d’un petit village des montagnes. La douleur d’Adélaïde
fut stupide. Son fils, qui l’observa curieusement, ne lui vit pas
verser une larme. Macquart l’avait faite sa légataire. Elle hérita
de la masure de l’impasse Saint-Mittre et de la carabine du défunt,
qu’un contrebandier, échappé aux balles des douaniers, lui
rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la petite
maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée,
et vécut là, étrangère au monde, solitaire, muette.
L.A
n°2 : Pascal et le salon jaune
(p.153-154)
L’idée
de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était
devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la
chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il
s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois, il fut
stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bien portant
peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes, le
marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animaux curieux
qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Il
regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés
dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs
appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait
cherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou de
l’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait
beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race
humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la
façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en
se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé
dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de
ces grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui
rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa
tête mince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et
visqueuse d’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton
gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son
continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute
une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l’écoutait
bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs
de sang, il s’attendait toujours à l’entendre geindre comme un
veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s’imaginer
qu’il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.
« Cause
donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de
ces messieurs.
— Je
ne suis pas vétérinaire », répondit-il enfin, poussé à
bout.
L.A
n° 3 : la porte ouverte
(p.280-282)
Elle
allait se retirer, fermer la porte maudite, sans chercher même à
connaître la main qui l’avait violée, lorsqu’elle aperçut
Miette et Silvère. La vue des deux enfants amoureux qui attendaient
son regard, confus, la tête baissée, la retint sur le seuil, prise
d’une douleur plus vive. Elle comprenait maintenant. Jusqu’au
bout, elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux bras l’un de
l’autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte était
complice. Par où l’amour avait passé, l’amour passait de
nouveau. C’était l’éternel recommencement, avec ses joies
présentes et ses larmes futures. Tante Dide ne vit que les larmes,
et elle eut comme un pressentiment rapide qui lui montra les deux
enfants saignants, frappés au cœur. Toute secouée par le souvenir
des souffrances de sa vie, que ce lieu venait de réveiller en elle,
elle pleura son cher Silvère. Elle seule était coupable ; si
elle n’avait pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point
dans ce coin perdu, aux pieds d’une fille, à se griser d’un
bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.
Au
bout d’un silence, elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune
homme par la main. Peut-être les eût-elle laissés là à jaser au
pied du mur, si elle ne s’était sentie complice de ces douceurs
mortelles. Comme elle rentrait avec Silvère, elle se retourna, en
entendant le pas léger de Miette qui s’était hâtée de reprendre
sa cruche et de fuir à travers le chaume. Elle courait follement,
heureuse d’en être quitte à si bon marché. Tante Dide eut un
sourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvre
échappée.
« Elle
est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a le temps. »
Sans
doute, elle voulait dire que Miette avait le temps de souffrir et de
pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, qui avait suivi avec
extase la course de l’enfant dans le soleil limpide, elle ajouta
simple-ment :
« Prends
garde, mon garçon, on en meurt. »
Ce
furent les seules paroles qu’elle prononça en cette aventure, qui
remua toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elle
s’était fait une religion du silence. Quand Silvère fut rentré,
elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits.
Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait
plus complice. Elle revint l’examiner un instant, heureuse de lui
voir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée,
la trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelques
planches noires d’humidité, vertes de mousse, sur lesquelles les
escargots avaient pleuré des larmes d’argent.
L.A
n° 4 : Un récit héroïque
(p.347-348)
Tout
l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui
allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler,
s’écria :
« Non,
non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, mon ami ;
vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter
un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vous
assassiner ; c’est lui qui a fait partir le coup de fusil ;
j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’il glissait sous
votre bras…
Il
ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récit de
l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi. Granoux ne
mentait pas d’ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il
est bien permis de voir les choses dramatiquement.
—
C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix
éteinte, que j’ai entendu la balle siffler à mon oreille. »
Il
y eut une violente émotion ; l’auditoire parut frappé de
respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son
oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’aurait
pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de
son mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à son
comble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récit
par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :
« Le
coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille, et, paf !
la balle va casser la glace de M. le maire. »
Ce
fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable,
vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la
sympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glace
devenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quart
d’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de
regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le
bouquet tel que Pierre l’avait ménagé, le dénoûment de cette
odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon
jaune. On refaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre,
et, de temps à autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour
aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait
contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie
scrupuleuse ; ils sentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.
L.A
n°5 : Le dénouement
(p.450-451)
A
ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. La tête
blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entendit les
vieux morts l'appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyait plus
que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux en l'air.
Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l'enfant
éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba sur le bloc,
les lèvres collées à l'endroit usé par les pieds de Miette, à
cette place tiède où l'amoureuse avait laissé un peu de son corps.
Et,
chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la
buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin,
ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits,
aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dents
féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchés
de la veille dans les jouissances, acclamaient l'Empire naissant, le
règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des
Bonaparte, le coup d'État fondait la fortune des Rougon.
Pierre
se mit debout, tendit son verre, en criant :
« Je
bois au prince Louis, à l'empereur ! »
Ces
messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se
levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes.
Ce fut un beau spec-tacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier,
Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient, s'embrassaient, sur le
cadavre à peine refroidi de la République. Mais Sicardot eut une
idée triomphante. Il prit, dans les cheveux de Félicité, un nœud
de satin rose qu'elle s'était collé par gentillesse au-dessus de
l'oreille droite, coupa un bout du satin avec son couteau à dessert,
et vint le passer solennellement à la boutonnière de Rougon.
Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, la face radieuse, en
murmurant :
« Non,
je vous en prie, c'est trop tôt. Il faut attendre que le décret ait
paru.
« Sacrebleu !
s'écria Sicardot, voulez-vous bien garder ça ! c'est un vieux
soldat de Napoléon qui vous décore ! »
Tout
le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité se pâma.
Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise, en
agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perdit au
milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.
Mais
le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre,
n'était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié
sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au
talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte,
de l'autre côté de la rue, saignait dans l'ombre comme une blessure
ouverte. Et, au loin, au fond de l'aire Saint-Mittre, sur la pierre
tombale, une mare de sang se caillait.
Beaumarchais, Le Barbier de Séville
L.A
n°1 : I, 2 (exposition)
Figaro.
[…]
J’ai vu cet abbé-là quelque part.
(Il
se relève.)
Le
Comte, à part.
Cet
homme ne m’est pas inconnu.
Figaro.
Non,
ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…
Le
Comte.
Cette
tournure grotesque…
Figaro.
Je
ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.
Le
Comte.
Je
crois que c’est ce coquin de Figaro.
Figaro.
C’est
lui-même, monseigneur.
Le
Comte.
Maraud !
si tu dis un mot…
Figaro.
Oui,
je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous
m’avez toujours honoré.
Le
Comte.
Je
ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…
Figaro.
Que
voulez-vous, monseigneur, c’est la misère.
Le
Comte.
Pauvre
petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais
autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.
Figaro.
Je
l’ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance…
Le
Comte.
Appelle-moi
Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être
inconnu ?
Figaro.
Je
me retire.
Le
Comte.
Au
contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent
sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de
jaser. Eh bien, cet emploi ?
Figaro.
Le
ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me
fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.
Le
Comte.
Dans
les hôpitaux de l’armée ?
Figaro.
Non ;
dans les haras d’Andalousie.
Le
Comte, riant.
Beau
début !
Figaro.
Le
poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des
pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes
médecines de cheval…
Le
Comte.
Qui
tuaient les sujets du roi !
Figaro.
Ah !
ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont
pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des
Auvergnats.
Le
Comte.
Pourquoi
donc l’as-tu quitté ?
Figaro.
Quitté ?
C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des
puissances :
L’envie
aux doigts crochus, au teint pâle et livide…
Le
Comte.
Oh !
grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ?
Je t’ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le
matin.
Figaro.
Voilà
précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a
rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment,
des bouquets à Chloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux,
qu’il courait des madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il
a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au
tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour
des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires.
Le
Comte.
Puissamment
raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter…
Figaro.
Je
me crus trop heureux d’en être oublié, persuadé qu’un grand
nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
Le
Comte.
Tu
ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un
assez mauvais sujet.
Figaro.
Eh !
mon Dieu ! monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit
sans défaut.
Le
Comte.
Paresseux,
dérangé…
Figaro.
Aux
vertus qu’on exige dans un domestique, votre Excellence
connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être
valets ?
Le
Comte, riant.
Pas
mal. Et tu t’es retiré en cette ville ?
Figaro.
Non,
pas tout de suite.
Le
Comte, l’arrêtant.
Un
moment… J’ai cru que c’était elle… Dis toujours, je
t’entends de reste.
Figaro.
De
retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents
littéraires ; et le théâtre me parut un champ d’honneur…
Le
Comte.
Ah !
miséricorde !
Figaro.
(Pendant
sa réplique, le comte regarde avec attention du côté de la
jalousie.)
En
vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès,
car j’avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs ;
des mains… comme des battoirs ; j’avais interdit les gants,
les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds ;
et d’honneur, avant la pièce, le café m’avait paru dans les
meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…
Le
Comte.
Ah !
la cabale ! monsieur l’auteur tombé.
Figaro.
Tout
comme un autre : pourquoi pas ? Ils m’ont sifflé ;
mais si jamais je puis les rassembler…
Le
Comte.
L’ennui
te vengera bien d’eux ?
Figaro.
Ah !
comme je leur en garde, morbleu !
L.A
n°2 : Acte II, scène 11 (une scène de jalousie)
BARTHOLO,
ROSINE.
Rosine.
Vous
étiez ici avec quelqu’un, monsieur ?
Bartholo.
Don
Basile que j’ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé
que c’eût été monsieur Figaro ?
Rosine.
Cela
m’est fort égal, je vous assure.
Bartholo.
Je
voudrais bien savoir ce que ce barbier avait de si pressé à vous
dire ?
Rosine.
Faut-il
parler sérieusement ? Il m’a rendu compte de l’état de
Marceline, qui même n’est pas trop bien, à ce qu’il dit.
Bartholo.
Vous
rendre compte ! Je vais parier qu’il était chargé de vous
remettre quelque lettre.
Rosine.
Et
de qui, s’il vous plaît ?
Bartholo.
Oh !
de qui ? De quelqu’un que les femmes ne nomment jamais. Que
sais-je, moi ? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.
Rosine,
à part.
Il
n’en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien
que cela fût.
Bartholo,
regarde les mains de Rosine.
Cela
est. Vous avez écrit.
Rosine,
avec embarras.
Il
serait assez plaisant que vous eussiez le projet de m’en faire
convenir.
Bartholo,
lui prenant la main droite.
Moi !
point du tout ; mais votre doigt encore taché d’encre !
Hein, rusée signora !
Rosine,
à part.
Maudit
homme !
Bartholo,
lui tenant toujours la main.
Une
femme se croit bien en sûreté, parce qu’elle est seule.
Rosine.
Ah !
sans doute… La belle preuve !… Finissez donc, monsieur, vous
me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette
bougie ; et l’on m’a toujours dit qu’il fallait aussitôt
tremper dans l’encre ; c’est ce que j’ai fait.
Bartholo.
C’est
ce que vous avez fait ? Voyons donc si un second témoin
confirmera la déposition du premier. C’est ce cahier de papier où
je suis certain qu’il y avait six feuilles ; car je les compte
tous les matins, aujourd’hui encore.
Rosine,
à part.
Oh !
imbécile !…
Bartholo,
comptant.
Trois,
quatre, cinq…
Rosine.
La
sixième…
Bartholo.
Je
vois bien qu’elle n’y est pas, la sixième.
Rosine,
baissant les yeux.
La
sixième, je l’ai employée à faire un cornet pour des bonbons que
j’ai envoyés à la petite Figaro.
Bartholo.
À
la petite Figaro ? Et la plume qui était toute neuve, comment
est-elle devenue noire ? Est-ce en écrivant l’adresse de la
petite Figaro ?
Rosine,
à part.
Cet
homme a un instinct de jalousie !… (Haut.) Elle m’a
servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode
au tambour.
Bartholo.
Que
cela est édifiant ! Pour qu’on vous crût, mon enfant, il
faudrait ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité ;
mais c’est ce que vous ne savez pas encore.
Rosine.
Eh !
qui ne rougirait pas, monsieur, de voir tirer des conséquences aussi
malignes des choses le plus innocemment faites ?
Bartholo.
Certes,
j’ai tort : se brûler le doigt, le tremper dans l’encre,
faire des cornets aux bonbons pour la petite Figaro, et dessiner ma
veste au tambour ! quoi de plus innocent ? Mais que de
mensonges entassés pour cacher un seul fait !… Je suis
seule, on ne me voit point ; je pourrai mentir à mon aise.
Mais le bout du doigt reste noir, la plume est tachée, le papier
manque ; on ne saurait penser à tout. Bien certainement,
signora, quand j’irai par la ville, un bon double tour me répondra
de vous.
L.A
n°3 : Acte III, scène 11 (scène de la stupéfaction)
Les
acteurs précédents, don BASILE.
Rosine,
effrayée, à part.
Don
Basile !…
Le
Comte, à part.
Juste
ciel !
Figaro,
à part.
C’est
le diable !
Bartholo
va au-devant de lui.
Ah !
Basile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n’a donc
point eu de suites ? En vérité, le seigneur Alonzo m’avait
fort effrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour
vous aller voir, et s’il ne m’avait point retenu…
Basile,
étonné.
Le
seigneur Alonzo ?
Figaro
frappe du pied.
Eh
quoi ! toujours des accrocs ? Deux heures pour une méchante
barbe… Chienne de pratique !
Basile,
regardant tout le monde.
Me
ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs… ?
Figaro.
Vous
lui parlerez quand je serai parti.
Basile.
Mais
encore faudrait-il…
Le
Comte.
Il
faudrait vous taire, Basile. Croyez-vous apprendre à monsieur
quelque chose qu’il ignore ? Je lui ai raconté que vous
m’aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre
place.
Basile,
plus étonné.
La
leçon de musique !… Alonzo !…
Rosine,
à part, à Basile.
Eh !
taisez-vous.
Basile.
Elle
aussi !
Le
Comte, bas à Bartholo.
Dites-lui
donc tout bas que nous en sommes convenus.
Bartholo,
à Basile, à part.
N’allez
pas nous démentir, Basile, en disant qu’il n’est pas votre
élève, vous gâteriez tout.
Basile.
Ah !
ah !
Bartholo,
haut.
En
vérité, Basile, on n’a pas plus de talent que votre élève.
Basile,
stupéfait.
Que
mon élève !… (Bas.) Je venais pour vous dire que le
comte est déménagé.
Bartholo,
bas.
Je
le sais, taisez-vous.
Basile,
bas.
Qui
vous l’a dit ?
Bartholo,
bas.
Lui,
apparemment !
Le
Comte, bas.
Moi,
sans doute : écoutez seulement.
Rosine,
bas à Basile.
Est-il
si difficile de vous taire ?
Figaro,
bas, à Basile.
Hum !
Grand escogriffe ! Il est sourd !
Basile,
à part.
Qui
diable est-ce donc qu’on trompe ici ? Tout le monde est dans
le secret !
Bartholo,
haut.
Eh
bien, Basile, votre homme de loi ?…
Figaro.
Vous
avez toute la soirée pour parler de l’homme de loi.
Bartholo,
à Basile.
Un
mot : dites-moi seulement si vous êtes content de l’homme de
loi ?
Basile,
effaré.
De
l’homme de loi ?
Le
Comte, souriant.
Vous
ne l’avez pas vu, l’homme de loi ?
Basile,
impatienté.
Eh !
non, je ne l’ai pas vu, l’homme de loi.
Le
Comte, à Bartholo, à part.
Voulez-vous
donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le.
Bartholo,
bas au comte.
Vous
avez raison. (À Basile.) Mais quel mal vous a donc pris si
subitement ?
Basile,
en colère.
Je
ne vous entends pas.
Le
Comte lui met à part une bourse dans la main.
Oui,
monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l’état
d’indisposition où vous êtes ?
Figaro.
Basile.
Ah !
je comprends…
Le
Comte.
Allez
vous coucher, mon cher Basile : vous n’êtes pas bien, et vous
nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
Figaro.
Il
a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher.
Bartholo.
D’honneur,
il sent la fièvre d’une lieue. Allez vous coucher.
Rosine.
Pourquoi
êtes-vous donc sorti ? On dit que cela se gagne. Allez vous
coucher.
Basile,
au dernier étonnement.
Que
j’aille me coucher !
Tous
les acteurs ensemble.
Eh !
sans doute.
Basile,
les regardant tous.
En
effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ;
je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.
Bartholo.
À
demain, toujours, si vous êtes mieux.
Le
Comte.
Basile,
je serai chez vous de très bonne heure.
Figaro.
Croyez-moi,
tenez-vous bien chaudement dans votre lit.
Rosine.
Bonsoir,
monsieur Basile.
Basile,
à part.
Diable
emporte si j’y comprends rien ! et sans cette bourse…
Tous.
Bonsoir,
Basile, bonsoir.
Basile,
en s’en allant.
Eh
bien ! bonsoir donc, bonsoir.
(Ils
l’accompagnent tous en riant.)
L.A
n°4 : Acte IV, scène 8 (dénouement)
BARTHOLO,
un alcade, des alguazils, des
valets avec des flambeaux, et les
acteurs précédents.
Bartholo,
voit le comte baiser la main de Rosine, et Figaro qui embrasse
grotesquement don Basile ; il crie, en prenant le notaire à la
gorge.
Rosine
avec ces fripons ! Arrêtez tout le monde. J’en tiens un au
collet.
Le
Notaire.
C’est
votre notaire.
Basile.
C’est
votre notaire. Vous moquez-vous ?
Bartholo.
Ah !
don Basile ! eh ! comment êtes-vous ici ?
Basile.
Mais
plutôt vous, comment n’y êtes-vous pas ?
L’Alcade,
montrant Figaro.
Un
moment ! je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette
maison, à des heures indues ?
Figaro.
Heure
indue ? Monsieur voit bien qu’il est aussi près du matin que
du soir. D’ailleurs, je suis de la compagnie de Son Excellence
monseigneur le comte Almaviva.
Bartholo.
Almaviva !
L’Alcade.
Ce
ne sont donc pas des voleurs ?
Bartholo.
Laissons
cela. — Partout ailleurs, monsieur le comte, je suis le serviteur
de Votre Excellence ; mais vous sentez que la supériorité du
rang est ici sans force. Ayez, s’il vous plaît, la bonté de vous
retirer.
Le
Comte.
Oui,
le rang doit être ici sans force ; mais ce qui en a beaucoup
est la préférence que mademoiselle vient de m’accorder sur vous,
en se donnant à moi volontairement.
Bartholo.
Que
dit-il, Rosine ?
Rosine.
Il
dit vrai. D’où naît votre étonnement ? Ne devais-je pas
cette nuit même être vengée d’un trompeur ? Je le suis.
Basile.
Quand
je vous disais que c’était le comte lui-même, docteur ?
Bartholo.
Que
m’importe à moi ? Plaisant mariage ! Où sont les
témoins ?
Le
Notaire.
il
n’y manque rien. Je suis assisté de ces deux messieurs.
Bartholo.
Comment,
Basile ! vous avez signé ?
Basile.
Que
voulez-vous ? ce diable d’homme a toujours ses poches pleines
d’arguments irrésistibles.
Bartholo.
Je
me moque de ses arguments. J’userai de mon autorité.
Le
Comte.
Vous
l’avez perdue en en abusant.
Bartholo.
La
demoiselle est mineure.
Figaro.
Elle
vient de s’émanciper.
Bartholo.
Qui
te parle à toi, maître fripon ?
Le
Comte.
Mademoiselle
est noble et belle ; je suis homme de qualité, jeune et riche ;
elle est ma femme : à ce titre, qui nous honore également,
prétend-on me la disputer ?
Bartholo.
Jamais
on ne l’ôtera de mes mains.
Le
Comte.
Elle
n’est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l’autorité des
lois ; et monsieur, que vous avez amené vous-même, la
protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vrais
magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime.
L’Alcade.
Certainement.
Et cette inutile résistance au plus honorable mariage indique assez
sa frayeur sur la mauvaise administration des biens de sa pupille,
dont il faudra qu’il rende compte.
Le
Comte.
Ah !
qu’il consente à tout, et je ne lui demande rien.
Figaro.
Que
la quittance de mes cent écus ; ne perdons pas la tête.
Bartholo,
irrité.
Ils
étaient tous contre moi ; je me suis fourré la tête dans un
guêpier.
Basile.
Quel
guêpier ? ne pouvant avoir la femme, calculez, docteur, que
l’argent vous reste ; et oui, vous reste !
Bartholo.
Ah !
laissez-moi donc en repos, Basile ! Vous ne songez qu’à
l’argent. Je me soucie bien de l’argent, moi ! À la bonne
heure, je le garde ; mais croyez-vous que ce soit le motif qui
me détermine ?
(Il
signe.)
Figaro,
riant.
Ah,
ah, ah ! monseigneur, ils sont de la même famille.
Le
Notaire.
Mais,
messieurs, je n’y comprends plus rien. Est-ce qu’elles ne sont
pas deux demoiselles qui portent le même nom ?
Figaro.
Non,
monsieur, elles ne sont qu’une.
Bartholo,
se désolant.
Et
moi qui leur ai enlevé l’échelle, pour que le mariage fût plus
sûr ! Ah ! je me suis perdu faute de soins.
Figaro.
Faute
de sens. Mais soyons vrais, docteur : quand la jeunesse et
l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il
fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la
Précaution inutile.
(un texte supplémentaire pour les L : )
L.A
n° 5 : Le
mariage de Figaro (ACTE
V, Scène 3) - Beaumarchais, 1782
FIGARO,
seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre :
Ô
femme ! femme ! femme ! Créature faible et décevante !... Nul
animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il
donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je
l'en pressais devant sa maîtresse1
; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la
cérémonie2...
Il riait en lisant, le perfide3
! et moi comme un benêt... Non, Monsieur le Comte, vous ne
l'aurez pas... vous ne l'aurez pas... Parce que vous êtes un
grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse,
fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier !
Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la
peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez
ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure,
il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour
subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner
toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter4.
On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire
en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je
ne le sois qu'à moitié. (Il
s'assied sur un banc.)
Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais
pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en
dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je
suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie,
et tout le crédit d'un grand Seigneur peut à peine me mettre à
la main une lancette vétérinaire5
! - Las d'attrister des bêtes malades et pour faire un métier
contraire6,
je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis
une pierre au cou ! Je broche7
une comédie dans les mœurs du sérail8
;
auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder9
Mahomet sans scrupule ; à cet instant, un envoyé... de je ne
sais où, se plaint de ce que j'offense dans mes vers la
Sublime-Porte10,
la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte,
les royaumes de Barca11,
de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie
flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je
crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous
disant : Chiens de chrétiens ! - Ne pouvant avilir l'esprit, on
se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient ; mon terme
était échu12
; je voyais de loin arriver l'affreux recors13,
la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant, je
m'évertue14.
Il s'élève une question15
sur la nature des richesses, et, comme il n'est pas nécessaire de
tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol16,
j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net ; sitôt
je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un
château fort, à l'entrée duquel je laissais l'espérance et la
liberté17.
(Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de
quatre jours18,
si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce
a cuvé19
son orgueil ! je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont
d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que, sans
la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il
n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.
|
1-référence
au fait que Figaro avait d'abord proposé à Suzanne de se rendre au
RDV pour attraper le Comte ; 2- la cérémonie de la toque
virginale, par laquelle le Comte affirme renoncer au droit de
cuissage ; 3-il parle du Comte ; 4-jouter : vous mesurer à moi;
5-lancette vétérinaire : instrument de vétérinaire ; 6-un
métier contraire : un métier opposé à celui-ci ; 7-brocher :
griffonner ; 8-moeurs du sérail : ayant pour cadre l'Orient (comme
c'était la mode au XVIIIè siècle) ; 9-fronder : ici, critiquer ;
10- La Sublime-Porte : l'Empire ottoman ; 11-royaumes de Barca :
actuellement, région de la Libye ; 12-mon terme était échu : je
n'avais pas payé mon loyer ; 13-recors : huissier ; 14-je m'évertue
: je m'obstine ; 15-une question : un débat auquel tout le monde
peut participer ; 16-un sol : monnaie ; 17- l'espérance et la
liberté : référence à Dante, selon lequel il est écrit à la
porte des Enfers : « Vous qui entrez ici, laissez toute
espérance » ; 18- un de ces puissants de quatre jours :
référence à l'instabilité ministérielle chronique ; 19-cuvé
: satisfait
Groupement de textes : "Les servitudes volontaires"
L.A n°1 : Discours
de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie, 1576
Pauvres
gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres1
à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever
sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous
laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux
meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est
plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un
grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos
biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces
malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes
bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il
est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et
pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes
à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un
corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre
infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que
vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces
yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de
mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont
il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il
pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il
vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel
mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs2
du larron3
qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les
traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les
dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses
pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa
luxure4,
vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le
meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la
boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises5
et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin
qu’il puisse se mignarder6
dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous
affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus
rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les
bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient,
vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous
délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez
résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande
pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le
soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la
base, fondre sous son poids et se rompre.
Les
médecins disent qu'il est inutile de chercher à guérir les plaies
incurables, et peut-être ai-je tort de vouloir donner ces conseils
au peuple, qui depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du
mal qui l'afflige, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle.
1Opiniâtre :
entété, têtu, obstiné
2Receleur :
personne coupable d'un recèle (d'un vol)
3Larron :
voleur ; les « receleurs du larron » signifie
donc : « les voleurs du voleur »
4Luxure :
recherche déréglée des plaisirs ; péché de chair (fait
partie des sept péchés capitaux) ; lubricité
5Convoitise :
envie, désir de posséder le bien d'autrui
L.A n°2 : « Le
Loup et le Chien », Fables,
Livre
I,
Jean de la Fontaine, 1668
Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin(1) était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
" Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires(2), et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée(3) :
Tout à la pointe de l'épée(4).
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "
Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs(5) de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. "
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
" Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
Les Fables, Livre I
1- Mâtin : Gros chien de garde
2- Cancres, haires : mendiants de toutes sortes
3- franche lippée : familier ; qui équivaut à "un bon gueuleton"
4- à la point de l'épée : en se démenant, de manière difficile
5- Force reliefs : des reste de toutes sortes
L.A n° 3 : Discours du vieillard Troglodyte, Lettre XIV, Lettres
persanes,
Montesquieu, 1721
Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.
Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui : A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?
D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
L.A n°4 : Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1932
Bernard,
individu de la caste supérieure, se sent en décalage avec les
siens. Il avait invité Lenina à se promener au bord d'un lac, mais
elle a préféré l'entraîner au quart de finale du championnat
féminin de lutte.
Il
demeura obstinément renfrogné tout l’après-midi ; il refusa de
parler aux amies de Lenina (qu’ils rencontrèrent par douzaines au
bar où l’on débitait des glaces au soma1 dans les
intervalles des luttes), et en dépit de son état d’esprit
misérable, il refusa absolument de prendre le sundae à la
framboise à la dose d’un demi-gramme qu’elle le pressait
d’avaler.
— Je
préfère être moi-même, dit-il, moi-même et désagréable. Et non
un autre, quelque gai qu’il soit.
—
«
Un gramme à temps vous rend content»2, dit Lenina, lui
servant une perle brillante de sagesse enseignée pendant le sommeil.
Bernard repoussa impatiemment le verre qu’elle lui offrait.
—
Ne
vous mettez pas en colère, voyons, dit-elle, souvenez-vous : « Avec
un centicube, guéris dix sentiments ».
—
Oh
! pour l’amour de Ford3, taisez-vous ! cria-t-il. Lenina
haussa les épaules.
—
Un
gramme vaut toujours mieux que le « zut » qu’on clame, dit-elle
avec dignité, pour conclure, et elle but elle-même le sundae.
[Au
cours de la traversée de retour de la Manche, Bernard arrête son
propulseur et demeure suspendu à moins de trente mètres des
vagues.]
— N’avez-vous
pas le désir d’être libre, Lenina ?
—
Je
ne sais pas ce que vous voulez dire. Je le suis, libre. Libre de me
payer du bon temps, le meilleur qui soit. « Tout le monde est
heureux à présent ! »
Il
se mit à rire.
—
Oui,
« Tout le monde est heureux à présent ! » Nous
commençons à servir cela aux enfants à cinq ans. Mais
n'éprouvez-vous pas désire d'être libre de quelque autre manière,
Lenina ? D'une manière qui vous soit propre, par exemple ;
pas à la manière de tous les autres.
—
Je
ne sais pas ce que vous voulez dire, répéta-t-elle. Puis, se
tournant vers lui :Oh ! Rentrons, Bernard,
supplia-t-elle ; comme je déteste être ici !
—
Vous
n'aimez pas être avec moi ?
—
Mais
certainement, Bernard, c'est cet affreux endroit.
—
Il
me semblait que nous serions plus… plus ensemble ici, sans rien
d'autre que la mer et la lune. Plus ensemble que dans la foule, ou
même que chez moi. Vous ne comprenez pas cela ?
— Je
ne comprends rien, dit-elle avec décision, déterminée à garder
intacte son incompréhension. Rien. Et ce que je comprends encore le
moins de tout, continua-t-elle sur un autre ton, c’est pourquoi
vous ne prenez pas de soma quand il vous vient de vos idées
épouvantables. Vous les oublieriez totalement. Et, au lieu de vous
sentir misérable, vous seriez plein de gaîté. Oui, tellement plein
de gaieté!... répéta-t-elle, et elle sourit ; malgré toute
l’inquiétude intriguée qui luisait dans ses yeux, d’un air
qu’elle entendait charger de cajolerie aguichante et voluptueuse.
1- Soma = pillule du bonheur, qui rend tout individu heureux pendant quelques temps.
2- Les enfants du Meilleur des Mondes sont conditionnés pendant leur sommeil (= hypnopédie), à coups de phrases qui deviendront pour eux des vérités indiscutables
3- Ford, ironiquement inspiré du père du Fordisme, désigne le dieu de cette société
2- Les enfants du Meilleur des Mondes sont conditionnés pendant leur sommeil (= hypnopédie), à coups de phrases qui deviendront pour eux des vérités indiscutables
3- Ford, ironiquement inspiré du père du Fordisme, désigne le dieu de cette société
L.A
n°1 : L’Education
de Ponocrates, chapitre 23
Puis il le soumit à un rythme
de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journée, mais
consacrait au contraire tout son temps aux lettres et au noble
savoir. Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin.
Tandis qu’on le frictionnait, on lui lisait quelques pages des
Saintes Ecritures, à voix haute et claire1, avec la
prononciation convenable. Cet office était confié à un jeune page,
originaire de Basché2, nommé Anagnostes3.
Selon le thème et le sujet du texte, il se mettait à révérer,
adorer, prier et supplier à plusieurs reprises le bon Dieu, dont la
lecture prouvait la majesté et les merveilleux jugements.
Puis il allait aux lieux
secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là son
précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les
points les plus obscurs et les plus difficiles. Quand ils revenaient,
ils considéraient l’état du ciel, notant s’il était tel qu’ils
l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait
le soleil, et aussi la lune ce jour-là.
Cela fait, on l’habillait,
on le peignait, on le coiffait, on l’apprêtait, on le parfumait et
pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent.
Lui-même les récitait par cœur et les confrontait avec quelques
exemples pratiques concernant la vie humaine, ce qui leur prenait
parfois deux ou trois heures, mais, d’ordinaire on s’arrêtait
quand il était complètement habillé. Ensuite, pendant trois bonnes
heures, on lui faisait la lecture.
Alors ils sortaient, en
discutant toujours du sujet de la lecture et ils allaient se divertir
au Grand Bracque4, ou dans les prés et jouaient à la
balle, à la paume5, à la pile en triangle6,
s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant
exercés l’esprit. Tous leurs jeux se faisaient en liberté, car
ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait, et ils
s’arrêtaient d’ordinaire quand la sueur leur coulait sur le
corps, ou qu’ils étaient autrement fatigués. Alors, ils étaient
très bien essuyés et frictionnés, ils changeaient de chemise, et
allaient voir si le dîner était prêt en se promenant doucement.
Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et avec éloquence
quelques maximes retenues de la leçon.
Cependant, Monsieur
l’Appétit venait ; c’est au bon moment qu’ils
s’asseyaient à table. Au commencement du repas, on lisait quelque
histoire plaisante des anciennes prouesses7 jusqu’à
ce qu’il prît son vin. Alors, si on le jugeait bon, on continuait
la lecture, ou ils commençaient à deviser joyeusement tous
ensemble. Pendant les premiers mois, ils parlaient de la vertu, de la
propriété, des effets et de la nature de tout ce qui leur
était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des
viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et
de leur préparation. [...]
Là-dessus, on apportait des
cartes, non pas pour jouer, mais pour y apprendre mille petits jeux
et inventions nouvelles qui tous découlaient de l’arithmétique.
De cette façon, il prît goût à la science des nombres et tous les
jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec
autant de plaisir qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux
cartes.
1-
Critique implicite des moines qui marmonnent souvent les Ecritures,
les rendant inintelligibles.
2-
Localité voisine.
3-
Mot grec qui signifie « lecteur ».
4-
Salle de jeu de paume
5-
ancêtre du tennis
6-
jeu de balle à trois
7-
référence aux romans de chevalerie du Moyen-Age
L.A
n°2 : La harangue de Gargantua aux vaincus (extrait du chapitre
50)
« Du
plus loin que l'on se souvienne, nos pères, nos aïeux et nos
ancêtres ont préféré, tant par bon sens que par un penchant
naturel, perpétuer le souvenir de leurs triomphes et de leurs
victoires dans les batailles qu'ils ont livrées en érigeant leurs
trophées et leurs monuments dans les coeurs des vaincus, en les
graciant, plutôt qu'en faisant oeuvre d'architecture sur les terres
conquises. Car ils attachaient plus de prix à la vivante
reconnaissance des hommes gagnée par la générosité, qu'aux
inscriptions muettes des arcs, des colonnes et des pyramides,
exposées aux intempéries et à la malveillance du premier venu.
- […] C'est la nature même de la générosité: le temps qui ronge et amoindrit toutes choses augmente et accroît les bienfaits, car une bonne action, accomplie libéralement au profit d'un homme de bon sens, fructifie continuellement grâce à la noblesse de la pensée et de sa gratitude.
- Ne voulant donc ne manquer en rien à la générosité héritée de mes parents, je vous pardonne et vous délivre à présent, et je vous laisse redevenir francs et libres comme avant. De plus, en passant les portes, chacun de vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez retourner dans vos foyers, au sein de vos familles. Six cents hommes d'armes et huit mille hommes de pieds vous conduiront en sûreté sous la conduite de mon écuyer Alexandre, pour vous éviter d'être malmenés par les paysans. Que Dieu soit avec vous !
- Je regrette de tout mon coeur que Picrochole ne soit pas ici, car je lui aurais donné à entendre que cette guerre s'était faite contre ma volonté, sans que j'aie espéré accroître mes biens ou ma renommée. Mais puisqu'il a disparu et qu'on ne sait où ni comment il s'est évanoui, je veux que son royaume revienne tout entier à son fils : puisque celui-ci est encore trop jeune (il n'a pas encore cinq ans révolus), il sera dirigé et formé par les anciens princes et les savants du royaume. Et, puisqu'un royaume ainsi privé de son chef serait facilement anéanti si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, je veux et j'ordonne que Ponocrates ait la haute main sur tous ses gouverneurs, avec l'autorité nécessaire, et qu'il reste auprès de l'enfant jusqu'à ce qu'il le juge capable de gouverner et de régner par lui-même.
- Je considère que ce penchant trop veule et mou qu'est la faiblesse de pardonner aux méchantes gens, leur offre l'occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits, à cause de cette néfaste assurance de l'impunité.
- Je considère que Moïse, l'homme le plus doux qui fut sur terre en son temps, punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d'Israël.
- Je considère Jules César, empereur si débonnaire que, au dire de Cicéron, avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite, et qu'avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite; malgré tout, dans certains cas, malgré ces maximes, il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion.
A
ces exemples, je veux qu'avant de partir vous me livriez :
premièrement ce beau Marquet1 qui a été la source et la
cause initiale de cette guerre par la faute de son outrecuidance;
deuxièmement ses compagnons fouaciers qui ont négligé de calmer sa
tête folle au moment voulu, et enfin tous les conseillers, les
capitaines, les officiers et les familiers de Picrochole qui
l'auraient encouragé ou glorifié, ou lui auraient conseillé de
sortir de ses frontières pour nous tourmenter ainsi. »
1- Marquet :
Grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, à l'origine de la
guerre
L.A
n° 3 : Comment était réglé le mode de vie des
Thélémites
Toute leur vie était organisée non par des lois, par des statuts ou des règles, mais selon leur gré et leur libre volonté. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Personne ne les éveillait, personne ne les obligeait à boire ou à manger, ou à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Leur règle ne comportait que cette clause :
Toute leur vie était organisée non par des lois, par des statuts ou des règles, mais selon leur gré et leur libre volonté. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Personne ne les éveillait, personne ne les obligeait à boire ou à manger, ou à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Leur règle ne comportait que cette clause :
Fais ce que tu voudras,
parce que les gens libres, bien nés, bien formés, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à la vertu et les éloigne du vice. Quand ils sont opprimés et asservis par une vile sujétion et par la contrainte, ils emploient à déposer et enfreindre ce joug de servitude la noble ardeur, qui, si on les avait laissés libres, les faisait aspirer à la vertu, car nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu'on nous refuse.
Grâce à cette liberté, ils se mirent tous à vouloir faire, avec une noble émulation, ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si l'on disait : « jouons », tous jouaient ; si l'on disait : « allons nous amuser aux champs », tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées, avec leur fringant palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si noblement instruits qu'il n'y avait aucun d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et composer tant en vers qu'en prose dans ces langues. Jamais on ne vit de chevaliers si preux, si élégants, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus vifs et maniant mieux les armes, que ceux qui étaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins grincheuses, plus adroites de leurs mains, plus habiles aux travaux d'aiguille et à toute occupation digne d'une femme noble et libre que celles qui étaient là.
C'est pourquoi, quand le temps était venu pour l'un de ceux qui vivait là de quitter l'abbaye, à la demande de ses parents, pour toute autre raison, il emmenait avec lui une des dames, celle qui en avait fait son chevalier servant, et on les mariait ensemble. Et l'affection et l'amitié qu'ils avaient éprouvées en vivant à Thélème, se renforçaient mieux encore dans le mariage : ils s'aiment tout autant à la fin de leur vie qu'aux premier jour des noces.
L.A
n°4 : Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, « Misères »,
vers 97 à 130
Je
veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson (1) l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux (2),
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que (3), pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé (4) d’avoir jeûné meshui (5),
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui (6),
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ (7) est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés (8) ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble (9),
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait (10) si furieux
Que d'un gauche malheur (11) ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée (12), en sa douleur plus forte (13),
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour (14) maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle (15),
Elle veut le sauver, l'autre qui n’est pas las (16)
Viole (17), en poursuivant, l’asile de ses bras.
Adonc (18) se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois (19) de sa propre ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons (20), ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson (1) l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux (2),
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que (3), pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé (4) d’avoir jeûné meshui (5),
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui (6),
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ (7) est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés (8) ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble (9),
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait (10) si furieux
Que d'un gauche malheur (11) ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée (12), en sa douleur plus forte (13),
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour (14) maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle (15),
Elle veut le sauver, l'autre qui n’est pas las (16)
Viole (17), en poursuivant, l’asile de ses bras.
Adonc (18) se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois (19) de sa propre ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons (20), ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »
1
- Besson : jumeau.
2 - Malheureux : maudit.
3 - Si que : si bien que.
4 - Pressé : accablé.
5 - Meshui : aujourd’hui.
6 - Son ennui : sa douleur.
7 - Le champ : le champ de bataille.
8 - Les pleurs réchauffés : les pleurs qui redoublent.
9 - Leur poison les trouble : le «poison» de la colère les égare.
10 - Fait : devient.
11 - Un gauche malheur : un crime qui fait craindre un grand malheur, de graves conséquences.
12 - Éplorée : en pleurs.
13 - En sa douleur plus forte : en sa douleur la plus forte.
14 - Amour est alors souvent féminin.
15 - La juste querelle : la juste cause.
16 - Las : fatigué.
17 - « violer » signifie « agir contre ce que l’on doit respecter » ou « profaner un lieu sacré ».
18 - Adonc : alors.
19 - Abois : à la chasse, c’est le moment où la bête poursuivie est entourée par la meute de chiens qui aboient.
20 - Félons : le félon est celui qui offense son seigneur, se montre déloyal envers de lui.
(1ères L) Les réécritures de Tristan et Iseut
Séquence "Blasons poétiques"
LA1 : Marot, "Blason du beau tétin "
LA2, Ronsard, "Yeux qui versez en l'âme", Second Livre des Sonnets pour Hélène (1578)
Yeux, qui versez en l’âme, ainsi que deux Planètes,
Un esprit qui pourrait ressusciter les morts,
Je sais de quoi sont faits tous les membres du corps,
Mais je ne puis savoir quelle chose vous êtes.
Vous n’êtes sang ni chair, et toutefois vous faites
Des miracles en moi par vos regards si forts,
Si bien qu’en foudroyant les miens par le dehors,
Dedans vous me tuez de cent mille sagettes.
Yeux, la forge d’Amour, Amour n’a point de traits
Que les poignants éclairs qui sortent de vos rais,
Dont le moindre à l’instant toute l’âme me sonde.
Je suis, quand je les sens, de merveille ravi :
Quand je ne les sens plus en mon corps, je ne vis,
Ayant en moi l’effet qu’a le Soleil au monde.
LA3, Baudelaire, "Un hémisphère dans une chevelure", Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, 1869
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
2 - Malheureux : maudit.
3 - Si que : si bien que.
4 - Pressé : accablé.
5 - Meshui : aujourd’hui.
6 - Son ennui : sa douleur.
7 - Le champ : le champ de bataille.
8 - Les pleurs réchauffés : les pleurs qui redoublent.
9 - Leur poison les trouble : le «poison» de la colère les égare.
10 - Fait : devient.
11 - Un gauche malheur : un crime qui fait craindre un grand malheur, de graves conséquences.
12 - Éplorée : en pleurs.
13 - En sa douleur plus forte : en sa douleur la plus forte.
14 - Amour est alors souvent féminin.
15 - La juste querelle : la juste cause.
16 - Las : fatigué.
17 - « violer » signifie « agir contre ce que l’on doit respecter » ou « profaner un lieu sacré ».
18 - Adonc : alors.
19 - Abois : à la chasse, c’est le moment où la bête poursuivie est entourée par la meute de chiens qui aboient.
20 - Félons : le félon est celui qui offense son seigneur, se montre déloyal envers de lui.
(1ères L) Les réécritures de Tristan et Iseut
LA1 : Tristan
et Iseut,
Roman de la fin du XIIe siècle. Renouvelé en 1900 par Joseph
Bédier.
La
nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle
s'éloignait de la terre d'Irlande, plus tristement la jeune fille se
lamentait. Assise sous la tente où elle s'était renfermée avec
Brangien sa servante, elle pleurait en souvenir de son pays. Où ces
étrangers l'entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ?
Quand Tristan s'approchait d'elle et voulait l'apaiser par de douces
paroles, elle s'irritait, le repoussait, et la haine gonflait son
coeur. Il était venu, lui, le ravisseur, lui, le meurtrier du
Morholt ; il l'avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son
pays ; il n'avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici
qu'il l'emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre
ennemie ! "Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me
porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que
vivre là-bas !"
Un
jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le
long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la
mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers
descendirent au rivage. Seule, Iseut était demeurée sur la nef, et
une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer
son coeur. Comme le soleil brûlait et qu'ils avaient soif, ils
demandèrent à boire. L'enfant chercha quelque breuvage, tant
qu'elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère
d'Iseut. "J'ai trouvé du vin !" leur cria-t-elle. Non, ce
n'était pas du vin : c'était la passion, c'était l'âpre joie et
l'angoisse sans fin, et la mort. L'enfant remplit un hanap et le
présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit
à Tristan, qui le vida.
A
cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence,
comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque
vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança
dans les vagues et gémit :
"Malheureuse
! maudit soit le jour où je suis née et maudit soit le jour où je
suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c'est
votre mort que vous avez bue !"
LA2 : Wagner,
Tristan und Isolde, Acte I, scène cinquième
Sur
le bateau qui l'amène à Tintagel, Yseult souhaite venger la mort de
son fiancé, le Morholt. Elle décide donc de boire avec Tristan une
coupe de poison, que Brangaine doit préparer, afin de se tuer en
même temps que lui, pour n'avoir pas à épouser le Roi Marke.
TRISTAN, pâle et sombre, lui tendant son épée. Si Morold vous était si cher, Tenez, prenez ce fer, Frappez d'une main ferme et sûre, Vengez sa mort et vengez votre injure. YSEULT. Quel outrage ferais-je à ton ami royal ! N'insulterais-je pas le roi Marke en personne, Si j'immolais le serviteur loyal Qui lui conquit sa terre et sa couronne? — Suis-je, à tes yeux, un présent si banal Pour que ton prince, oubliant ton service, Put pardonner, sans te faire injustice ; Si je versais le sang de son vassal ?
Mets
ton glaive au fourreau, ma colère est calmée,
Je l'ai pesée, un jour, j'ai brandi ton épée, Mais tandis que ton œil, par un lâche larcin, Au profit de ton roi, me volait mon image, Le fer a glissé de ma main ... — Elle fait un signe à Brangaine, qui tressaille et reste hésitante. Yseult l'excite à l'obéissance d'un geste plus impérieux ; Brangaine, vaincue, va préparer le breuvage. LES MATELOTS. Ohé ! Ohé ! Au mât d'avant, carguez la voile I Ohé ! ohé ! Serrez la toile ! TRISTAN, sortant brusquement de sa rêverie. Où suis-je? YSEULT. Près de terre. — Parle, me fais-je entendre? — as-tu compris, Tristan? TRISTAN, sombre. Ma maîtresse est prudente et m'invite au mystère ; Si j'ai compris ce qu'elle veut me taire, Je dois taire à mon tour ce qu'elle ne comprend. YSEULT. Prétextes vains ! Si ton cœur se repent, Viens m'en donner la marque. LES MATELOTS. Ohé ! Ohé ! YSEULT. Voici le port ! décide-toi ! — Dans un instant, tous deux, nous serons près de Marke : Superbe et triomphant, me montrant à ton Roi, Tu vas pouvoir lui dire : «Voilà, mon prince, un cœur soumis, Et tel enfin, que le tien le désire. Autrefois de ma main j'immolai son promis, Et lui fis présent de sa tête ; La blessure qu'il m'avait faite, Yseult la ferma doucement; Et si je vis, — Tristan l'atteste et le proclame, — C'est grâce à la gentille dame. — Pour moi ; la belle a trahi son serment ; Tu n'as jamais rêvé plus tendre et douce femme. — Tantôt, sa voix grondait encor Mais, dans les flots de pourpre et d'or, De cette coupe pleine, Nous avons noyé notre haine ! » LES MATELOTS. L'ancre en mer ! TRISTAN, avec une impétuosité sauvage. Levez la chaîne I Gouvernez de l'avant, Les mâts et les voiles au vent I Il saisit résolument la coupe. Reine, je sais que la nature N'a pu vous dérober ses plus subtils secrets; — Jadis un baume a fermé ma blessure ; Que ce breuvage, pour jamais. Guérisse maintenant mon âme ! — Pourtant, avant de boire, un mot encor, madame! La gloire de Tristan, c'est ma fidélité ! Son supplice sera son orgueil indompté ! Piège du cœur, rêve enchanté; Deuil éternel, charme céleste ; Breuvage de l'oubli, je te bois sans effroi ! Il porte la coupe à ses lèvres, et boit. YSEULT, lui arrachant la coupe. A moi, ma part ! à moi le reste ! Ame ingrate, je bois à toi ! Elle vide la coupe et la jette loin d'elle. Tous deux profondément émus, se regardent fixement dans les yeux et demeurent immobiles. En un instant, l'expression de leur regard passe du mépris de la mort aux ardeurs delà passion. Un tressaillement nerveux agite tous leurs membres. Ils portent convulsivement la main de leur poitrine à leur front. Leurs yeux se cherchent de nouveau, se baissent, se relèvent, pour s'attacher les uns sur les autres, avec l'expression d'une passion croissante. YSEULT. Tristan ! TRISTAN. Yseult! YSEULT. Cœur infidèle ! TRISTAN. Femme cruelle ! Ils restent silencieusement enlacés. MATELOTS ET CHEVALIERS Gloire et salut au Roi ! BRANGAINE, pleine de trouble et de terreur, a détourné le visage et s'appuie sur le bord du navire. A cet instant, elle se retourne vers Tristan et Yseult, perdus dans un embrassement passionné ; tout à coup, elle se précipite sur le devant de la scène, avec un geste de désespoir. Honte sur toi! — Servante misérable, Arrache-toi les yeux ! N'est-ce pas ta pitié coupable Qui les a perdus tous les deux?
LA3 : Eric
Vignier, Tristan, 2014
LE
JEUNE HOMME
Devant
le peuple libéré, le gouvernement provisoire d'Irlande a donné
solennellement sa fille unique. Devant le peuple, solennellement,
Tristan l'a acceptée. Il l'a prise pour son roi, et non pour lui. Il
l'a prise pour la ramener à Tintagel. Iseult sera la femme de Marc.
Iseult sera reine de Cornouailles.
BENEDICTE
Tristan
a trahi sa femme pour la livrer à un autre. Tristan le vassal,
mercenaires de Marc, Tristan le rabatteur, Tristan les maquereau,
Tristan le pimp, enlève et rançonne de toute éternité la femme
pour la vendre à son commanditaire. Et tu ne dis rien, ça ne te
fait rien, tu ne hurles pas, tu te tais devant l'injustice, tu te
tais devant l'infamie. Tu n'a pas envie de tuer, tu n'a pas envie de
crier. Tu reste là comme un crétin, avec ton livre et ta jolie
histoire sentimentale. Mais tu ne vois pas le viol ? Tu ne vois pas
le crime, l'esclavage, l'horreur ? Tu ne vois pas l'horreur ? Tu ne
vois pas le meurtre ? Les hommes sont lâches devant l'amour !
Infamie ! Tristan, je te maudis ! Irréparable outrage ! Oh ! ne
pas y croire et pleurer... Je pleure devant la lâcheté de l'homme
qui se cabre devant l'amour. Je crache devant ta lâcheté, Tristan,
de ne pas vouloir la posséder tout entière alors que tu la
désires ! Je pleure de ta misérable combine, de ton petit
arrangement, de ton sale coup ! […] Pauvre Tristan qui refuse
d'affronter le véritable combat, le seul qui vaille le coup dans
cette vie. Iseult l'invite en privé pour faire ce voyage exclusif et
il se retire, le petit garçon. Il jauge, il évalue, alors qu'il
faut sauter dans les lacs gelés. Il calcule, pense, énumère :
non, vraiment... dans le fond, après tout... tout bien réfléchi...
oui, pourquoi pas ?... comme expérience... Il le voudrait bien
mais il n'ose pas, il hésite, il ne sait pas le petit branleur. Oh !
honte ! honte sur toi ! La tristesse, c'est un sentiment minuscule.
Donne-moi ça !
LE
JEUNE HOMME
Qu'est-ce
que c'est ?
BENEDICTE
C'est
mon secret : un mélange explosif de ma composition, de la poudre du
diable. Mon ange, l'ecstasy à côté, c'est de la grenadine !
Tu te souviens du mouchoir magique d'Othello ? La mère d'Othello
était libyenne, elle lui a légué un mouchoir très ancien dont les
fibres ont été trempées d'une liqueur extraite avec art de coeurs
momifiés de jeunes vierges. Il ne fallait pas qu'elle le perde. Ce
mouchoir magique garantissait l'amour d'Othello et de Desdemone, tu
t'en souviens ? Iago, qui veut se venger d'Othello, trouve le
mouchoir et le fait disparaître. Othello devient fou de jalousie,
fou d'amour, jusqu'à commettre le meurtre que tu connais :
l'assassinat de la femme qu'il aime le plus au monde. Donne-moi ça.
Je prépare pour Iseult le lovedrinc, la kétamine puissance 1000 de
ma fabrication, qui précipitera dans le désir inaltérable celui
qui boira ce poison avec elle. Les amants seront intoxiqués pour
toujours ! Donne-moi ça. Je prépare, au cas où, une
mort-aux-rats foudroyante pour qu'elle se suicide si les choses
tournent mal.
LA4 : Clara Dupont-Monod, La folie du
Roi Marc, le philtre, p. 27-28
Séquence "Blasons poétiques"
LA1 : Marot, "Blason du beau tétin "
Epigrammes,
1535
Tétin
refait(1), plus blanc qu'un œuf, Tétin de satin blanc tout neuf, Tétin qui fait honte à la rose Tétin plus beau que nulle chose, Tétin dur, non pas tétin voire(2) Mais petite boule d'ivoire Au milieu duquel est assise Une fraise ou une cerise Que nul ne voit, ne touche aussi, Mais je gage qu'il est ainsi. Tétin donc au petit bout rouge, Tétin qui jamais ne se bouge, Soit pour venir, soit pour aller, Soit pour courir, soit pour baller(3) Tétin gauche, tétin mignon, Toujours loin de son compagnon, Tétin qui porte témoignage Du demeurant(4) du personnage, Quand on te voit, il vient à maints Une envie dedans les mains(5) De te tâter, de te tenir : Mais il se faut bien contenir D'en approcher, bon gré ma vie(6), Car il viendrait une autre envie. Ô tétin, ni grand ni petit, Tétin mûr, tétin d'appétit, Tétin qui nuit et jour criez «Mariez-moi tôt, mariez !» Tétin qui t'enfles, et repousses Ton gorgerin(7) de deux bons pouces : A bon droit heureux on dira Celui qui de lait t'emplira, Faisant d'un tétin de pucelle, Tétin de femme entière et belle. |
(1)
refait : charnu, replet (2) voire : non pas vraiment un tétin (3) baller : danser (4) demeurant : reste (5) compter trois syllabes (ma/ins) (6) bon gré ma vie : formule d'exclamation (7) pièce de vêtement qui couvre le haut de la poitrine |
LA2, Ronsard, "Yeux qui versez en l'âme", Second Livre des Sonnets pour Hélène (1578)
Yeux, qui versez en l’âme, ainsi que deux Planètes,
LA3, Baudelaire, "Un hémisphère dans une chevelure", Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, 1869
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
LA 4 : Eluard, "La courbe de tes yeux", Capitale de la douleur, 1926
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards
LA5, Aragon, "Les
Yeux d'Elsa" dans Les yeux d'Elsa, 1942
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
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