jeudi 28 janvier 2016

Flaubert, L'Education sentimentale, portrait de Frédéric Moreau

I.   Une structure qui se resserre sur le personnage principal

          A. Un cadre spatio-temporel qui s'organise autour du personnage principal

Un cadre temporel précis :
- premiers mots du roman : « Le 15 septembre 1840" = période de la monarchie de Juillet, débutée en 1830 et qui prendra fin en 1848 (avec Louis-Philippe)
- resserrement encore plus précis avec l'heure : "vers six heures du matin » (ligne 1).
- quelques indications temporelles autour de Frédéric : "pendant deux mois" puis "avant d'aller" : on peut donc suivre avec exactitude le jeune homme.
 
Un cadre spatial qui se concentre progressivement sur le personnage : 
- Dès la 2è ligne : nom propre  et préposition spatiale « devant le quai Saint-Bernard »  dont on ignore encore où cela se trouve.
- mais énumération de lieux réels lignes 14-15: « l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame », "Paris" : on se situe dans un cadre réel.
-  enfin, les lieux sont cités en fonction du personnage, avec le tracé de son parcours :  départ du « Havre »  jusqu' « à Nogent-sur-Seine ».
  
B. Un resserrement progressif de la description sur Frédéric

Une description du plus large au plus précis : 
- on commence par "des gens", puis l'activité autour du bateau : champ lexical du mouvement et du bruit qui donne une impression de brouillage, de désordre
 - tout reste encore indéterminé : déterminants indéfinis "des", pronom indéfini "on", symbolique de "la vapeur" et de la "fumée blanchâtre" qui baignent tout dans le vague, le flou. 
- On arrive alors à "un jeune homme" l.11, donc la description se fait plus précise.
- On connaît enfin son nom : "M. Frédéric Moreau" l.16 : le récit se précise encore.
- le retour à la description l. 22 à 31 est apaisé : "le tumulte s'apaisait", comme si le fait de connaître enfin le nom du personnage principal débrouillait le tout. De fait, on voit désormais à travers ses yeux : focalisation interne, qui permet d'organiser logiquement ce qui est vu.

          C. Une focalisation qui nous fait pénétrer dans l'univers du personnage


- L'extrait débute par une focalisation externe à l'imparfait : description tous azimuts, aussi bien des gens que des marchandises, des matelots ou des bruits. Accumulation d'objets (l.3-4), phrase à cadence majeure : le début est assez heurté, bref, et la fin du paragraphe (5 à 8) est long et ample, avec deux subordonnées. 
- Puis passage à la focalisation interne l. 9-10 : comparaison des berges avec "deux larges rubans" : la mise en mouvement du navire donne du mouvement à ce qui est vu du navire, c'est-à-dire aux berges, vues par Frédéric. 
- A cette focalisation succède d'ailleurs immédiatement la désignation des yeux par qui tout est vu : ceux d'un "jeune homme de dix-huit ans". Toute la fin de l'extrait est en focalisation interne : nous sommes dans les pensées et le regard de Frédéric, preuve de son importance dans le roman.
- Ce qui est vu par Frédéric : d'abord l'intérieur du bateau, l. 22 à 26 : champ lexical des couleurs, du bruit et du mouvement régulier qui transforme la réalité : il ne s'agit plus de l'agitation brouillonne et bruyante du début, mais d'une vision un peu romantique du monde. Exemple avec la personnification de la cheminée qui "crachait avec un râle lent" : effet pathétique (pour une cheminée !).
- Frédéric voit ensuite l'extérieur du navire, l. 27 à 31 : de la même manière, la description est subjective, poétique ("les brumes errantes se fondirent"), reflétant encore l'état d'esprit de Frédéric.
          
II. Portrait ironique d'un jeune romantique

          A. Des informations qui découvrent le caractère rêveur de Frédéric


- on connaît d'abord le jeune homme physiquement : son âge ("jeune"), sa coupe de cheveux ("longs"), sa posture ("immobile") ; on en sait ensuite un peu plus grâce à la focalisation omnisciente : l'âge précis ("dix-huit ans"), son nom, son état ("bachelier" et futur étudiant en droit), son lieu de vie. 
- mais champ lexical du flou : "brouillard", "vapeur", "nuée", "panache de fumée", "brumes errantes" : la vision de Frédéric est déformée, il voit tout à travers le filtre de la rêverie. 
- Il est naïf : ignorance du nom des édifices l.13 
- Il est dépeint comme une espèce d'artiste : son album sous le bras, le "drame" auquel il pense (un drame est une pièce de théâtre), les "tableaux", les "vers" : cliché du jeune homme plein d'idéaux mais un peu hors de la réalité.
- Il est dans l'inaction : il "pensait", "se déclama", "vit", mais ne fait pas grand-chose à part marcher sur le pont du bateau.

          B. Le regard ironique du romancier sur le personnage rêveur

 - toutes ces informations sont chargées de symboles à décrypter : Frédéric adopte la coupe de cheveu des romantiques, la posture des romantiques (contemplatif, voir par exemple le tableau de Friedrich : Voyageur contemplant une mer de nuages"), il ressemble même à un artiste avec "un album sous son bras".
 - des indices parsèment le texte : champ lexical de la contemplation et de l'ennui : « contemplait », « un grand soupir », « immobile », « il devait languir », "vers mélancoliques" = Frédéric est la caricature même du personnage romantique !
- un clin d'oeil à Victor Hugo (chef de file du romantisme) avec l'allusion à "Notre-Dame" et "Paris" (Notre Dame de Paris, grand roman de V. Hugo).
- Ses pensées sont des clichés du romantisme : "drame" l.32 (le drame romantique = une création de V. Hugo ; mais on peut aussi imaginer que Frédéric voudrait vivre une vie trépidante, pleine de drames) ; "passions" au pluriel ; "excellence" = référence au sublime des romantiques.

          C. Un roman d'apprentissage 

 Quelques indices symbolique de ce que sera le roman : un roman d'apprentissage, comme il y en a beaucoup chez les écrivains réalistes.  
- symboles du départ dans la vie : tôt le matin ; départ du navire ; levé du soleil l. 29-30
- de multiples métaphores de la vie à venir du jeune homme : « album » l.11, du latin alba = blanc désigne un ensemble de pages blanches à remplir, métaphorique de la vie future du jeune homme ; " la route la plus longue » l.21 ; "la rivière" l.26
- Frédéric se projette dans le futur : "la chambre qu'il occuperait" (conditionnel = valeur de futur dans un récit au passé), et marche vite comme pour hâter ce futur : "marchait sur le pont à pas rapides" l.35.
- Son regard s'arrête précisément sur "un monsieur" qui séduit une jeune femme et exhibe sa richesse (champ lexical de la richesse : velours, émeraude, batiste, cuir...). Mais cette description est cyniquement en opposition avec les idéaux romantiques de Frédéric : qu'est-ce qui l'emportera chez le jeune homme ? Ses idéaux ou sa soif de réussir ?

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