mercredi 22 avril 2015

Tristan et Iseut, L.A n°4 : Vigner


L.A n°4, Tristan, Vigner, 2014
    1. Une réécriture qui insiste sur la permanence et l'universalité du mythe

      1. Un cadre contemporain mais qui reste universel
        • une scène de théâtre : deux personnages s'adressent l'un à l'autre sans parler d'eux mais en évoquant des tierces personnes : « Tristan », « Iseult », « Marc »
        • Ingrédients traditionnels de la tragédie : des personnages nobles «(« roi », « reine »), un mélange de politique ( « peuple », « gouvernement »)  et un trio amoureux
        • mais cadre contemporain : « peuple libéré » et « gouvernement provisoire d'Irlande » = références à des événements politiques du XXè siècle
        • Une seule référence à la réalité médiévale : « vassal » l.5
        • un thème universel développé par Bénédicte dans sa 1ère tirade : la prostitution et l'esclavage sexuel (« pimp »,« maquereau », « viol », « outrage », « crime », « esclavage ») thème dont elle précise qu'il existe « de toute éternité » l.6
        • La référence à Othello brouille définitivement le cadre temporel (puisque Shakespeare = XVIè siècle)
        • Donc : une réécriture qui ancre le récit à la fois dans le présent, mais aussi dans le passé et partout : Tristan et Iseult est une oeuvre universelle

      2. Un langage moderne
        • Faire remarquer au préalable que dans le texte original (celui que Vigner donne à ses acteurs), il n'y a aucune ponctuation ; c'est à l'acteur de trouver son propre souffle, les intonations, etc. Cette absence de ponctuation est très moderne.
        • Le lexique utilisé par Bénédicte mélange des termes anglais (« pimp », équivalent de « maquereau », celui qui prostitue), modernes (« crétin » est apparu à la fin du XVIIIè siècle), vulgaires (« petit branleur »), ou faisant référence à des réalités contemporaines (« ecstasy », « kétamine », « mort-aux-rats »), etc.
        • Bénédicte manie également les expressions modernes : « tu ne hurles pas » (cette hyperbole est tout à fait contemporaine, elle signifie s'indigner, s'insurger) ; « ton sale coup » (l'antéposition de l'adjectif « sale » équivaut à « mauvais »), « c'est de la grenadine » pour dire « c'est une boisson pour les enfants, inoffensive » ; « kétamine puissance 1000 » (les puissances sont une découverte mathématique du XVIIè siècle).
        • La syntaxe de Bénédicte est également moderne, puisque très oralisée : des phrases interrogatives sans inversion sujet/verbe (« Et tu ne dis rien, ça ne te fait rien ? ») ; redondance du sujet (« il se retire, le petit garçon », « la tristesse, c'est un sentiment minuscule ») ; utilisation du passé composé et du présent.

      3. Le jeune homme, un personnage universel
        • Le jeune homme apparaît à la fois comme un choeur antique, une sorte de narrateur qui relate le passé (« le gouvernement a donné sa fille … Tristan l'a acceptée... il l'a prise »), explique (« Iseult sera la femme de Marc »). Il évoque les faits avec objectivité, avec phrases courtes et lexique simple.
        • Il apparaît aussi comme un héraut (messager médiéval) : répétition d'expressions à rythme quaternaire pour soutenir l'attention du public, ce qui rend sa réplique poétique : « devant le peuple », « solennellement », « il l'a prise pour », « Iseult sera ».
        • Il donne la réplique à Bénédicte (« Qu'est-ce que c'est ? ») et donne du dynamisme à la scène (« donne-moi ça »).
        • Il n'a pas de nom car il est tout le monde à la fois, il est nous-mêmes : lorsque Bénédicte s'adresse à lui « tu ne dis rien... tu ne hurles pas… tu te tais, etc. », c'est aussi à nous qu'elle s'adresse à travers lui. 
    1. Un mythe déconstruit

      1. La présentation démystifiée de Tristan
        • Tristan, décrit comme un vulgaire mercenaire : anaphore de « Tristan » (5 occurrences) l.5-6 : sujet de verbes péjoratifs : il « a trahi » sa femme , il « enlève », « rançonne », « livre » ; il est couplé à une accumulation d'appositions le décrivant comme un homme intéressé, à la solde de son chef : « le vassal », « mercenaire », « le rabatteur », « le maquereau », « le pimp ». 
        • Il n'a aucun héroïsme, au contraire : répétition d'un terme de la même famille (en jargon, on appelle ça un « polyptote ») : « lâche » l.11 et « lâcheté » x2 (l.12 puis 13)
        • L'héroïsme traditionnellement accordé à Tristan ne compte pas aux yeux de Bénédicte, puisque « le véritable combat », « le seul qui vaille le coup », Tristan refuse de l'affronter. Lui qui a combattu le Morholt et le dragon, il recule, il « se cabre » devant l'amour = lâcheté encore.
        • le discours direct que Bénédicte imagine à la place de Tristan (= « prosopopée », figure de style qui consiste à faire parler un mort, un absent, un objet, une idée) le montre hésitant, indécis : Bénédicte explique cette indécision par un « il n'ose pas » l.19, ce qui renforce encore la lâcheté de Tristan.
        • Tristan n'est pas le passionné romantique de Wagner, pas plus que le personnage tragique de Bédier, il est un calculateur, un rationnel qui pèse le pour et le contre : énumération de verbes de réflexion l. 16 et 17 (« il jauge, il évalue », puis « il calcule, pense, énumère »). Il n'a plus rien de spontané, de passionné. En même temps, on peut se demander si Vigner (par la bouche de Bénédicte) n'ironise pas que le fameux dilemme cornélien, qui montre un héros déchiré entre son devoir moral et sa passion. Tristan serait alors peut-être une réplique de Rodrigue ou de Cinna.
        • qualificatifs réducteurs pour le désigner : « le petit garçon » l.16, « petit branleur » l.19, « petit arrangement » l.14, « minuscule » l.20 = mépris de Bénédicte
        • L'ironie de Bénédicte renforce encore le mépris qu'elle ressent pour lui : « pauvre Tristan » l. 15, « le petit garçon » l.16
        • C.L de la bassesse et de la honte : « infamie » l.11, « maudis » l.1, « honte » l.19, « misérable » l.14 → on l'aura compris, Bénédicte méprise terriblement Tristan.

      2. une prise de distance par rapport l'histoire traditionnelle
        • Répétitions indignées de « Tu ne vois pas » l.9 et 10 : Bénédicte veut ouvrir les yeux du jeune homme, donc du spectateur, sur la réalité de l'histoire de Tristan et Iseut ; elle se montre lucide en utilisant un lexique brutal.
        • Ironise sur « ton livre et ta jolie histoire sentimentale » : brise l'illusion romanesque en évoquant le « livre » et « l'histoire » ; se démarque de cette acception traditionnelle du mythe par les déterminants possessifs « ton » et « ta » ; antiphrase avec les adjectifs « jolie » et « sentimentale » (elle n'en croit pas un mot).
        • Le mélange de registre participe de la distanciation :
          • Bénédicte use d'abord d'un registre réaliste, avec des termes d'une réalité contemporaine (« mercenaire, enlève, rançonne, commanditaire ») ;
          • son discours devient ensuite vivement polémique (« les hommes sont lâches ») et en même temps lyrique (« je pleure », « je te maudis »).
          • Mais la prise de distance s'instaure avec le comique de la prosopopée de Tristan et le vocabulaire vulgaire de la fin de la tirade. Elle est plus franche encore dans la 2è tirade grâce aux hyperboles outrancières et décalées (« l'ecstasy à côté, c'est de la grenadine » ; « kétamine puissance 1000 »). 
    1. Bénédicte, un personnage romantique ?

      1. Sa révolte et son combat féministe
        • Elle parle dans de longues tirades évoquant sa révolte.
        • Ponctuation très expressive (exclamations, questions rhétoriques indignées, phrases courtes et hachées)
        • Violence des propos (lexique insultant)
        • Multiples répétitions ou parallélisme de construction (« tu te tais », « tu n'as pas envie de ») = sa colère, sa hargne
        • Bénédicte s'adresse de manière imaginaire à Tristan (qui n'est pas présent, donc), en le tutoyant = son mépris
        • Gradation du lexique : on passe d'un terme juridique « injustice » à des termes moraux « infamie » et « outrage » (= ce n'est pas seulement une atteinte à la loi, mais plus grave, à l'éthique)
        • Répétition de « l'horreur » l.10
        • C.L de la malédiction et de la haine : « je te maudis », « je crache », « petit branleur »
        • Réquisitoire contre les hommes : Tristan incarne pour elle tous les hommes (au sens masculin du terme) : généralisation avec la constatation au présent de vérité général « les hommes sont lâches devant l'amour », puis « la lâcheté de l'homme » avec un déterminant singulier à valeur générale → plus d'héroïsation possible, les hommes sont à la fois des esclavagistes de la femme et des lâches. Seule solution pour préserver l'amour véritable selon Bénédicte : une drogue, un artifice magique. Idée implicite : les hommes ne peuvent pas aimer naturellement !

      2. Sa représentation romantique de l'amour
        • L'amour est pour elle un grand danger, puisque l'homme « se cabre » devant, et que Tristan, qui a affronté des dangers terrible, n'ose pas s'y attaquer.
        • Bénédicte prend systématiquement le contre-pied de ce que Tristan fait : « alors que » l.14 répété l.17 + « mais » l.19 → il est le contre-modèle, qui lui permet de présenter sa conception à elle de l'amour.
        • L'amour devrait être irrationnel et fou, comme le suggère la métaphore « il faut sauter dans les lacs gelés » l.17 : prise de risque pour le corps entier, et qui peut conduire à la mort. 
        • C'est surtout le récit d'Othello qui précise la manière dont Bénédicte conçoit l'amour : 
  • Ce récit d'Othello est emprunt de nostalgie : « tu te souviens ? » répété à deux reprises (l.23 et 26) → Bénédicte y tient particulièrement
  • C.L de l'amour, lié au désir, à la souffrance et à la mort : amour total, qui enveloppe l'être, son âme et son corps.
  • Cet amour jette dans la folie : répétition de « fou » dans « fou d'amour », « fou de jalousie » l.27-28. Il faut aimer à en perdre la raison.
  • Il conduit au crime passionnel, et le paradoxe de ce crime éclaire encore la conception de Bénédicte : paradoxe car « assassinat de la femme qu'il aime le plus au monde » ; ce paradoxe prouve que pour Bénédicte, l'amour doit être irrationnel (n'obéit à aucune logique, contrairement à ce que fait Tristan qui « calcule, pense, énumère »).
  • Othello est donc le parangon de l'amour selon Bénédicte. On assiste alors à un duel Shakespeare / Corneille : le 2nd incarne la délibération coupable, le 1er , un amour absolu.
        • L'amour doit être un dérèglement des sens, une perte de raison : lexique de la drogue (« mélange », « ecstasy », « kétamine », « poison », « intoxiqués ») pour conduire à cet état.
        • L'amour doit être magique et surnaturel : « poudre du diable », « mouchoir magique » répété à 2 reprises (l.23 et 26), référence à des rites païens de sorcellerie (« les fibres ont été trempées dans une liqueur extraite avec art de cœurs momifiés de jeunes vierges » l. 24-25) → magie noire ? On se demande si Bénédicte est bénéfique (comme le suggère sont nom : Bénédicte = celle qui est bénie) ou maléfique ; interrogation renforcée par l'antithèse « diable. Mon ange » l.22.
        • L'amour doit être fulgurant, tragique : lexique de la destruction totale et soudaine (« explosif » l.22, « foudroyante » l.32), paradoxalement mêlé au lexique de l'indestructibilité (« désir inaltérable » l.30, « pour toujours » l.31). La seule échappatoire possible : le suicide (l.32).
        • Bénédicte apparaît alors comme un personnage romantique : pour elle, l'amour doit être absolu, destructeur, violent, fou. En cala, elle rejoint la conception de Wagner.

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