L.A.
Montaigne « des Cannibales », Livre I des Essais
A
quelle question Montaigne tente-t-il de répondre au début de ce
texte ? Qui sont les sauvages et les barbares ?
Quelle
est la thèse soutenue par Montaigne ? Ce sont les Européens qui
sont les barbares ou les barbares ne sont pas ceux que l'on croit.
Quelle
est l'idée reçue (le préjugé) qu'il combat
? Les Indiens sont des sauvages et des barbares, de même que les
sont tous ceux qui ne sont pas Européens.
I.
Une argumentation efficace
A.
Montaigne discute avec
ses lecteurs
- Assume un discours subjectif et personnel : usage de « je » pour montrer que son discours n'engage que lui ;
- prend des précautions pour ne pas asséner une vérité unique : « à ce qu'on m'en a rapporté » l.3 (rappelons que Montaigne n'a lui-même jamais voyagé en Amérique, et qu'il se fie aux lectures qu'il a pu faire, notamment aux récits de voyages des explorateurs) ; « il semble que » l.4
- Recentre sa pensée autour d'une idée qu'il cherche à défendre : « pour en revenir à mon propos » l.1
- Cette implication constante du lecteur se manifeste par l’usage de la première personne du pluriel, qui associe l’auteur et le lecteur : « nous ».
- cl : l’auteur s’inscrit dans un dialogue ; le destinataire est un interlocuteur potentiel ; la communication littéraire s’établit sur un mode d’égalité => ces trois données fondent l’essai.
B.
Mais sa démonstration reste ferme
L’organisation
de l'extrait suit une organisation rhétorique classique :
– dans
les trois premières phrases, Montaigne expose sa thèse dans une
formulation claire et provocatrice pour son temps (sous une forme
paradoxale donc) : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de
son usage » ; il réfute également le préjugé européen : « il
n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation » ;
– la
suite du premier paragraphe développe l’opposition entre nature et
culture, qui se fait aux dépens de la culture ;– dans le second paragraphe, le tableau des « cannibales » vient confirmer la proposition théorique en soutenant la supériorité de l’état de nature sur la culture comme le confirme l’oxymore «une merveilleuse honte».
= démarche déductive : Montaigne expose sa thèse, puis en démontre la validité.
La
structure de l'extrait est donc antithétique puisqu'elle repose sur
l’opposition entre nature et culture.
Montaigne
adopte un ton emphatique pour accentuer la force de conviction de son
propos :
– des
tours présentatifs : « ce sont eux que », « ce n’est pas » ;– un lexique généralisant : « rien », « chacun », « partout » ;
– des adverbes et tours intensifs : « tant », « toute noble », « tout pur » « pas d’autre… que » ;
C.
Et frise même le registre polémique
-
virulence lexicale : Montaigne utilise, notamment pour blâmer la
culture, des expressions très vives : « abâtardies », « corrompu
», « étouffée », « vaines et frivoles ». La plupart de ces
termes appartiennent en outre au champ lexical de la corruption
(maladie), de la putréfaction.
-
le registre polémique est également soutenu par l’ironie : « Là
est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et
accompli usage de toutes choses ». La suite du propos met en
évidence le fait qu’il s’agit là d’une antiphrase :
Montaigne tourne en dérision les
certitudes des Européens, en montrant qu’il s’agit là de
préjugés. - Il remet ainsi en cause les valeurs européennes de diverses catégories : les valeurs éthiques (morales), avec l’opposition entre pureté et corruption ; les valeurs intellectuelles : aux préjugés est opposée la raison ; les valeurs esthétiques : Montaigne refuse aux produits de l’art une supériorité sur les créations de la nature.
II.
Une attitude typiquement humanistes
A.
La remise en
cause du langage
Montaigne joue avec les mots, en propose une redéfinition :
– «
chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage »,
où l’opposition des formes verbales (affirmative puis négative) permet de nuancer le sens des mots, voire de les redéfinir.
– «
Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les
fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits :
là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par
notre artifice, […] que nous devrions appeler plutôt
sauvages ». Montaigne a ici recours à la répétition d’un mot
avec un sens différent de
façon à bousculer les croyances occidentales.
Sa
démarche est la suivante :
- Il tourne en dérision le préjugé : si barbarie = ce qui n'est pas de son usage, alors oui, l'Indien est barbare (thèse soutenue par les Espagnols et les Portugais).
- Il introduit une thèse plus sérieuse en partant d'un synonyme au mot "barbare" : si "sauvage" = ce que la nature a produit, alors oui, l'Indien est sauvage.
- Il dévoile une thèse plus audacieuse : si sauvage = ce que nous avons détourné de l'état naturel, alors c'est plutôt l'Européen qui est sauvage (d'où, implicitement : c'est l'Européen le « barbare »)
=>
On observe donc un glissement sémantique : Montaigne argumente grâce
à la polysémie des adjectifs « sauvage » et
« barbare », et les 3 étapes de son argumentation
correspondent à 3 sens différents de ces termes : d'abord opposés
à « usage, raison, vérité, parfaite police », puis
associés à « nature » et enfin associés à « altérité,
artifices, détournés »
Le
lecteur est ainsi appelé à remettre en cause ses propres croyances, en
analysant le sens des mots :
ainsi "barbarie", au sens antique, signifie "celui qui ne parle pas Grec ; puis : celui qui n'est pas Grec, l'étranger ; puis : celui qui n'a pas la même culture ; et enfin : celui qui est violent, brutal, sauvage (sens péjoratif).
B.
Refus de l'ethnocentrisme, relativisme culturel au nom de
l'humanité
x
Lexique de l'ethnocentrisme :
« chacun », « son usage », « usances »,
« pays où nous sommes »
x
« il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de
la raison », l.4-5 : tournure restrictive « nous
n'avons autre mire que »
+ métaphore visuelle (« mire ») met en évidence le
rétrécissement du regard des européensx Le thème culturel est considéré dans une concurrence avec celui de la nature : cette confrontation le rend problématique, au sens où il n’est plus un point de repère fixe, mais un élément qui suscite le questionnement.
x rythme binaire qui martèle et ironise sur les préjugés des européens : « de la vérité et de la raison », « l'exemple et l'idée », « opinions et usances » l.5-6
x antiphrase l.6-7 : discours indirect libre (« là est toujours la parfaite police ») : Montaigne donne la parole au préjugé en caricaturant ironiquement cette pensée : répétition de « parfaite » 3 fois, emploi de l'adjectif indéfini globalisant « toutes » dans « usage de toutes choses », adverbe universalisant « toujours » => paradoxe qui fait d'une vision culturelle une vérité universelle ; on comprend que cette position n'est pas acceptable.
Le
texte de Montaigne témoigne d'un intérêt bienveillant,
caractéristique des Humanistes, pour tout ce qui est humain :
-
Il désigne par des démonstratifs ces terres nouvelles : « cette
nation », « ces contrées-là ». Ces démonstratifs manifestent
l’éloignement en même temps qu’ils mettent en relief les «
nouvelles terres ».- L’ensemble du texte est construit sur un élargissement progressif du champ de vision. On observe une gradation dans la désignation du Nouveau Monde : Montaigne emploie d’abord le singulier (« cette nation »), puis le pluriel (« ces contrées-là »).
C.
L'opposition
Nature / culture
Cette
opposition est fondée sur une
analogie : « ils sont sauvages, de même que nous appelons
sauvages... » l.7-8 :
- le fruit sauvage est caractérisé par une accumulation d'adjectif mélioratif
- les fruits cultivés sont « altérés ». La culture semble engendrer la régression.
- Cette régression est à la fois économique : « détournés de l’ordre commun » l.10 (sous-entendu : nous avons produit plus que nécessaire) ; morale : « corrompu », l.14 ; esthétique : « beauté, richesses » l.17 deviennent « étouffée[s] » l.18; physique : « vives et vigoureuses » l.11deviennent « abâtardies » l.12, etc.
- opposition des champs lexicaux nature / culture, liée à une opposition des valeurs morales.
Opposition
accentuée par :
x
les pronoms personnels : utilisation de pronoms personnels
différents pour chaque étape :
1)
« je, chacun, nous » : pensée de l'intellectuel (je)
contre l'idée reçue, le préjugé (chacun, nous)
2)
« ils, nous » : les Indiens (ils) contre les Européens
(dans lesquels Montaigne s'inclut)
3)
« en ceux-là » / « en ceux-cy » l.11-13
x
les connecteurs logiques : « or, sinon que, pourtant, si
est-ce que »
x
les nombreuses négations : La négation est utilisée 3 fois au
début du texte :- « il n'y a rien de barbare » : Montaigne pose le préjugé pour le réfuter immédiatement
- « ce qui n'est pas de son usage » : pour le vulgaire, définition de la barbarie par ce qu'elle n'est pas (et non pas par ce qu'elle est)
- « nous n'avons autre mire que » : négation restrictive (ne...que) = point de vue étroit du vulgaire.
Pour aller plus loin : sur
quel mythe repose cette conception de la Nature ?
- L'Eden, l'état originel, l'Age d'Or : voir la métaphore du fruit : symbole de la pureté originelle (et du péché)
- Allégorie de la Nature, « mère Nature », => la nature décrite comme une déesse : vision idyllique de l'état des Indiens, âge d'or, 1ère remise en question de la supériorité de la culture européenne.
Car Montaigne décrit une nature généreuse : « la saveur même et délicatesse se trouve à
notre goût même excellente à l’envi des nôtres, en divers
fruits de ces contrées-là sans culture » ; pure et bonne.
Conclusion
: Grâce à une argumentation efficace, Montaigne combat la thèse
ethnocentrique et va même jusqu'à affirmer la supériorité du
Sauvage sur l’Homme civilisé. Son argumentation marquante va
constituer ce qui va se développer notamment au XVIIIè siècle, à
savoir le Mythe du Bon Sauvage (Diderot, Le Supplément au Voyage de Bougainville par exemple), dont la visée est de critiquer les
travers de la société.
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