samedi 4 octobre 2014

L.A. n°2, La Mort est mon métier


Lecture analytique n°2 : La mort est mon métier de Robert Merle

L’entretien avec le directeur de prison, pp.181-186 (de « Lang, dit le Directeur derrière mon dos » à « Et on sortit presque en courant. »)

Après une éducation rigoriste et austère, Rudolf trouve sa voie dans l'armée. Après sa démobilisation, il se retrouve désoeuvré, sans argent, et cherche à mettre fin à ses jours. Il retrouve un sens à sa vie en s'engageant chez les S.A. (Section d’Assaut = premier groupe paramilitaire nazi), ce qui le rend pour la première fois « heureux » (p.187). Une de ses missions consiste à assassiner un traître des S.A. Il est alors arrêté, jugé et condamné à 10 ans de prison. Au bout de 3 ans, le Docteur Vogel, son tuteur, lui propose dans une lettre de l'amnistier s'il accepte de devenir prêtre, conformément à la volonté de son père. Rudolf n'ayant pas répondu à ce courrier, est convoqué par le Directeur de la prison.

problématique possible :

Que nous révèle cet extrait comique sur la personnalité de Rudolf ?

I – Une scène de comédie

A- Une scène de théâtre
  • Un extrait constitué d'un dialogue très rapide, avec des répliques brèves, constituées principalement des questions / réponses. Stichomythies p.185 : accélération du dialogue
  • Présence de didascalies : soit entre parenthèses (15 à 18 et plus loin), soit dans des phrases non verbales (l. 40 par ex.), ce qui accélère encore le dialogue.
  • Un décor / des objets spécifiés grâce aux multiples coups de règles du Directeur (on sait qu'on est dans son bureau) : une lettre, une règle, une fenêtre (l.31), un rayonnage de livres (l.42), un objet en bois l.55, une table (l.84), une petite statuette en bronze  l.93, un fauteuil (l.155)
  • Des déplacements marqués : le Directeur ne cesse de passer devant et derrière Rudolf («derrière mon dos » (l.1, 3, 27...), « devant moi »(l.10, 6183...), etc.) = jeu de scène visuel. Immobilité de Rudolf. Omniprésence et occupation de toute la scène par le Directeur. C'est lui qui mène la danse.
B – caractérisée notamment par le comique de geste

C'est le Directeur qui anime toute la scène et se montre très drôle (malgré lui?). Le Comique de gestes notamment, est visible hors du dialogue, dans les passages narratifs qui font office de didascalies :
  • Sautillements sans cesse réitérés (l.25, 40, 70, etc.) : unique mode de déplacement + « à toute vitesse » l.94. Comparé à un singe « Vivacité d’un singe » l.166-167 + Grimaces (l.10, 40, 91) => burlesque (mélange vulgaire et noble). Rappelle le comique de gestes des zanni (personnages de la Commedia dell’arte) = les lazzis (gestes stéréotypés). Personnage proche d’Arlequin ou d’un valet rusé de comédie
  • Voix aiguë et criarde (l.51, 136, 168, etc.)
  • Il ponctue ses phrases par des coups de règle, geste rapporté à chaque fois dans des phrases non verbales et parfois entre parenthèses (« coup de règle sur le bureau, coup de règle sur... coup de règle sur... ») ce qui donne un effet comique : geste compulsif étrange qui rappelle vaguement la voix « saccadé de Père » dans l'incipit du roman.
  • Une sortie décalée : « Et on sortit presque en courant », ce qui contraste avec l'attitude immobile de Rudolf et du garde pendant toute la scène.

C - mais également d'autres types de comiques
  • Comique de mots : « cascade de Ah! Ah! » l.24, repris l.32, 51, 32, 136, répétition de « intéressant ! » l.53, 59 avec demande de confirmation au gardien-chef l.59.
  • Comique de situation : le dialogue se déroule entre Rudolf et le Directeur, et cependant, par deux fois, le Directeur interpelle le gardien chef pour ne rien lui faire dire (« Intéressant ! ») (l.55 puis l.151) + l'étonnement du Directeur à la fin de la scène, comme s'il découvrait la présence des deux autres personnages, alors même qu'il vient de leur parler longuement.
  • Comique de caractère : la nervosité exacerbée du Directeur, son caractère imprévisible (« et tout d'un coup » l.52, « subitement » l.167, « sans transition » l.175), ses changements d'humeur : sourire, air furieux, sourire de nouveau, air sérieux, etc.

TR : Une scène dont le comique repose essentiellement sur le personnage du Directeur, en totale opposition physique avec Rudolf. Derrière cet étrange personnage se cache un redoutable psychologue, ou prophète... (image du savant fou ou du bouffon qui a le droit de dire la vérité).


II. Une stratégie efficace pour mettre à jour la vraie personnalité de Rudolf
A. Le Directeur, un personnage clairvoyant :
  • Un trait de son physique dénote l'intelligence : son « grand front » (hors texte, p.180)
  • Plusieurs références à ses yeux perçants ou brillants : « yeux perçants » l.112. « yeux brillants » (l. 136, 146 avec la métonymie des lunettes représentant les yeux, représentant eux-mêmes l'intelligence, 167). On se souvient que le regard a une importance fondamentale pour Rudolf : celui qui regarde droit dans les yeux est celui qui sait ou qui cherche à savoir (son père, Maria). Le Directeur semble clairevoyant.
  • Il possède une bibliothèque, symbole du savoir, de la science.
  • Il tient une baguette, comme un magicien, qu'il est peut-être : il fera sortir Rudolf de prison, il sait lire dans le jeune homme.
  • Mépris par rapport au Docteur Vogel :
    • il tient sa lettre « très loin de lui d’un air dégoûté » (l.63) et « la soulève du bout des doigts » l.158.
    • Répétition ironique des paroles de Rudolf : « le Herr Doctor Vogel est un savant ? » (l.71) puis reprise par la question « Et en quoi ? » + « si savant » = accentuation ironique.
    • Ironique « sourire » mis entre parenthèses à chaque fois qu'on évoque le savoir du Dr Vogel (l.70 et 160).
    • Répétition de l'expression « le savant Docteur Vogel » l.158 et160
  • Il oppose son pouvoir à celui du Dr Vogel : « Moi, par contre », l. 16 : supériorité intellectuelle et pragmatique sur le savant. Pragmatique = qui concerne le concrêt ; de fait, le Directeur peut faire sortir Rudolf de prison, contrairement au Dr Vogel.

B- Sa stratégie argumentative
  • Joue sur les sentiments (= persuade):
    • se montre complice de Rudolf : 1) Il prend la défense de Rudolf lorsque le gardien le somme de répondre au Directeur, lui jette un «regard furieux » l.92 => sorte de complicité entre Rudolf et le Directeur, ce dernier comprenant que Rudolf a besoin de temps pour réfléchir. 2) Il se montre méprisant vis-à-vis de Vogel, qui fait du chantage auprès de Rudolf (il traduit en réalité les vrais sentiments de Rudolf)
    • Il se fait Tentateur (figure du diable dans la Bible, qui vient tenter les Justes : Adam et Eve d'abord, Jésus dans le désert ensuite) : par 3 arguments, il incite Rudolf à accepter la proposition du Dr Vogel : 1- il l'incite à feindre d'accepter l'ordre de Vogel (l.76) ; 2- il lui montre qu'il n'a pas d'autre appui (l.95) ; 3- il lui explique que sa peine peut être réduite de moitié (l.100)
    • Il semble se montrer menaçant lorsqu'il tourne autour de Rudolf comme un animal de proie (« devant », « derrière »). Mais on peut aussi interpréter ce manège comme une application très concrète de l'expression « chercher à cerner quelqu'un » : le Directeur cherche à cerner la personnalité de Rudolf, il le cerne donc d'abord physiquement.
    • Une fois que le constat est posé, il se désintéresse de Rudolf l. 170, parce qu'il n'a plus besoin de le « séduire » pour le faire parler. Il s'étonne de sa présence et ne l'appelle plus par son nom mais par l'impersonnel « le détenu » l.174.
  • Développe une argumentation logique (= convainc):
    • Il développe la maïeutique (= littéralement, l'art d'accoucher les esprits), une méthode socratique (Socrate = un philosophe grec de l'Antiquité) pour faire émerger la personnalité de Rudolf : il pose une série de questions fermées (auxquelles on ne peut répondre que par « oui » ou par « non »), quelques rares questions ouvertes (« pourquoi ? » p.182), pour faire exprimer à Rudolf ce qu'il est, pour mieux le connaître.
    • Il pose une conclusion l.139 : « Lang, vous êtes un homme dangereux », première phrase déclarative de tout l'extrait. Il semblait s'attendre à cette découverte : il est « triomphant » l.136, « profondément satisfait » l.138 répété l.156. Comme s'il avait réussi sa démonstration.
    • Il explique sa conclusion par un paradoxe : « parce que vous êtes honnête ». Puis, parce que ce paradoxe semble incompréhensible pour le commun des mortels, il l'explique par 2 arguments :
    • Arg. 1) : une maxime l.147 : « Tous les hommes honnêtes sont dangereux » (présent de vérité général + généralisation par « tous les ») … qui n'explique pas grand-chose.
    • Arg.2 : Il utilise un argument a contrario, c'est-à-dire par le contraire : il explique ce que sont les canailles (des gens inoffensifs) pour qu'on en déduise ce que sont les gens honnêtes (dangereux). L'explication n'étant pas plus convaincante que la précédente (le gardien-chef avoue ne pas comprendre pourquoi l.150), le directeur continue :
    • Il introduit la véritable explication par un connecteur logique « parce que » l.153. Explication très sommaire (elle tient à peine 1,5 ligne) et seulement de l'argument a contrario ; ce sera donc au lecteur (et à Rudolf, et au gardien-chef) d'en déduire l'implication : les canailles agissent « par intérêt », sous-entendu les gens honnêtes agissent par désintérêt, par idéologie (politique, religieuse). Or on sait que Rudolf est en prison parce que son idéologie l'a poussé à l'assassinat (= terrorisme). Le Directeur semble donc bien avoir raison.

  • Il finit en posant un jugement moral sur la personnalité de Rodolf. Jugement très implicite : les canailles agissent « petitement » l.154, ce qui signifie « avec bassesse » + expression dévalorisante « ne … que » (dans l'expression « n'agissent que par intérêt » l.155) => sous-entendu : Rudolf, qui est honnête, agit, lui, « avec grandeur »... Le Directeur semble admirer Rudolf.
C- Pour cerner la vraie personnalité de Rudolf
  • En apparence Rudolf apparaît comme :
    • naïf : il n'avait pas pensé qu'il pensait feindre (l.79) ; il considère le Docteur Vogel comme un « savant » uniquement parce qu'il est médecin.
    • dépourvu de capacité d'analyse : tant que les questions du Directeur sont fermées (= on peut y répondre par « oui » ou « non », il peut répondre ; dès que la question est ouverte « pourquoi », il a plus de mal : « je ne sais pas » (l.90)
    • foncièrement honnête et désintéressé : refuse de feindre, même pour gagner l'amnistie ; accepterait de feindre uniquement pour sauver sa patrie ; ne prend pas en considération son intérêt personnel.
    • Bien élevé, inoffensif : il répond strictement aux questions du Directeur, en prenant toujours soin de ponctuer par l'apostrophe « Herr Direktor ». Il ne bouge jamais, reste au centre de la scène, comme un spécimen à étudier. ll sera d'ailleurs libéré pour « bonne conduite », comme le souligne le Directeur l.164.
  • Après un examen plus approfondi, il apparaît comme :
    • Froid : à aucun moment il ne fait part de ses sentiments ni ne manifeste d'émotion. Lorsque le Directeur l'interroge sur ses sentiments vis-à-vis du Dr Vogel, Rudolf admet ne ressentir ni amitié, ni affection, ni haine d'ailleurs. Il semble préoccupé uniquement du respect de la loi, de la patrie.
    • Inhumain : en dehors du dialogue, uniquement des verbes concrets, descriptifs (sautilla, ramassa, cria, souleva...), aucune introspection, aucune conceptualisation. Tout est descriptif, le narrateur est presque extérieur à lui-même (comme une focalisation « externe » ou « zéro ») : il n'est jamais dans le jugement (il ne se demande jamais si c'est bien/mal, beau/laid, plaisant/déplaisant, etc.), il est incapable d'esprit critique.
    • Fanatique : pour sa patrie, il se dit capable de « tuer l'ennemi » (il l'a déjà prouvé). 
  • Le Directeur semble fasciné par Rudolf : il parle de son « cas » l.159 et en vient même à lui promettre l'amnistie. L'expression « bonne conduite » peut d'ailleurs prêter à confusion : quelle bonne conduite ? En prison ? Lors de l'entretien ? Ou encore avant, lorsque Rudolf a tué l'homme qu'il considérait comme traître ?... 
Conclusion : Cette scène à première vue comique, permet en réalité de mettre à jour la véritable personnalité de Rudolf. Celui-ci apparaît comme un jeune homme inoffensif et bien élevé, et même un peu naïf. Mais grâce à la sagacité du Directeur, sa dangerosité est démontrée. La phrase « Vous êtes un homme dangereux» tient lieu de prophétie, de prolepse dans le roman, et annonce les horreurs futures que sera capable de faire Rudolf.


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