dimanche 28 septembre 2014

L.A 1 : La mort est mon métier, incipit

LA n° 1 – La Mort est mon métier : incipit jusqu’à « je me mis à trembler », pp 9-12

Robert Merle est un écrivain français né en 1908 et mort en 2004. Sa vie a notamment été marquée par son emprisonnement en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, puis par le prix Goncourt qui lui a été discerné pour son roman Week-end à Zuydcoote. La Mort est mon métier est un roman qui retrace, sous la forme d'une autobiographique fictive, la vie du commandant d’Auschwitz, Rudolf Hoess, baptisé dans la fiction Rudolf Lang.
L’incipit situe l’action en Allemagne 1913 et présente le narrateur, enfant, qui vit dans une famille austère sous l'autorité d'un père tyrannique.
  1. Un incipit traditionnel / Un incipit qui remplit sa fonction
    1. Un cadre spatio-temporel précis (= où, quand)
- en Allemagne : « Kaiser-Allee » (l.1), « La ponctualité -est une vertu allemande-mein Herr ! » (13), les prénoms des soeurs (Gerta et Bertha) ;
- en 1913 (titre du chapitre), donc juste avant la 2nde guerre mondiale.
- Hiver, « une bouffée de vent et de pluie glaciale cingla mes jambes », « un samedi » (l. 2-3)

    1. un narrateur-personnage bien identifié (= qui parle)
- jamais nommé, c’est lui qui raconte à la première personne (premier mot du roman : « je »)
- on ne connaît pas son âge mais on sait qu'il n'est pas encore un adolescent, puisqu'il porte encore un bermudas : « mes jambes nues » l.2. On sait également qu'il est l’aîné de deux soeurs : « j’étais l’aîné mais elles étaient plus grandes que moi » (l. 75-76) : première mention de la petite taille du narrateur, qui reviendra souvent dans le roman.
-Se sachant en retard, Rudolf imagine la voix de son père lui rappelant la règle de la ponctualité l.13.
-Lorsque sa mère lui donne des ordres, il obéit immédiatement : « oui, Maman » l.47.
-Il obéit à toutes les règles imposées, alors même qu'il n'y a personne pour le réprimander : l.56-57 : « je n'ouvris pas la bouche : On n'avait pas le droit de parler », « Je dis tout bas avec terreur : « Mon Dieu, faites que je n'aie pas regardé dans la rue » l.64-65
-Pire : lorsque sa mère enfreint une des règles du père, il le lui fait remarquer, comme un reproche : « Mais c'est de l'eau chaude ! » l.104
-Lorsqu'il s'imagine puni par un officier, qu'il lui obéit « avec respect », il en éprouve des « picotements » de plaisir (l.92) comme le prouve l'adverbe « délicieusement » l.94.

    1. des personnages sous l'emprise du père (qui)
Le Père est invisible et absent, pourtant, c'est lui qui semble faire régner la terreur.

a) un Père terrifiant et omniprésent
PARADOXE : Il est le grand absent omniprésent de ce passage : « Et ce fut comme si Père se dressait devant moi » (l. 12) : intériorisation par toute la famille des règles et interdits fixés par le Père. Verbe « se dresser » : évoque une grande taille + une apparition miraculeuse et impressionnante.
- désigné par la dénomination respectueuse de « Père », la majuscule évoque « Dieu le Père » : décisions invisibles et inexorables.
- Physique effrayant : « noir et maigre … voix saccadée » (l. 12-13) : raideur et ascétisme. « grand manteau noir » (l. 30) qui apparaît presque comme une métonymie du père. « les yeux brillants et le visage maigre de Père » ( l.89-90) : personnage exalté.
- Son métier : on apprend qu’il est commerçant « il fait les comptes du magasin » (l. 18) Milieu social : petite bourgeoisie.
- Toutes les règles de la maison sont fixées par lui et tout le monde s’y plie, même quand le père n’est pas là pour surveiller.
- La religion, la vertu et le patriotisme font partie des valeurs transmises / imposées par le père : vertu «allemande » de ponctualité(l. 12-13) ; importance de la faute et de la prière (l. 64-67)

b) Maria, la seule note d'humanité
C’est la première personne qui apparaît dans le roman après le narrateur, c’est un personnage positif, qui aide silencieusement le narrateur, celui-ci constate « avec soulagement » (l. 7) que c’est elle qui lui ouvre la porte.
- physiquement, elle est imposante et rassurante : « la grosse Maria » (l. 7) « sa mèche grise »(un peu comme une grand-mère protectrice) « ses bons yeux bleus » (l. 9) ; « massive, immobile » (l. 24-25)
-elle le protège et est la seule à faire attention à lui, à prendre son angoisse en considération : « ses bons yeux bleus me regardèrent » (l. 9) , contrairement à la mère qui ne regarde jamais son fils; elle referme « doucement » la porte d’entrée pour que le père ne s’aperçoive pas que son fils est en retard et elle lui apporte ses chaussons pour qu’il n’ait pas à aller dans sa chambre, ce qui l’obligerait à « passer devant le bureau de Père » (l. 22). Elle lui apporte l’escabeau : « Elle avait été le chercher pour moi dans le débarras » (l. 54-55). A deux reprises, le narrateur la remercie, une fois à voix haute et une autre fois silencieusement (« Merci Maria » l. 31 et 57). Elle est la seule à avoir un contact physique avec lui : « … elle me tapota l’épaule » (geste doux et rassurant) (l. 33) ; elle semble le comprendre « elle hocha la tête » (l. 33) : geste de compassion muette.
Elle joue le rôle que la mère n'assume pas, elle contrebalance la menace que fait planer le père.

c) Des soeurs effacées
- elles sont indissociables et interchangeables, sont toujours désignées par un pluriel : « tes soeurs » (l. 45),« Gerda et Bertha » (l. 52, 71), « Elles » (l. 53, l. 72, 73,74). Elles sont toutes les deux plus jeunes et « plus grandes que [lui] » (l. 76). Ne parlent pas, ni entre elles, ni à leur frère, ne communiquent d’aucune manière.
- Elles sont zélées et dociles : « déjà au travail » (l.45-46),« l’une derrière l’autre » (l. 71).

d) Une mère soumise
Désignée par le narrateur par le terme affectueux et enfantin de « Maman » (contrairement au père). Elle semble définie par sa peur du père, par sa soumission.
- Champ lexical de la peur : « d’un ton craintif » (l. 40), « sa main droite tremblait » l.109
Elle incite son fils à obéir aux règles imposées par le père, et les seules paroles qu'elle lui adresse sont des remarques sur le manquement aux règles : « tu es en retard » (l.40) ou des ordres : « Dépêche-toi » (l . 46),« Pose tes affaires et viens te laver les mains » (l. 100),« Peigne-toi » (l.112), « Ne pose pas le peigne » (l. 121).
Contrairement à Maria, elle semble incapable de protéger son fils, est aussi terrorisée que lui par le Père. Elle n’est pas capable de protéger ses enfants de la folie du père. Lorsqu'elle semble vouloir manifester un peu de tendresse à son fils, elle doit transgresser une des règles imposées (lavage des mains à l'eau froide). Sa réaction montre sa peur d’avoir transgressé les ordres de son mari : elle ne répond rien, « soupir[e] » et se met à « trembl[er] ».
- Important : c’est son fils qui lui rappelle que l’eau chaude est interdite et elle vide l’eau chaude pour qu’il se lave les mains à l’eau froide : déjà, le fils semble être celui qui a véritablement intériorisé les règles du Père au point de les faire siennes et la mère lui obéit.

  1. Les indices de ce que deviendra le narrateur par la suite
    1. Omniprésence de la peur et du silence
Tous les personnages semblent habités par la peur du Père et de ses règles.
- 1er paragraphe : précipitation du narrateur qui se souvient « qu’on est samedi » : précision énigmatique pour le lecteur, qui prendra son sens plus loin : le samedi est jour de nettoyage et jour où le narrateur doit avoir un entretien avec son père, qui le terrorise. Accumulation de verbes de mouvement au passé simple : « je tournai », « je fis », « je m’engouffrai », « je montai », « je frappai » + termes qui connotent la précipitation et même la panique : « en courant », « engouffrai », « quatre à quatre ».
- champ lexical de la peur tout au long du texte : « avec angoisse » (l.3), « avec soulagement » (l. 7), « d’un ton craintif » (l. 39), « avec terreur » (l. 64), « mon coeur se mit à battre » (l. 79), « sa main droite tremblait » (l.111), « je me mis à trembler » (l. 121)
- maison très silencieuse : tous les personnages parlent à voix basse ou se taisent : Maria parle « à voix basse et furtivement » (l.10) ; or, il n’y a personne qui la surveille (peur intériorisée). Le narrateur s’exprime « dans un souffle » (l. 15), « je n’ouvris pas la bouche «(l. 59), il chante « à mi-voix » (l. 69).

    1. Une maison régie par des règles et des interdits stricts
La maison est régie par de nombreuses règles et interdits dont le sens n’apparaît pas clairement au lecteur ; tous les personnages, y compris la mère, obéissent à ces règles.

a) Les interdits
- interdiction de parler : « on n’avait pas le droit de parler quand on lavait les vitres » (l. 57-58) ; pourquoi ? Il n’y a normalement aucune incompatibilité entre un travail de nettoyage et le fait de parler. Règle qui d’emblée semble absurde au lecteur.
- Règle implicite : ne pas se regarder. La mère, les soeurs et le narrateur évitent de se regarder et même se tournent souvent le dos, même en se parlant : « ses yeux pâles glissèrent sur les miens » (l. 38) ; »je ne vis plus que son dos » (l. 43), « Elles me tournaient le dos » (l. 53), « je détournai la tête » (l. 75) : cette dernière phrase semble être la conséquence de l’affirmation qui vient juste après : « elles étaient plus grandes que moi » : devant un être supérieur, on s'incline. « elle… me tourna le dos » (l. 107), « dit sans me regarder » (l. 110), « ma mère dit derrière mon dos » (l.119). Une famille, donc, où chacun évite de croiser le regard de celui qui lui est supérieur, la mère évite le regard de Rudolf, Rudolf évite celui de ses soeurs. Dans la scène qui suit, le Père regarde Rudolf droit dans les yeux.
- interdiction de regarder par la fenêtre quand on lave les vitres : « Mon Dieu, faites que je n’aie pas regardé par la fenêtre »(l.65), interdiction qui semble absurde et impossible à respecter.
Important : ce qu'il voit par la fenêtre, c'est un train et de la fumée. Cela annonce les camps de concentration...
- Interdiction de se laver à l’eau chaude : « Père nous défendait de nous laver à l’eau chaude » (l.101)

b) Les règles
-ponctualité féroce : peu de paroles échangées, mais par deux fois la phrase « Tu es en retard » est dite au narrateur, par Maria (l. 11) et par la mère (l. 40) ; Le narrateur a alors l’impression que la figure terrifiante de son père se dresse devant lui ; ponctualité présentée comme « une vertu allemande » (l.14). La mère « regard[e] l’horloge du buffet » (l.39). Elle exhorte Rudolf : « dépêche-toi » l.46.
-ménage fait par les enfants, apparemment de manière hebdomadaire et selon un rite immuable : «ta cuvette et tes chiffons » (l.45), « tes affaires » (l. 11) les soeurs ont « leur cuvette à la main » (l. 72) : utilisation des adj. possessifs, chacun a son propre matériel pour ce rituel du samedi
-propreté qui semble d’emblée excessive, presque maladive. Toute la famille est occupée à laver, le linge, les vitres, soi-même : la mère lave du linge devant l’évier (l. 36), les soeurs et le narrateur lavent toutes les vitres de la maison. Champ lexical du nettoyage : « cuvette et … chiffons » (l. 45, 48, 60, 78, 97,105), « laver » (l. 36, 43, 100), « lavait » (l. 59), « frotter » (l. 61), « mon chiffon allait et venait sur la vitre » (l. 91-92), « savon » (l. 106), « bassine de linge » (l. 114), « eau chaude » (l. 102, 103, 104), « évier » (l. 35 , 101, 106, 108).

    1. Des indices de la vie adulte de Rudolf
- Cette propreté excessive rappelle l'obsession de pureté des Aryens : l'élimination du Juif est une élimination de la « vermine » (comme on le verra dans la suite du roman).
- Ce que voit le narrateur par la fenêtre en lavant les vitres est un train, qui jette de la fumée : prolepse des trains qui amènent les Juifs à Auschwitz.
- Le narrateur est fasciné par les portraits de ses aïeux en tenue militaire ; il prend plaisir à obéir .
- Litanie d'actions, de descriptions de gestes, mais aucune analyse psychologique, aucun ressenti des personnages : qu'éprouve Rudolf, hormis le plaisir procuré par son imagination et la peur inspirée par le Père ? On l'ignore.

Tous ces éléments permettent de comprendre pourquoi Rudolf deviendra un Chef particulièrement obéissant, odieux d'obéissance, soumis à l'autorité et sans aucun jugement moral pour lui faire prendre conscience de l'atrocité de ses actes.

Eléments de conclusion
 Incipit réaliste, cadre historique précis, description d’une famille catholique rigide, en Allemagne, juste avant la déclaration de la 1ère guerre mondiale.
 Tous les personnages de la famille sont présentés, mais le plus important, celui qui régit la vie de tous, le Père, est absent des premières pages et n’apparaît qu’en dernier : effet d’attente pour le lecteur.
Les facteurs qui vont permettre au narrateur de construire sa personnalité sont déjà donnés ou ébauchés : la rigidité, la peur, la honte, l’importance du regard d’autrui, l’absence d’amour criante dans ce cadre familial.
On perçoit déjà que le narrateur est une sorte de double de son père (l’épisode de l’eau chaude), et qu’il a intériorisé une éducation fondée sur la terreur, les règles rigides et absurdes, l’indifférence à autrui.

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