samedi 18 mars 2017

Argumentation, L.A n°2 : Voltaire, De l'horrible danger de la lecture

L.A n°2, Voltaire, « De l’horrible danger de la lecture » (1765)

Pamphlet = court récit satirique qui attaque avec violence une personne, une idée ou une institution.
L’imprimerie a été introduite dans l’Empire Ottoman notamment par Saïd Effendi qui pense ainsi « diffuser le savoir jusque dans les campagnes », « promouvoir l’islam » et « accroître le prestige de l’État » en 1727 ; le Grand Vizir autorise l’impression de tous les livres, exceptés les livres de religion, ceux qui parlent de la langue arabe, d’histoire ou de sciences… pour finalement interdire purement et simplement l’imprimerie en 1747.

I. Parodie d’un édit oriental

A. Un édit oriental
- Forme d’un édit :
x 1ère phrase indique qui ordonne qui ordonne (« Nous, Joussouf-Chéribi, moufti du Saint-Empire ») et à qui (« à tous les fidèles »).
x objet de la loi : « condamner […] ladite infernale invention de l’imprimerie » l.6-7
x numérotation des causes de cette loi.
x détail des interdictions découlant de l’interdiction de l’imprimerie : « nous leur défendons de », « nous défendons », « nous leur défendons expressément de », « ordonnons que », « enjoignons à » l.28 à 34
x peine encourue en cas d’infraction à la loi : « sous peine de », « sous les mêmes peines » (l.29 et 31), « tel châtiment » (l.42).
x désignation d’un organe exécutif : « commettons spécialement le premier médecin », « lui donnons pouvoir » l.35 à 42
x lieu et date : « Donné en notre Palais », « le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire ».

- Formules évoquant le langage administratif : « ci-devant », « ci-dessous », « lequel », « ladite », « par ces présentes », « contraventions », « ordonnance », « contrebande » l.35

- des éléments orientaux qui mêlent fiction et réalité :
x évocation de lieux précis : « Stamboul » (ancien nom d’Istamboul) ; « La Mecque », « Saint-Empire ottoman » (= actuelle Turquie, considérée au XVIIIè siècle en France comme le pire despotisme existant).
x des noms propres à consonance orientale : « Joussouf Chéribi » est une pure invention mais « Said Effendi » est un personnage historique contemporain de Voltaire : il a réellement été envoyé en tant qu’ambassadeur en France (ici « Frankrom » peut être lu comme une contraction de France + Rome), y a découvert l’imprimerie et en a rapporté l’invention en Turquie ; « Mahomet », la « Sublime Porte » (qui désigne par métonymie le siège du gouvernement turc).
x des fonctions musulmanes : « Mouphti », « cadis », »imans », « fakirs »
x la datation des anciens musulmans : Le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’Hégire

B. Des arguments plus ou moins avouables
- Joussou-Chéribi justifie sa décision par le bien du peuple :
x sa sécurité : CL du danger et de la sécurité (« la gardienne et la sauvegarde » l.8-9, « imprudence » l.16, « dangereuses » l.20)
x son bien moral : « le biens de leurs âmes », l.28, « salut des âmes » l.23
- le muphti insère dans l’édit de nombreux termes de jugement moral :
x diabolisation de l’imprimerie grâce à deux adjectifs faisant référence à l’enfer, au mal : « infernale invention » l.6-7, « tentation diabolique » l.29,
x jugement de valeur à l’encontre des penseurs : « misérables philosophes », « prétextes spécieux » l.19,« en imprimant scandaleusement » l.22

- en réalité, le muphti a pour unique objectif d'éviter la révolte :
x redondance (= emploi de divers synonymes pour bien marquer une idée) : l’ignorance est « la gardienne et la sauvegarde des Etats biens policés » l.7
x implicite contenu dans l’oxymore « vertus dangereuses » l.20-21 : dangereuses pour qui ? Pour l’État, qui redoute une rébellion du peuple (« dont le peuple ne doit jamais avoir connaissance »).
x éviter l'enrichissement du peuple (pour ne pas avoir de concurrent financier ni les moyens d'organiser des révoltes) : « augmenter leurs richesses » l.12
x rester admiré et vénéré par le peuple, comme élu de Dieu : cf. les n°5 et 6 : si on va à l'encontre des lois divines, alors on va aussi à l'encontre des lois de Joussouf-Chéribi.

C. Un écrit ironique voire burlesque (ici, dans le sens de comique exagéré et absurde)
- auto-vénération de Joussouf-Chéribi dans les formules où se désigne : « lumière des lumières », « élu entre les élus » l. 1-2 + « Nous » de majesté

- Nombreuses tournures hyperboliques qui ruinent le sérieux du texte.
x Dès le titre : « horrible danger » fait sourire, d’autant plus lorsqu’il est lié à une activité comme la lecture ; autres hyperboles ironiques : « attentat énorme », « grand détriment », « damnation éternelle », etc.
x l’accumulation de verbes de défense (« condamner, proscrire, anathématiser ») concernant une invention (« l’imprimerie »), comme ci celle-ci était particulièrement diabolique.

- renversement absurde des valeurs :
x des alliances burlesques dans les formules qui prônent la bêtise comme « sottise et bénédiction » l.2 qui vise d’emblée l’obscurantisme religieux (plus on est bête, plus on est béni) ou « heureuse stupidité » l.16 (la bêtise fait le bonheur) ou encore « Palais de la stupidité » l.43, où la « stupidité » désigne, par métonymie, le muphti.
x les fakirs sont admirés pour « leur zèle contre l’esprit », c’est-à-dire leur lutte contre l’intelligence.
x formules qui interdisent les qualités humanistes comme l’ « élévation d’âme », l’« amour du bien public » (l.13), « l’équité et l’amour de la patrie » (l.17), les hommes rendus « meilleurs » l.20, l’augmentation du « respect qu’ils ont pour Dieu » (l.22) car elles vont à l’encontre des intérêts de l’État (« opposés à la saine doctrine », l .14, contraires aux droits » l.17-18, « vertus dangereuses » l.20)

- la lutte contre la maladie est elle aussi vue comme un péché (« attentat » l.27). Cet argument est à mettre en relation avec le dernier paragraphe : le « médecin de sa Hautesse » vise directement Van Swieten, 1er médecin de l’Impératrice de Vienne, qui avait fait interdire l’introduction des livres français, et particulièrement ceux de Voltaire, notamment à cause de son apologie de l’inoculation. Pourtant, Van Swieten, n’a pas réussi à soigner quatre membres de la famille impériale, mortes de la variole. Ici, Voltaire ironise par antiphrase sur le rôle du médecin qui est de guérir, non de tuer.

- l’absurdité de l’édit qui s’adresse « à tous les fidèles qui ces présentes verront », alors même que la lecture est interdite par ce même édit.

- Gradation dans l’absurdité des interdits, jusqu’au burlesque : interdiction de l’imprimerie, puis de « jamais lire aucun livre » l.29, « enseigner à lire à leurs enfants » l.30, « prononc[er] quatre phrases liées ensemble [qui auraient] un sens clair et net » l.32-33, « penser » l.31, et enfin l’obligation de « se servir de termes qui ne signifient rien ».

- la personnification burlesque de l’ « idée qui se présenterait […] aux portes de la ville » l.41 et qui doit être « pieds et poings liés » l.42 renforce le caractère ridicule et paranoïaque du muphti.
II. Un pamphlet pour affirmer les idées des Lumières / Contre l’obscurantisme

A. Combattre un état despotique et totalitaire
- Il s’agit d’une loi qui ne fait qu’interdire. Nombreux termes marquant l’interdit :
x accumulation de synonymes renforçant l’interdit : « condamner, proscrire, anathématiser » l.6
x multiples répétitions de « nous défendons » l.28 à 42
x à l’inverse des lois démocratiques qui énoncent des exceptions à la loi, cet édit renforce les interdits liés à l’imprimerie, dans une gradation de despotisme : « lire », « enseigner à lire », « penser » l.29 à 31.

- les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaires sont aux mains d’un même homme, le muphti : il fait la loi, il choisit lui-même l’exécutif (« commettons spécialement le premier médecin de Sa hautesse », « lui donnons pouvoir … de faire saisir… et nous amener » l.40-41), il rend la justice selon son bon plaisir (« lui être infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira » l.42).
=> Voltaire est pour la séparation des pouvoirs, seule garante de la justice.
Attaque de l’absolutisme ici.

- Le muphti manie la peur, la menace et appelle à la délation (ce qui est le propre d’un état totalitaire) :
x la peur : l’imprimerie est décrite comme dangereuse : « vertus dangereuses » l.20, « nous serions assez malheureux » l.26, « pernicieux usage » l.4, « il est à craindre » l.10
x la menace : les contrevenants à la loi seront punis non seulement par Dieu (« sous peine de damnation éternelle » l.29, « anathématiser » l.6) mais aussi – et surtout ! par l’emprisonnement (« pieds et poings liés » l.42), la torture (« infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira » l.42), la mort (« ayant déjà tué quatre personnes augustes » l.37)
x incitation à la délation : « enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité » l.32

- la propagande et le mensonge sont explicitement utilisés contre le peuple dans la 3è cause édictée : litote « du merveilleux » l.15, pour parler de mensonges. L’Histoire enseignée au peuple est donc mensongère, ce qui signifie qu’elle n’est pas information (objective et neutre) mais propagande.

- C’est l’État qui prétend s’occuper du bonheur individuel des sujets, ce qui est encore le propre d’un gouvernement totalitaire : « entretint la nation dans une heureuse stupidité » l.15-16, « pour le bien de leurs âmes » l.28

- Un Etat qui refuse toute intrusion de l’extérieur, qui veut garder le contrôle absolu sur son peuple :
x l’adjectif « sain » dans « opposés à la saine doctrine » l. 14 est emprunté au lexique médical et signifie « qui ne présente pas d’altération, de contamination », ce qui implique l’idée d’une doctrine unique, donc d’une idéologie (concept moderne, qui fait terriblement penser à l’idéologie de la race pure) qui refuse toute intrusion extérieure.
x « contraire aux droits de notre place » l.17-18 ou « empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale » l.35 et « prévenir toute introduction de connaissances dans le pays » l.40 développent le même argument de refus de toute idée nouvelle, simplement parce qu’elle vient de extérieure (et non pas de « notre place », c’est-à-dire de « notre pays »).

B. Lutter contre le pouvoir de l'Eglise
- Dénonciation de la loi qui serait faite par des dignitaires religieux : « mouphti », « cadis et imams », « fakirs »
x ils se placent au même niveau que Mahomet : deux COI placés sur un même plan syntaxique dans « il a semblé bon à Mahomet et à nous » l.6
x ils s’appuient sur la religion (ils prétendent connaître la pensée de Dieu) pour se donner de la légitimité : « ce qu’à Dieu ne plaise » l.11-12, « les ordres de la Providence » l.26-27
x Les sujets eux-mêmes sont désignés par des termes religieux : « à tous les fidèles », « pour l’édification des fidèles », « à tous les vrais croyants ».

- Voltaire croit en la liberté de culte et défend surtout le déisme (ou religion naturelle) :
x c’est grâce à l’instruction (notamment philosophique) que les individus deviendrons « meilleurs » l.20, non pas grâce à une quelconque religion.
x Voltaire ironise contre la religion qui dirige la conscience du peuple, notamment dans la cause n°5 : le « nombre des pèlerins de la Mecque » désigne indifféremment tous les fidèles qui suivent une doctrine religieuse (et pas seulement les Musulmans), or les philosophes, eux, prônent une foi individuelle et non affiliée à une religion : « [Dieu] remplit tout de sa présence » l.22-23 suggère l’idée implicite que Dieu n’est pas lié à un endroit particulier (une église, une mosquée, la Mecque), mais qu’il est partout, donc en chacun des hommes. L’intermédiaire de la religion et des dignitaires religieux est de ce fait inutile, voire nocive.

- Il prône l’usage de la raison, comme tous les philosophes des Lumières :
x il refuse la dictature de l’Église qui impose ses lois
x il refuse la superstition : dans le texte, l’instruction personnelle et la réflexion sont mises en opposition avec des notions religieuses, comme si Dieu lui-même exigeait la bêtise et l'ignorance du peuple : « au grand détriment du salut des âmes » l.23-24, « attentat énorme contre les ordres de la Providence » l.27 (se rappeler que la peste est considérée par la superstition comme un mal envoyé par Dieu ou les dieux pour punir les hommes – voir Oedipe Roi de Sophocle ou « Les Animaux malades de la Peste » de La Fontaine)
x il croit au « génie » des hommes, et à leurs valeurs humanistes (« élévation d’âme », « amour du bien public », « équité », « amour de la patrie »)

C. Défendre l’idée de progrès, de culture et d’instruction
- Voltaire défend bien sûr la liberté d’expression :
x L’imprimerie est ici à voir comme une allégorie de la liberté d’expression. Se rappeler que son Dictionnaire philosophique vient d’être condamné en France.
x les périphrases « misérables philosophes » et « auteurs occidentaux » le désignent ironiquement comme un ennemi de l’État.

- Il a une vision très optimiste de l’instruction, dont il développe les bienfaits :
x la connaissances des « arts mécaniques » l.11 aboutirait à une sorte d’altruisme social, comme le montre l’accumulation de verbes à l’infinitif qui semblent découler logiquement les uns des autres : « perfectionner les arts mécaniques » donc « réveiller le génie » et « exciter [l’] industrie » de l’agriculture et de la manufacture, donc « augmenter les richesses », donc « inspirer […] quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public ». La logique de ce cercle vertueux est visible dans l’emploi des connecteurs temporels : « à la longue » et « un jour » (l.11 et 13).
x l’apprentissage de l’Histoire permettrait de « rendre justice » aux événements l.16 et donc de prôner « l’équité et l’amour de la patrie ». L’emploi de termes moraux (« bonnes » et « mauvaises » actions l.16-17) accorde un pouvoir presque religieux à l’Histoire (c’est elle qui nous enseigne ce qui est bien et ce qui est mal).
x la culture et la connaissance sont envisagées comme des déclencheur de la bonté humaine : métaphore des hommes « éclair[és] » l.20 associée au lexique du Bien (« rendre meilleurs », « vertus »).

- Il prône la diffusion des idées, principe cher aux philosophes des Lumières (penser à l’Encyclopédie) : « facilité de communiquer » l.8, « livres apportés d’Occident » l.10, « les auteurs occidentaux » l.25 + toute la satire à l’encontre de l’enfermement du pays sur lui-même.

- Il défend également les progrès en médecine, en faisant référence à une polémique qui secoue le XVIIIè siècle, celle de l’inoculation pour soigner la variole (la « petite vérole ») : effectivement, plusieurs membres de l’Église refusent la technique moderne de l’inoculation, avançant l’argument qu’il ne faut pas aller contre les ordres de Dieu. Dans ses Lettres philosophique (lettre XI), censurées, Voltaire prône l’utilisation de l’inoculation contre la variole, comme cela se pratique en Angleterre. Il oppose ici la médecine (« auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses » l.25 et « médecin » l.36) à la mort (« la peste » l.26, « tué quatre personnes » l.37).

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