L.A n°2, Voltaire, « De l’horrible danger de la lecture » (1765)
Pamphlet = court récit satirique qui attaque avec
violence une personne, une idée ou une institution.
L’imprimerie
a été introduite dans l’Empire Ottoman notamment par Saïd
Effendi qui pense ainsi « diffuser le savoir jusque dans les
campagnes », « promouvoir l’islam » et « accroître le prestige
de l’État » en 1727 ; le Grand Vizir autorise l’impression
de tous les livres, exceptés les livres de religion, ceux qui
parlent de la langue arabe, d’histoire ou de sciences… pour
finalement interdire purement et simplement l’imprimerie en 1747.
A.
Un
édit oriental
-
Forme d’un édit :
x
1ère phrase indique qui ordonne qui ordonne (« Nous,
Joussouf-Chéribi, moufti du Saint-Empire ») et à qui (« à
tous les fidèles »).
x
objet de la loi : « condamner […] ladite infernale
invention de l’imprimerie » l.6-7
x
numérotation des causes de cette loi.
x
détail des interdictions découlant de l’interdiction de
l’imprimerie : « nous leur défendons de », « nous
défendons », « nous leur défendons expressément de »,
« ordonnons que », « enjoignons à » l.28 à
34
x
peine encourue en cas d’infraction à la loi : « sous
peine de », « sous les mêmes peines » (l.29 et
31), « tel châtiment » (l.42).
x
désignation d’un organe exécutif : « commettons
spécialement le premier médecin », « lui donnons
pouvoir » l.35 à 42
x
lieu et date : « Donné en notre
Palais
»,
« le
7 de la lune
de Muharem, l’an
1143 de l’hégire
».
-
Formules évoquant le langage administratif : «
ci-devant
», « ci-dessous
»,
« lequel
»,
« ladite
»,
« par
ces présentes », « contraventions »,
« ordonnance », « contrebande »
l.35
-
des
éléments
orientaux
qui mêlent fiction et réalité :
x
évocation
de lieux précis : « Stamboul
»
(ancien
nom d’Istamboul)
; « La
Mecque »,
« Saint-Empire
ottoman
» (=
actuelle Turquie, considérée au XVIIIè siècle en France comme le
pire despotisme
existant).
x
des noms
propres à
consonance orientale :
« Joussouf
Chéribi
» est
une pure invention mais
« Said
Effendi
» est
un personnage historique contemporain de Voltaire : il a
réellement été envoyé en tant qu’ambassadeur en France (ici
« Frankrom » peut
être lu comme une contraction de France + Rome),
y a découvert l’imprimerie et en a rapporté l’invention en
Turquie
; « Mahomet
»,
la
« Sublime Porte » (qui désigne par métonymie le siège
du gouvernement turc).
x
des
fonctions
musulmanes
: « Mouphti
»,
« cadis
»,
»imans
»,
« fakirs
»
x
la
datation des anciens musulmans
:
Le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’Hégire
B.
Des arguments plus ou moins avouables
-
Joussou-Chéribi justifie sa décision par le bien du peuple :
x
sa sécurité : CL du danger et de la sécurité (« la
gardienne et la sauvegarde » l.8-9, « imprudence »
l.16, « dangereuses » l.20)
x
son bien moral : « le biens de leurs âmes », l.28,
« salut des âmes » l.23
-
le muphti insère dans l’édit de nombreux termes de jugement
moral :
x
diabolisation de l’imprimerie grâce à deux adjectifs faisant
référence à l’enfer, au mal : « infernale
invention » l.6-7, « tentation diabolique » l.29,
x
jugement de valeur à l’encontre des penseurs : « misérables
philosophes », « prétextes spécieux » l.19,« en
imprimant scandaleusement » l.22
-
en réalité, le muphti a pour unique objectif d'éviter la révolte :
x
redondance (= emploi de divers synonymes pour bien marquer une
idée) : l’ignorance est « la gardienne et la
sauvegarde des Etats biens policés » l.7
x
implicite contenu dans l’oxymore « vertus dangereuses »
l.20-21 : dangereuses pour qui ? Pour l’État, qui
redoute une rébellion du peuple (« dont le peuple ne doit
jamais avoir connaissance »).
x
éviter l'enrichissement du peuple (pour ne pas avoir de concurrent
financier ni les moyens d'organiser des révoltes) : « augmenter
leurs richesses » l.12
x
rester admiré et vénéré par le peuple, comme élu de Dieu :
cf. les n°5 et 6 : si on va à l'encontre des lois divines,
alors on va aussi à l'encontre des lois de Joussouf-Chéribi.
C.
Un écrit ironique voire burlesque (ici, dans le sens de comique
exagéré et absurde)
-
auto-vénération de Joussouf-Chéribi dans les formules où se
désigne : « lumière des lumières », « élu
entre les élus » l. 1-2 +
« Nous » de majesté
-
Nombreuses tournures hyperboliques qui ruinent le sérieux du texte.
x
Dès le titre : « horrible danger » fait sourire,
d’autant plus lorsqu’il est lié à une activité comme la
lecture ; autres
hyperboles ironiques :
« attentat énorme », « grand détriment »,
« damnation éternelle », etc.
x
l’accumulation de verbes de
défense (« condamner, proscrire, anathématiser »)
concernant une
invention
(« l’imprimerie »), comme
ci celle-ci était particulièrement diabolique.
-
renversement absurde des valeurs :
x
des alliances burlesques dans les formules qui prônent la bêtise
comme « sottise et bénédiction » l.2 qui vise d’emblée
l’obscurantisme religieux (plus on est bête, plus on est béni) ou
« heureuse stupidité » l.16 (la bêtise fait le bonheur)
ou encore « Palais de la stupidité » l.43, où la
« stupidité » désigne, par métonymie, le muphti.
x
les fakirs sont admirés pour « leur zèle contre l’esprit »,
c’est-à-dire leur lutte contre l’intelligence.
x
formules qui interdisent les qualités humanistes comme l’
« élévation d’âme », l’« amour du bien
public » (l.13), « l’équité et l’amour de la
patrie » (l.17), les hommes rendus « meilleurs »
l.20, l’augmentation du « respect qu’ils ont pour Dieu »
(l.22) car elles vont à l’encontre des intérêts de l’État
(« opposés à la saine doctrine », l .14,
contraires aux droits » l.17-18, « vertus dangereuses »
l.20)
-
la lutte contre la maladie est elle aussi vue comme un péché
(« attentat » l.27). Cet argument est à mettre en
relation avec le dernier paragraphe : le « médecin de sa
Hautesse » vise directement Van Swieten, 1er médecin
de l’Impératrice de Vienne, qui avait fait interdire
l’introduction des livres français, et particulièrement ceux de
Voltaire, notamment à cause de son apologie de l’inoculation.
Pourtant, Van Swieten, n’a pas réussi à soigner quatre membres de
la famille impériale, mortes de la variole. Ici, Voltaire ironise
par antiphrase sur le rôle du médecin qui est de guérir, non de
tuer.
-
l’absurdité de l’édit qui s’adresse « à tous les
fidèles qui ces présentes verront », alors même que la
lecture est interdite par ce même édit.
-
Gradation dans l’absurdité des interdits, jusqu’au burlesque :
interdiction de l’imprimerie, puis de « jamais lire aucun
livre » l.29, « enseigner à lire à leurs enfants »
l.30, « prononc[er] quatre phrases liées ensemble [qui
auraient] un sens clair et net » l.32-33, « penser »
l.31, et enfin l’obligation de « se servir de termes qui ne
signifient rien ».
-
la personnification burlesque de l’ « idée qui se
présenterait […] aux portes de la ville » l.41 et qui doit
être « pieds et poings liés » l.42 renforce le
caractère ridicule et paranoïaque du muphti.
II.
Un pamphlet pour affirmer les idées des Lumières / Contre
l’obscurantisme
A.
Combattre un état despotique et totalitaire
- Il
s’agit d’une loi qui ne fait qu’interdire. Nombreux termes
marquant l’interdit :
x
accumulation de synonymes renforçant l’interdit :
« condamner, proscrire, anathématiser » l.6
x
multiples répétitions de « nous défendons » l.28
à 42
x à
l’inverse des lois démocratiques qui énoncent des exceptions à
la loi, cet édit renforce les interdits liés à l’imprimerie,
dans une gradation de despotisme : « lire », « enseigner
à lire », « penser » l.29 à 31.
- les
pouvoirs législatif, exécutif et judiciaires sont aux mains d’un
même homme, le muphti : il fait la loi, il choisit lui-même
l’exécutif (« commettons spécialement le premier médecin
de Sa hautesse », « lui donnons pouvoir … de faire
saisir… et nous amener » l.40-41), il rend la justice selon
son bon plaisir (« lui être infligé par nous tel châtiment
qu’il nous plaira » l.42).
=>
Voltaire
est pour la séparation des pouvoirs, seule garante de la justice.
Attaque
de l’absolutisme ici.
- Le
muphti manie la peur, la menace et appelle à la délation (ce qui
est le propre d’un état totalitaire) :
x la
peur : l’imprimerie est décrite comme dangereuse :
« vertus dangereuses » l.20, « nous serions assez
malheureux » l.26, « pernicieux usage » l.4, « il
est à craindre » l.10
x la
menace : les contrevenants à la loi seront punis non seulement
par Dieu (« sous peine de damnation éternelle » l.29,
« anathématiser » l.6) mais aussi – et surtout !
par l’emprisonnement (« pieds et poings liés » l.42),
la torture (« infligé par nous tel châtiment qu’il nous
plaira » l.42), la mort (« ayant déjà tué quatre
personnes augustes » l.37)
x
incitation à la délation : « enjoignons à tous les
vrais croyants de dénoncer à notre officialité » l.32
- la
propagande et le mensonge sont explicitement utilisés contre le
peuple dans la 3è cause édictée : litote « du
merveilleux » l.15, pour parler de mensonges. L’Histoire
enseignée au peuple est donc mensongère, ce qui signifie qu’elle
n’est pas information (objective et neutre) mais propagande.
-
C’est l’État qui prétend s’occuper du bonheur individuel
des
sujets, ce
qui est encore le propre d’un gouvernement totalitaire :
« entretint la nation dans une heureuse stupidité »
l.15-16, « pour le bien de leurs âmes » l.28
-
Un
Etat qui refuse toute intrusion de l’extérieur, qui veut garder le
contrôle absolu sur son peuple :
x
l’adjectif « sain » dans « opposés à la saine
doctrine » l. 14 est emprunté au lexique médical et signifie
« qui ne présente pas d’altération, de contamination »,
ce qui implique l’idée d’une doctrine unique, donc d’une
idéologie (concept moderne, qui fait terriblement penser à
l’idéologie de la race pure) qui refuse toute intrusion
extérieure.
x
« contraire
aux droits de notre place » l.17-18 ou
« empêcher
qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée
ville impériale » l.35 et
« prévenir toute introduction de connaissances dans le pays »
l.40 développent
le même argument de refus de toute idée nouvelle, simplement parce
qu’elle vient de extérieure (et non pas de « notre place »,
c’est-à-dire de « notre pays »).
B.
Lutter
contre
le pouvoir de l'Eglise
-
Dénonciation de la loi
qui serait faite par des
dignitaires religieux : « mouphti », « cadis
et imams », « fakirs »
x
ils se placent au même niveau que Mahomet : deux COI placés
sur un même plan syntaxique dans « il a semblé bon à Mahomet
et à nous » l.6
x
ils s’appuient sur la religion (ils prétendent connaître la
pensée de Dieu) pour se donner de la légitimité : « ce
qu’à Dieu ne plaise » l.11-12, « les ordres de la
Providence » l.26-27
x
Les sujets eux-mêmes sont désignés par des termes religieux : «
à
tous les fidèles
», «
pour l’édification des fidèles
», «
à tous les vrais croyants
».
-
Voltaire
croit en la liberté de culte et
défend surtout le déisme (ou religion naturelle) :
x
c’est
grâce à l’instruction (notamment
philosophique)
que
les individus deviendrons « meilleurs » l.20,
non pas grâce à une quelconque religion.
x
Voltaire
ironise contre la religion qui dirige la conscience du peuple,
notamment dans la cause n°5 : le « nombre des pèlerins
de la Mecque » désigne indifféremment tous les fidèles qui
suivent une doctrine religieuse (et pas seulement les Musulmans), or
les philosophes, eux, prônent une foi individuelle et non affiliée
à une religion : « [Dieu] remplit tout de sa présence »
l.22-23 suggère l’idée implicite que Dieu n’est pas lié à un
endroit particulier (une église, une mosquée, la Mecque), mais
qu’il est partout, donc en chacun des hommes. L’intermédiaire de
la religion et des dignitaires religieux est de ce fait inutile,
voire nocive.
-
Il
prône l’usage de la raison, comme
tous les philosophes des Lumières :
x
il refuse la dictature de l’Église qui impose ses lois
x
il refuse la
superstition : dans
le texte, l’instruction
personnelle et la réflexion sont mises en opposition avec des
notions religieuses, comme
si Dieu lui-même exigeait la bêtise et l'ignorance du peuple :
« au
grand détriment du salut des âmes » l.23-24, « attentat
énorme contre les ordres de la Providence » l.27 (se rappeler
que la peste est considérée par la superstition comme un mal envoyé
par Dieu ou les dieux pour punir les hommes – voir Oedipe
Roi
de Sophocle ou « Les Animaux malades de la Peste » de La
Fontaine)
x
il croit au « génie » des hommes, et à leurs valeurs
humanistes (« élévation d’âme », « amour du
bien public », « équité », « amour de la
patrie »)
C.
Défendre l’idée de progrès, de culture et d’instruction
-
Voltaire
défend bien sûr la liberté d’expression :
x
L’imprimerie
est ici à voir comme une allégorie de la liberté d’expression.
Se rappeler que
son Dictionnaire
philosophique
vient d’être condamné en France.
x
les périphrases « misérables philosophes » et « auteurs
occidentaux » le désignent ironiquement comme
un ennemi de l’État.
-
Il a une vision très optimiste de l’instruction, dont il développe
les bienfaits :
x
la connaissances des « arts mécaniques » l.11 aboutirait
à une sorte d’altruisme social, comme le montre l’accumulation
de verbes à l’infinitif qui semblent découler logiquement les uns
des autres : « perfectionner les arts mécaniques »
donc « réveiller le génie » et « exciter [l’]
industrie » de l’agriculture et de la manufacture, donc
« augmenter les richesses », donc « inspirer […]
quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public ».
La logique de ce cercle vertueux est visible dans l’emploi des
connecteurs temporels : « à la longue » et « un
jour » (l.11 et 13).
x
l’apprentissage de l’Histoire permettrait de « rendre
justice » aux événements l.16 et donc de prôner « l’équité
et l’amour de la patrie ». L’emploi de termes moraux
(« bonnes » et « mauvaises » actions l.16-17)
accorde un pouvoir presque religieux à l’Histoire (c’est elle
qui nous enseigne ce qui est bien et ce qui est mal).
x
la culture et la connaissance sont envisagées comme des déclencheur
de la bonté humaine : métaphore des hommes « éclair[és] »
l.20 associée au lexique du Bien (« rendre meilleurs »,
« vertus »).
-
Il prône la diffusion des idées, principe cher aux philosophes des
Lumières (penser à l’Encyclopédie) : « facilité
de communiquer » l.8, « livres apportés d’Occident »
l.10, « les auteurs occidentaux » l.25 + toute la satire
à l’encontre de l’enfermement du pays sur lui-même.
-
Il
défend également les
progrès
en médecine, en faisant référence à une polémique qui secoue le
XVIIIè siècle, celle de l’inoculation pour soigner la variole (la
« petite vérole ») : effectivement,
plusieurs membres de l’Église refusent la technique moderne de
l’inoculation, avançant
l’argument qu’il ne faut pas aller contre les ordres de Dieu.
Dans ses Lettres
philosophique
(lettre XI), censurées,
Voltaire prône l’utilisation de l’inoculation contre la variole,
comme cela
se pratique
en Angleterre. Il
oppose ici la médecine (« auteurs occidentaux qui ont traité
des maladies contagieuses » l.25 et « médecin »
l.36) à la mort (« la peste » l.26, « tué quatre
personnes » l.37).
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