L.A
n°3 : Huxley, Le Meilleur des mondes
I. Un dialogue impossible entre deux
personnages opposés
A. Lenina :
l'incarnation de la réussite du système
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Elle incarne les valeurs du système :
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elle se rend dans des lieux décents, où il y a foule (et refuse la solitude amoureuse, qu'elle qualifie de « affreux endroit »)
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elle clame sa liberté : « je le suis, libre » l. 19
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elle incarne également une certaine « morale sexuelle » puisque ce monde exige et conditionne même à la liberté de mœurs : « d'un air qu'elle entendait charger de cajolerie aguichante et voluptueuse » l. 43-44. (cf chap. 3, Fanny reproche à Lenina de rester trop longtemps avec le même homme : « c'est si affreusement mal porté de se conduire comme ça avec un seul homme [...] Non vraiment, ça ne se fait pas).
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les raisons de cette réussite :
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elle connaît par cœur des dizaines de slogans de conditionnement ;
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elle mange des sundae au soma ;
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elle refuse de penser, semble même entretenir cette absence de réflexion : « déterminée à conserver intacte son incompréhension »
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conséquences : Lenina paraît heureuse :
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elle a de nombreuses amies (hyperbole l. 2),
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elle reprend à son compte le slogan hypnopédique « tout le monde est heureux à présent ! » l. 20
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elle se paye « du bon temps » l. 20
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elle incite Bernard à être heureux car le bonheur est offert : « pourquoi ne prenez-vous pas de soma quand il vous vient vos idées épouvantables » l.39-40.
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B. Bernard : l'exclu qui
s'exclut lui-même
(le conditionnement n'a pas une totale
emprise sur lui, puisqu'une rumeur évoque un accident pendant qu'il
était encore en éprouve : de l'alcool aurait été versé par
mégarde dans son sang. C'est pourquoi son physique ne correspond pas
à sa caste, et il se pose beaucoup trop de questions
existentielles).
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Il refuse les plaisirs et les valeurs de cette société : « il refusa » x 2 l. 1 et 3, il « repoussa » l.8.
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Il cherche à s'isoler : refuse de parler aux amies, il s'isole dans le propulseur au-dessus de la mer, il aurait préféré se promener au bord d'un lac (cf. chapeau)
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Il éprouve des sentiments négatifs : impatiemment l. 8 ; « état d'esprit misérable » l. 3, voire des sentiments violents : colère (« cria-t-il » l. 12).
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Il affiche une certaine indépendance d'esprit : il veut ne ressembler qu'à lui : « être moi-même […] et non un autre » l. 5 ; « désir d'être libre » l.16 répété l.21 « d'une manière qui vous soit propre […] pas à la manière de tous les autres » l.22. Il semble effrayé à l'idée de ressembler aux autres, de se dissoudre dans une pensée commune (voir la fin du chap. 5 : il ne réussit pas à « réaliser la communion de pensée » lors de l'Office de la Solidarité)
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Mais en réalité, cette recherche d'authenticité frise l'obstination, le refus de changer : il « demeura obstinément renfrogné » + il refuse « absolument » = description subtilement péjorative : Bernard ne cherche pas à changer les choses, il dit « non » à tout, mais sans proposer d'autre modèle. Il ne réussit pas à sortir du carcan de cette société [voir le lion de Nietzsche, nihilisme qui vient après le chameau (= acceptation des valeurs de la société) mais avant l'enfant (indépendance éclairée de l'esprit)].
C. Un dialogue
impossible
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Au début du texte, Bernard ne prend la parole que pour refuser d'être gai et expliquer son refus.
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Lenina semble toujours disposée à répondre et à être dans le dialogue, même si elle le fait de manière neutre : le seul verbe de parole utilisé pour elle est « dire », contrairement à Bernard qui crie ou qui rit.
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En réalité, elle ne sert que des réponses automatiques, des slogans qui ont remplacé sa pensée (marqués par entre guillemets).
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Bernard finit alors par rompre violemment cette parodie de dialogue avec Lenina : « taisez-vous ! » l.12
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Il reprend la conversation lorsqu'il se sent dans son élément, c'est-à-dire dans le tête-à-tête du propulseur ; chaque prise de parole s'organise autour d'une phrase interrogative, ayant pour objet des thèmes existentiels : la liberté (« vous n'avez pas le désir d'être libre, Lenina ? » l. 16 + « libre d'une autre manière » l.21) ; le bien-être dû au tête-à-tête amoureux l.27, la compréhension et l'empathie l.28.
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Il coupe court aux réponses automatiques de Lenina en l'enjoignant de penser par elle-même l.21 : « oui... mais n'éprouvez-vous pas … ? ».
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C'est Lenina, cette fois, qui se montre peu disposée à répondre : elle répète deux fois « je ne sais pas ce que vous voulez dire » (l. 17 et 23), et une fois « je ne comprends rien » l.29 et « ce que je comprends encore le moins ... » l.30. Lorsqu'on lui enlève la possibilité d'utiliser les slogans hypnopédiques, elle se montre incapable de parler. Le dialogue est donc impossible.
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L'ironie est le seul moyen d’expression de Bernard :
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Bernard n'est pas capable d'exprimer ce qu'il ressent confusément. En revanche, il peut nier ce qu'il voit, ce qu'il vit, ce que les autres pensent (il est dans une négation quasi systématique) : c'est une première phase de « libération » de l'esprit ;
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La deuxième phase, c'est la pratique de l'ironie, qui prend ses distances avec la réalité : « Il se mit à rire. - Oui, tout le monde est heureux à présent ! » l.20. Comble de la subversion (ou de la prise de conscience, c'est la même chose ici), cette ironie permet à Bernard de remettre en cause non seulement la véracité du slogan (lui-même n'est pas heureux), mais aussi les fondements de la pensée de Lenina.
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L'ironie des l. 8-9 (« une perle brillante de sagesse enseignée pendant le sommeil ») peut également être lue comme du discours indirect libre (= voix de Bernard, mêlée à celle du narrateur) : c'est d'ailleurs ces « perle[s] brillante[s] de sagesse » qui mettent Bernard hors de lui à la ligne suivante.
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Cependant, devant l'échec de ses insinuations et de l'expression de sa pensée, Bernard finit par laisser la parole à Lenina... (et par prendre du soma juste après notre extrait).
II. Une interrogation sur le bonheur
et la liberté / Dénoncer l’absence de liberté de penser / ...
A. Un langage vidé de son
sens
a)
les
phrases de propagandes...
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Les phrases toutes faites apprises pendant le sommeil ressemblent à des maximes (proverbes pleins de sagesse) au présent de vérité générale + pronoms généralisants (« vous », « on », « tout le monde »)
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Tout est fait pour qu'on s'en souvienne (technique de propagande) : énoncés structurés en deux « hémistiches » de même longueur (« un gramme à temps vous rend content » = 4/4 par exemple) ; rimes (« gramme / clame ») ; jeux de mots (« un centicube/ dix sentiments »).
b)
…
vident les mots de leur sens
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Les mots sont vidés de leur sens : le bonheur est confondu avec le plaisir, comme le rappelle Lenina l.17 : « me payer du bon temps » équivaut à être heureux pour elle. D'ailleurs, les slogans insistent sur la gaieté, les sentiments, le contentement, le bonheur, comme si tous ces termes étaient interchangeables.
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La liberté même ne signifie plus rien : Lenina évalue sa liberté en termes de loisirs l.17 (« Je le suis, libre. Libre de me payer du bon temps ») ; Bernard ne parvient pas à expliquer ce qu'il entend par ce mot : « être libre de quelque autre manière » l. 21
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En fait, les individus ne disposent pas de mots qui leur permettent de penser librement. Les termes des dialogues sont simples : le vocabulaire simple (et même simplifié) dont ils disposent réduit leur capacité de réflexion (voir le texte d’Orwell).
B. La victoire du matérialisme
sur la spiritualité : l'horreur du vide
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« Pour l'amour de Ford » l.12 : Ford remplace Dieu dans cette société qui a perdu la notion de transcendance, de mystère, de foi, de sacré : la science fait office de religion, la connaissance a remplacé la croyance.
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Tout est fait pour pour que les hommes s'occupent = « panem et circenses »:
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jeux sportifs : quart de finale du championnat féminin de lutte (humour ? absurdité de ce sport ?) ;
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nourriture sucrée : glaces, sundae à la framboise (en psychanalyse, l'aliment sucré = enfance) ; On se remplit symboliquement.
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sexualité l.35
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Lenina (donc la société conditionnée) a horreur du vide :
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son tête-à-tête romantique avec Bernard est pour elle un « affreux endroit » l.26
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elle a entraîné Bernard dans un lieu bruyant et bondé de monde (l.2)
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elle se remplit de glace au soma (elle mange même celui que Bernard refuse) l.14
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elle est paniquée lorsque Bernard la prive de son unique moyen de penser, les slogans : « oh, rentrons, Bernard, supplia-t-elle », juste après qu'il ait ironisé sur ses phrases hypnopédiques, l.23-24.
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elle prône l'oubli par le soma, comme refuge ultime contre les idées noires : « vous les oublieriez totalement » l.32
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C. Un message pessimiste :
le bonheur incompatible avec la liberté de penser
a) L'obligation de bonheur
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Les slogans clament le bonheur et l'absence de contrariété : « content » l.7, « sentiments » l.11, « mieux que le « zut » » l. 13, « heureux » l.18, comme si ces sentiments étaient socialement obligatoires.
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Lenina pousse Bernard à entrer dans le moule en étant heureux : « elle le pressait d'avaler [un sundae au soma] » l.4 ; chacune de ses prises de parole incite Bernard à prendre le soma : « gramme » l. 7, « centicube » l.10, « gramme » de nouveau l.13. Elle revient à la charge dans sa dernière prise de parole : « soma » l.31.
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Elle tente désespérément de faire bonne figure pour coller aux valeurs de la société, alors même qu'elle est inquiète : « et elle sourit, malgré toute l'inquiétude intriguée qu'on lisait dans ses yeux » l.33-34b) Un bonheur artificiel ?
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Lenina est un personnage étonnant : elle semble un pur produit du Meilleur des Mondes, et pourtant, elle est toujours sur le fil :
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d'abord elle est sortie trop longtemps avec le même homme (Henry, 4 mois !) ;
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ensuite, elle s'intéresse à Bernard alors qu'il est « bizarre » selon son amie Fanny ;
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surtout, elle paraît ici sciemment refuser de penser pour sauvegarder son bonheur : elle affirme « avec décision » ne rien comprendre à ce que dit Bernard, et se montre « déterminée à conserver intacte son incompréhension » (l.29-30), comme si cette incompréhension était une question de volonté de sa part. Comme si elle comprenait confusément que son bonheur dépendait de son absence de lucidité.
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Bernard souffre de sa solitude : Il est en décalage avec la société, en a conscience, et souhaite que Lenina le comprenne ; mais son mal-être est incommunicable. Il est donc enfermé dans une pensée qu'il ne sait pas nommer (parce qu'il n'a pas les mots), ce qui le rend malheureux. Cependant, il préfère ce malheur « lucide » à un bonheur factice : « je préfère être moi-même, dit-il, moi-même et désagréable » l.5.
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Huxley ne semble pas vraiment prendre parti, si ce n'est dans l'ironie marquée à l'endroit de Lenina. Mais Bernard n'est pas un personnage particulièrement sympathique, il est donc difficile de s'identifier à lui. Finalement, ici le message implicite est plutôt pessimiste : le bonheur et la liberté s'excluent mutuellement ; Lenina est heureuse, mais son bonheur n'est pas enviable pour le lecteur ; Bernard est malheureux, et sa condition n'est pas plus enviable que celle de Lenina.
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