mardi 11 octobre 2016

Oedipe, L.A n°2, Jouanneau, Sous l'oeil d'Oedipe

L.A n°2 : Sous l’œil d’œdipe, exposition (« La Malédiction »), la tirade de d'Euménide

« Je voulais décrire les traces aujourd’hui de ce mythe sans âge. Donner à entendre ses échos en nous, échos intimes et collectifs. La découverte du titre a été décisive : j’acceptai d’écrire sous l’œil d’Œdipe, mais pas sous celui de Sophocle ou d’Euripide. Ma liberté impliquait donc un acte symbolique, à la fois amoureux et sacrilège à leur égard. » (Entretien avec Jouanneau, Archives le Grand T, 2009)

Euménide = femme, « mi-humaine, mi-hirondelle », qui a le rôle du coryphée. N'existe pas chez Sophocle.

I. Un mythe sans cesse rejoué
a) Les éléments traditionnels conservés
b) Un tragique permanent
c) L'éternel retour et auto-dérision


II. Une réécriture qui interroge les enjeux du théâtre
a) modernité de l'écriture (syntaxe, formules et anachronismes)
b) démystification des héros
c) remise en cause de l'illusion théâtrale

I. Un mythe sans cesse rejoué
I. A. Les éléments traditionnels du mythe sont conservés
  • l.1« sombre histoire » : périphrase à valeur analeptique (= annonce la suite) ; implicite : tout le monde connaît déjà la tragédie.
  • l.2 « à vos côtés » : Euménide se présente comme un guide, une sorte de coryphée.
  • « se creuser le crâne » : syllepse (sens propre et sens figuré) enquête d’Œdipe pour retrouver le meurtrier de Laïos, mais aussi sens propre : se crever les yeux.
  • l.8 « Souillure suprême » : périphrase évitant de rappeler l'inceste et le parricide : déjà connu du spectateur ; Euménide déroule alors toute l'histoire des Labdacides l.8 à 13, (elle-même rapportée par Sophocle dans Oedipe-Roi, Œdipe à Colone et Antigone), au futur : l'exil d’Œdipe, expliqué par la périphrase très elliptique « l'adopté qui enfanta sa mère », l'énigme de la Sphinx, la bataille à mort d'Etéocle et Polynice, la mort d'Antigone.
  • « à l'étouffée » l.11, fait référence au fait qu'Antigone ait été emmurée vivante dans un trou.
  • « s'escrimer » : isotopie du combat qui rappelle le combat de Polynice et Etéocle mais aussi le couteau / l'épée avec lequel / laquelle Œdipe se crèvera les yeux (chez Jouanneau / chez Voltaire par exemple).
  • l.19, la mention des « deux fils fin prêts pour la relève » annonce leur futur combat à mort pour le pouvoir.
  • l.21, « Le Corps du roi » : anachronisme. Le titre du livre est chargé de sens : le corps fait référence aux pieds et aux yeux d’œdipe, mais également au fait qu'il ait engendré des enfants nés de l'inceste.
  • l.22, « le plus vieux des vieux thébains » : hyperbole tendant à présenter Cadmos comme le Sage de l'histoire, ce que confirme le fait qu'il ait « bât[i] la ville ». Se rappeler qu'il est l'arrière-arrière-grand-père d’Œdipe et qu'il a combattu et tué un dragon.
  • l.23, Euménide finit par le cadre spatial : « l'été » et « l'aube », qui renvoient symboliquement à la pleine lumière (l'été), donc peut-être au sommet de la gloire pour Oedipe ; et à la lumière naissante (l'aube), donc à la vérité qui va se faire jour.

I.B. Un tragique permanent
  • Champ lexical de l'obscurité : « sombre » l.1, « nuit » l.3, « soir » l.3, « noir » l.8 → mystère, mais aussi malheur, mal, tragédie, mort.
  • l. 3, « crever l'abcès » + « infectés » : référence à la maladie qui se serait déclarée « hier », cad dans un passé oublié. Maladie = allégorie du mal ; crever l'abcès signifierait donc faire cesser la malédiction qui pèse sur la famille des Labdacides.
  • Métaphore du bas, du trou : « se creuser le crâne » l.4 + « chutant » l.8 : référence à la tragédie.
  • Point commun entre les fils et Antigone : ils finissent tous par mourir.
  • l.14 métaphore : « vent mauvais », qui désigne la malédiction qui hante les Labdacides.
  • l.15, répétition de « vieux soir », puisque désormais, on connaît encore mieux l'histoire (la vieille histoire) qui vient d'être résumée.
  • l.17 « semer du caillou » et « déplacer de la pierre » : symbole de l'aridité du paysage, rien ne pousse hormis des cailloux (rappel : Thèbes se trouve en Grèce) ; symbole aussi de la permanence, rien ne bouge, rien ne change jamais → Euménide plante le décors, le même qu'il y a plus de vingt siècles, inchangé.
  • Deuxième interprétation : Cadmos, aïeul d’Œdipe et fondateur de Thèbes, a semé des dents de dragon, desquelles sont sortis des soldats ; Cadmos a jeté une pierre entre eux, ils se sont entre-tués, s'accusant mutuellement de l'avoir lancée. Seuls cinq d'entre eux ont survécus et ont alors aidé Cadmos à construire la ville → ilo faut éviter de faire comme Cadmos pour ne pas subir la malédiction des dieux.
  • « pour appui » l.20 : signe de la future déchéance du roi, de son exil en appui sur l'épaule d'Antigone. Comme s'il était déjà sur le point de tomber.
  • l.20 et 21, « lisant » et « attendant » : deux gérondifs marquant le temps suspendu, comme si l'action n'avait pas encore commencé, et l'on imagine les acteurs immobiles pendant cette déclamation d'Euménide. La tragédie est en suspens, elle n'a pas encore commencé.
  • l.24, « le voilà qui arrive » : présentatif et verbe inchoatif (= qui déclenche une action) au présent marquent le début de l'action, l'envoi : la tragédie est désormais en marche.

I.C. L'éternel retour et l'auto-dérision
  • l.13, confirmation de la répétition de l'histoire : adverbes « Oui » et « encore » + « et demain » + répétitions de « et », de « sera », de « tant » → récit cyclique, qui se répète inlassablement, selon le concept nietzschéen de l'éternel retour. Comme un engrenage dont on ne peut se sortir.
  • l.23 : « été » et « aube » font référence au cycle des saisons, à l'éternel retour des saisons. 
  • « ré-entendre », « réinventer », « retrouver » (l.1-2) : : ré-écriture, histoire censée être connue déjà, sous-entendu : donc ce n'est pas une énième adaptation, mais une re-création.
  • l.2 « retrouver les fragments d'oubli » : trois sens possibles : à la fois reconstituer une histoire qui existe depuis l'Antiquité, à la fois reconstruire le passé d’œdipe, mais également reconstituer notre propre passé psychanalytique (complexe d’œdipe) → la « nuit lointaine » : métaphore désignant la nuit des temps (« depuis la nuit des temps »…) ou le passé oublié d’œdipe, ou encore le nôtre.
  • l. 3 et 4 Répétition de « vieux » (« un vieux soir », « son vieux grec » = vieille histoire maintes fois entendue = humour : que font ici les spectateurs qui connaissent déjà cette histoire ?
  • Énumération des raisons qui font qu'on ne devrait pas venir au spectacle se soir : 1) on est mal installés (assis « coude à coude » l.7), 2) on connaît l'histoire « se faire durcir l'oreille » l.7, c'est une histoire sordide (« estropié », « souillure suprême » l.7 et 8) → auto-dérision
  • L'humour : « vont devoir » l.9 → comme si ça leur était imposé ; « se la rejouer » l.9-10 : syllepse signifiant à la fois rejouer un rôle, une pièce (référence au spectacle) mais aussi jouer une bataille (encore un double sens : la bataille étant un jeu de carte).
  • Suggère une pièce que l'on rejouera chaque soir à différents endroits (l.13).

II. Une réécriture qui interroge les enjeux du théâtre
II.A. Une écriture moderne
  • Phrases elliptiques, énigmatiques : symbolisent l'énigme à résoudre ?
  • Écriture elliptiques, très oralisée
  • l.1 « la ré-entendre la sombre histoire » : reprise anaphorique du COD = langage courant, voire familier
  • l.4 « possible que » : tournure elliptique, familière
  • l.4 « y perde son vieux Grec» : humour (se rappeler que le mythe d’œdipe nous vient de la Grèce) // y perdre son Français ; référence au fait que la pièce soit réécrite en Français.
  • « se crever le crâne à la Yorick » l.4-5 : Anachronisme et humour noir. Yorick, dans Hamlet de Shakespeare, apparaît sous la forme d'un crâne exhumé qu'Hamlet tient entre ses mains. Yorick était un bouffon. Il se creusait le crâne pour trouver ses plaisanteries et jeux de mots, mais il n'est connu que sous forme d'un crâne, inspirant une réflexion sur la mort. → « on sait trop où ça mène » = à la mort ; complicité avec le spectateur qui doit déjà connaître la tragédie.
  • Gradation dans l'humour noir avec l'histoire d'Antigone (l.11-12) : langage très relâché (article au prénom, sujet rejeté en fin de proposition, « après que » suivi d'un infinitif)
  • l.14 métaphore empruntée à Verlaine (anachronisme)
  • l'adverbe adjectivé « presque » est incorrect l. 20 (« un presque trône »), il appartient au langage oral, ce qui d'emblée ruine le symbole du trône.
  • « lisant un livre » l.20-21 : anachronisme (les livres n'existaient pas encore).

II.B. Démystification des héros
  • « le tout premier estropié »l.7 : périphrase désignant Œdipe, dont le nom n'est toujours pas prononcé = humour car décalage avec la notion de héros tragique, Œdipe réduit à un estropié qui ne tirerait sa gloire que du fait qu'il ait été le premier estropié de l'Histoire.
  • l.10-11 « cadavres offerts au soleil » : comme s'il s'agissait d'une récompense à l'issue de la bataille. On pourrait imaginer deux corps bronzant au soleil, ce qui met à distance l'horreur de la situation. Démythification des deux frères, réduits à l'état de joueurs de cartes, salariés devant travailler de manière répétitive, cadavres.
  • métaphore filée faisant d'Antigone un plat (« à l'étouffée », « cuisinée ») l.11-12
  • l.11-12 pointe de mépris dans le fait qu'elle ait contribué elle-même à sa perte (tournure pronominale « s'être cuisinée » renforcée par le groupe adjectival « toute seule »).
  • « un presque trône » l.20 : confirme l'image égratignée du héros ; NB : dans la mise en scène de Jouanneau, le trône est effectivement une malle recouverte de papier d'argent déchiré et qui commence à partie en lambeaux.
  • l.19, le terme « clan » est connoté péjorativement, comme un groupe fermé, rappelant encore l'inceste qui referme une famille sur elle-même.
  • l.19, les deux fils sont décrits ironiquement dans un paradoxe dépréciatifs : « occupés à ne rien faire ».
  • l.19-20, « le père » donne à Œdipe une dimension patriarcale, ce que confirme l'adjectif « dynastique » l.20 ; cet adjectif en hypallage (un clan peut être dynastique, pas un homme) introduit une note ironique dans la description d’œdipe : l'énumération « dynastique, œil de glace, beau avec des stigmates » nous présente un roi digne, héroïque, presque insensible avec son regard glacial… mais la mention de l’œil annonce l'automutilation du personnage, et les « stigmates » rappellent la déformation de ses pieds : l'héroïsme est donc discrètement mis à mal.
  • « sans patience aucune » l.21-22 : faille dans l'héroïsme présupposé d’œdipe, puisqu'il apparaît comme impatient, ce que renforce l'adjectif post-posé « aucune ». Démythification d’œdipe.
  • « mémoire trouble du peuple » l.23 jette un doute dans l'esprit du spectateur : trouble pouvant signifier une mémoire défaillante (troubles de la mémoire) ou un passé douteux, suspect. La post-position de l'adjectif ferait plutôt pencher pour la 2ème hypothèse. Lui aussi serait donc démythifié.

II.C. Remise en cause de l'illusion théâtrale
  • l.1 : « vous » : brise l'illusion théâtrale (= 4ème mur)
  • l.1 « Vous… et moi » : distinction entre Euménide, personnage de l'histoire, intemporelle (« de toujours ») et le spectateur, nécessairement passager.
  • l.3 « mots » homophone de « maux » → référence à la psychanalyse, censée « crever l'abcès » grâce à la parole : le spectateur est un Œdipe qui vient écouter sa propre histoire pour s'en dégager.
  • l.5 « Jolie Carole enfilant sa robe » : spectatrice imaginaire se préparant à aller au théâtre, mais connaissant déjà l'histoire. Met en abyme notre propre regard de spectateur, nous représente.
  • Cette spectatrice fictive incarne la joie et la vie « aimerait mieux […] danser ».
  • l.10 « devant témoins » : clin d’œil aux spectateurs qui constituent ces témoins.
  • Le déictique « ici » (l.15) est d'emblée nié par l'indication spatiale « un peu à l'écart de Thèbes » : Euménide reconstruit l'illusion théâtrale, puisque la réalité du spectateur est remplacée par le cadre de l'histoire.
  • « les mots » + « dire » l.15-16 : poids de la parole → c'est elle qui entraînera la chute d’œdipe, mais c'est également elle qui constitue la matière du spectacle, ou le vecteur de la guérison chez le psychanalyste. Les mots deviennent des acteurs du destin à part entière, comme s'ils étaient indépendants du personnage qui les prononce ; ils sont comme l'essence de la tragédie.
  • l.15, « ce » démonstratif qui précède « vieux soir » : déictique, qui désigne le soir où nous nous trouvons, nous, spectateurs, maintenant. À associer à « aujourd'hui » l.13 et « ici », également déictiques : Euménide et les spectateurs (nous), partagent la même situation d'énonciation, ce qui contribue à actualiser le mythe.
  • « Prière » l.16 : adresse universelle, aussi bien aux spectateurs qu'aux voyageurs.
  • l.17-18, la justification de cette étrange prière vient ensuite, introduite par la conjonction « sinon », créant un effet d'attente : la perte du chemin, métaphore du fil de la vie ? Du destin ? Le « bord du monde » et « nulle part », serait-ce la mort ? L'inconnu, le mystère, l'énigme ?
  • « le dieu interposé » l.16 : Euménide ? L'auteur de la pièce ?
  • l.17 dernière interprétation : l'auteur prie ses spectateurs de ne pas lui jeter la « pierre » ni « semer » la discorde, mais d'assister de manière bienveillante à son spectacle.
  • l.17-18 : la perte du chemin, symbole de l'intrigue de la pièce ? Le mépris, puis l'oubli dans lequel risquerait de tomber l'auteur ? La phrase demeure elle-même énigmatique.
  • « À vos pieds » l.18 : adresse aux spectateurs
  • « là » l.18 : déictique qui rend le spectateur témoin direct de l'histoire en train de se dérouler.
  • « Œdipe » l.18 : première fois que le nom est prononcé. Or « Œdipe » signifie « qui a les pieds enflés » → lien entre les pieds du spectateur et ceux d’œdipe, comme si le spectateur lui-même pouvait être cet Œdipe, comme si cette histoire était la sienne → sens psychanalytique, le spectateur a vécu lui aussi « son Œdipe ». D'ailleurs, « Œdipe » est précédé d'un article (comme Antigone précédemment) → presque une antonomase faisant de ce personnage un concept, celui du concept d’œdipe.
  • l.21 : On pourrait appliquer les réflexions de Michon, à propos de Beckett, à Œdipe : héros d'un mythe universel, et Œdipe incarné dans la pièce par un acteur particulier, qui ne correspond peut-être pas à la représentation mentale que l'on s'en faisait → inspire une réflexion sur l'intérêt de cette énième réécriture : quelle représentation l'auteur nous propose-t-il ?
  • Elément de réponse ? Voir la note optimiste (humaniste) l.12-13 : « des huit merveilles du monde, la plus belle est restée l'homme ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire