L.A
Montesquieu, les Lettres persanes,
lettre 14
Biographie
de Montesquieu : incontournable !
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Son nom = Charles de Secondat, baron de la Brède (près de Bordeaux)
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Né en 1689.
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Etudes de droit, devient avocat puis conseiller au parlement de Bordeaux puis hérite d'une charge de « Président à mortier » du Parlement de Bordeaux (= fonction la plus élevée dans la Justice), ainsi que d'une grosse fortune. Il vendra sa charge 9 ans plus tard.
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Se marie avec une Protestante (important, car la Révocation de l'Edit de Nantes a interdit le culte protestant)
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Publie les Lettres persanes à Amsterdam en 1721, à 32 ans. Cet ouvrage est interdit en France l'année suivante.
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De ses 40 à 42 ans, il voyage dans toute l'Europe occidentale pour étudier les systèmes politiques. Il admire particulièrement la liberté politique anglaise.
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Il publie divers ouvrages, certains légers, d'autres plus sérieux. Il publie surtout en 1748 de manière anonyme et à Genève, sa grande œuvre, De l'esprit des lois : cette oeuvre pose les fondements de la démocratie actuelle, avec la séparation des trois pouvoirs (judiciaire, exécutif, législatif).
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Il meurt en 1755.
L'apologue
des Troglodytes occupe quatre lettres au total, il se situe vers le
début des Lettres persanes. A l'origine, c'est Mirza, resté
en Perse, qui interrogeait son ami, le sage Usbek, parti en voyage en
Europe : la pratique de la vertu est-elle la voie du bonheur ?
Usbek répond par un « morceau d'histoire », en réalité,
une fiction mettant en scène la société des Troglodytes. Cette
société a d'abord péri de sa propre barbarie, puis s'est régénérée
grâce à la vertu exceptionnelle de deux de ses membres. Elle a
ensuite prospéré sur la base de cette vertu. La lettre 14 termine
l'apologue. Elle évoque le renoncement à la liberté pour échapper
au poids de cette vertu. Un vieillard exprime sa tristesse et sa
colère à ce propos.
Problématiques
possibles :
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En quoi ce texte est-il un apologue ?
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Que dénonce ce texte et comment ?
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Comment ce texte illustre-t-il une servitude volontaire ?
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Quelle est la stratégie argumentative du vieillard pour défendre la démocratie ?
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Quel message Montesquieu fait-il passer à travers cet apologue ?
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Un apologue qui joue sur les émotions
A.
Un récit fortement dramatisé (théâtralisé)
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Aucune marque de la lettre, si ce n’est dans l’ouverture et la clôture (« Usbek au même » et « d’Erzeron, etc. » -> l’échange épistolaire n’est qu’un moyen détourné d’aborder des sujets sensibles, comme ici, celui de la démocratie [rappel : on est sous la Régence du Duc d’Orléans]
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Le 1er paragraphe ancre dans le récit grâce aux temps du récit : imparfait et passé simple
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Personnages stéréotypés, comme dans les contes : « Troglodytes », « un vieillard vénérable », « un roi »
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L’essentiel du texte est constitué par la prise de parole du Vieillard (l.5 à 23) : « je » / « vous », interrompu par quelques incises : « à ces mots, il se mit… » l. 9-10 ; « puis il s’écria d’une voix sévère » l. 10 ; « il s’arrêta un moment… » l. 17. => mise en scène du discours, comme s’il était théâtralisé par des didascalies.
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Ces « didascalies » maintiennent la tension et structurent les registres du discours (pathétique, polémique, tragique) ; voir I c.
- La gestuelle du vieillard est elle-même théâtralisée : hyperboles "torrents de larmes", , "ses larmes coulèrent plus que jamais"
- Pastiche de la tirade pathétique de Don Diègue dans le Cid de Corneille (XVIIè siècle) : « ô rage : ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! / Que n’ai-je tant vécu que pour cette infamie ! » = souligne l'aspect théâtral du discours et de vieillard.
B.
Le vieillard incarne la figure du sage
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Figure-type du vieux sage : « un vieillard vénérable » l.3, caractérisé avant même qu’on le désigne, par le superlatif « le plus juste » l. 2.
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Sa sagesse, fait l’unanimité, puisque pronom « tous » dans l’expression : « ils jetèrent tous les yeux sur [lui] » l. 3
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Zeugme qui insiste sur l’étendue de cette sagesse : « vénérable par son âge et par une longue vertu » l. 3 (rappel : le zeugme consiste à lier deux éléments très différents, souvent un concret et un abstrait, à un même mot ; ici, « âge » et « vertu » liés à « vénérable »).
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C.L de la sagesse pour le qualifier : « le plus juste », « vénérable », « longue vertu ».
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Il se singularise par son isolement : alors que « tous » se retrouvent en « assemblée », lui seul « s’était retiré dans sa maison » = esprit critique.
C.
Il joue de la persuasion pour faire adhérer à sa cause
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Registre pathétique particulièrement efficace (« douleur », « larmes », « malheureux jour », « cœur serré de tristesse ») accentué par des tournures hyperboliques (« torrent de larmes », l.10-11, « je mourrai de douleur » l. 8, « mon sang est glacé dans mes veines » l. 21) et des exclamations.
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Apostrophes lyriques : « « ô Troglodytes » l.11 et 20.
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Nombreuses questions rhétoriques qui mettent les Troglodytes en accusation : « comment ai-je tant vécu ? », « comment se peut-il … ? », etc. Le vieillard passe donc du pathétique au polémique (changement d’étapes dans le discours marquées par les incises) :
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Polémique avec le changement de ton : « d’une voix sévère », « s’écria » l. 10
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Accusation : le vieillard reprend très exactement l’accusation de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire : reproche au peuple de vouloir « être soumis à un prince » l. 14 pour satisfaire leur « ambition », leur désir de « richesses » et de « volupté » l. 15-16. Ce C.L des vices est accentué par le qualificatif péjoratif « lâche » l. 16.
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Accusation martelée par des « vous » répétés.
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Le Vieillard termine son discours sur une tonalité tragique : évocation de sa mort prochaine (« je suis à la fin de mes jours » ; « je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux » l. 21) ; terreur (« mon sang est glacé dans mes veines ») ; lutte contre une puissance (les « députés » qui représentent le peuple) : verbes d’obligation « pourquoi voulez-vous » ; « que je sois obligé ».
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Pour défendre un idéal de liberté politique
A.
Le vieillard tient également un raisonnement rigoureux
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Il suit les étapes de la rhétorique classique (idem que chez La Boétie) :
Exorde
l. 5 à 10 : capte l'attention de
l'auditoire par une invocation à Dieu : surprend les députés
qui pensaient probablement qu’il serait d’accord.
Narration
= Constat (« votre vertu commence à vous peser » (l. 10
à 13)
Confirmation
= argumentation (l.13 à 21)
Péroraison
= conclusion (l. 21 à 24)
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Il expose sa thèse d’emblée : « que je fasse ce tort aux Troglodytes » l. 6 = réprouve la demande des députés.
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Il organise sa réponse autour de connecteurs soulignant cette opposition de point de vue : « mais » l. 8 puis 13 ; « sans cela » l. 12 : il met en balance la thèse des Troglodytes (le faire roi) et son idée (ils doivent vivre libres).
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Cette opposition est marquée par l’antithèse : « avoir vu en naissant les Troglodytes libre » / « les voir aujourd’hui assujettis » l. 8-9.
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Il analyse la position de ses interlocuteurs (l. 11 à 17) :
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Commence par une constatation au présent : « votre vertu
commence à vous peser » l. 11 ; puis il explique cette
constatation par une énumération de causes :
1)
la vertu est une nécessité (« il faut que vous soyez
vertueux » l.12) ; pour prouver cette nécessité, le Vieillard utilise un argument par hypothèse : il évoque au conditionnel les conséquences de l’absence de vertu
(« vous ne sauriez subsister », « vous tomberiez
dans le malheur » l. 13-14) / ou argument par analogie
2)
la pratique de la vertu est difficile (« mais ce joug vous
paraît trop dur » l. 13-14) ; le Vieillard fait une
équivalence entre « joug » et « vertu »,
exprimant ainsi la vision des Troglodytes : la « vertu-joug »
empêche les plaisirs amoraux (ambition, richesse, volupté)
3)
le joug de la loi est plus large que celui de la vertu puisque les
« lois » sont « moins rigides que vos mœurs » :
elles empêchent uniquement de « tomber dans les grands
crimes » l. 16.
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Par conséquent, les Troglodytes préfèrent « être soumis à
un prince » l.14.
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Il termine sur un argument d'autorité : « vos sacrés
aïeux » l.21
Le
Vieillard joue donc sur l’opposition vertu/loi pour déterminer les
types de gouvernement : le gouvernement de la vertu individuelle
s’apparente à la démocratie ; le gouvernement par la loi
s’apparente à la monarchie.
B.
Il rejette les raisons qui poussent à choisir la monarchie absolue
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Au départ, le choix des Troglodytes paraît judicieux et sage :
« il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus
juste » ; la manière dont ils procèdent paraît
également démocratique : ils s'organisent en « assemblée »
et désignent des « députés » pour aller parler au
vieillard.
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Mais le Vieillard déconstruit nos illusions (et celles des
Troglodytes, puisque le « vous » s'adresse autant aux
Troglodytes qu'à nous lecteurs) en mettant en exergue les vices sur
lesquels est construite la monarchie, outre l'absence de liberté :
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C.L de la privation de liberté : « assujettis » (à un roi) l. 9, « être soumis » et « obéir » (à un roi) l.14, « commande » l. 18 puis l.19 (« je » = le vieillard = le roi)
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Le choix de ce gouvernement est les vices des hommes : ambition orgueilleuse ("contenter votre ambition" l.16), avidité ("acquérir des richesses" l.16), paresse ("languir dans une lâche volupté" l.16).
- énumération qui se termine sur un constat terrible : « vous n'aurez pas besoin de la vertu » l. 17. La monarchie est donc liée à l'immoralité.
C.
Mais la leçon du texte reste ambiguë
- Il s'agit d'un apologue ("Troglodytes" est un peuple fictif ici), écrit dans des lettres fictives (Usbek et Mirza), par un auteur anonyme = l'aspect fictif est exhibé. Il ne faut pas que l'on croie à cette histoire.
- Le vieillard est théâtral, comme pour insister sur l'aspect fictif de son discours
- Le Vieillard défend une sorte d’anarchie fondée sur la vertu naturelle :
- il refuse l'idée qu'on puisse imposer quoique ce soit à un Troglodyte : question rhétorique « comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? » l. 18
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il refuse encore plus l'idée qu'on puisse imposer la vertu : autre question rhétorique « Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande ? » l. 19
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il croit en l'inclination naturelle des hommes pour la vertu (c'est ce qu'on appelle le « mythe du bon sauvage » ; en cela, le Vieillard rejoint les contemporains de Montesquieu : Rousseau et Diderot) : « lui qui la ferait tout de même sans moi, par le seul penchant de la nature ? » → Montesquieu n'y croit pas vraiment lui-même.
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Montesquieu ne paraît pas partager tout à fait les idées de son
Vieillard, il croit en une monarchie parlementaire :
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Le Vieillard n’est pas parfait puisqu’il pratique une sorte de chantage affectif → comment pourrait-il être le plus juste des hommes ? C’est utopiste de croire qu’un homme, même le plus juste, puisse être un roi parfait.
- Montesquieu ne semble pas opposé à une monarchie parlementaire, comme le suggère le 1er paragraphe avec le C.L de la démocratie : « assemblée », les « députés », « choisir », « choix ».
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