La portière s'ouvrit avec fracas; l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres: il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d'ombres; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. A un moment donné ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement: «Quel âge? En bonne santé ou malade?» et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.
Tout baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d'apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages: ils lui dirent «bagages, après»; un autre ne voulait pas quitter sa femme: ils lui dirent «après, de nouveau ensemble»; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants: ils leur dirent «bon, bon, rester avec enfants». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son travail de tous les jours; mais comme Renzo s'attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure ils l'envoyèrent rouler à terre: c'était leur travail de tous les jours.
En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides, Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir: la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite: on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp; les autres finissaient à la chambre à gaz.
Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant, était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand «dégénéré» avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.
Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.
Au signal de la cloche, on a entendu la rumeur du camp qui s'éveille dans l'obscurité. D'un seul coup, l'eau jaillit des conduites, bouillante: cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes (les barbiers de tout à l'heure, peut-être) font irruption et, tout trempés et fumants, nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce glacée qui se trouve à côté; là, d'autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelle de bois; en moins de temps qu'il n'en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l'aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu'à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller.
Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n'y a pas de miroir, mais notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir.
Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Nous
savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il
est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même
toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus
anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui
nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants
possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un
être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les
membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en
être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par
d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur
nos souvenirs et les font revivre.
Qu’on
imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il
aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout
enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un
homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout
discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas
rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un
homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger,
sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au
plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du
terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons
par l’expression « toucher le fond ».Doc C : Lanzmann, Shoah (film de témoignages)
Tout
d'abord, quand on construisait le camp,
il
y avait des ordres criés en Allemand,
il
y avait des cris,
il
y avait des Juifs qui travaillaient en courant,
il
y avait des coups de feu,
mais
là, il y avait ce silence,
il
n'y avait pas de commandos de travail,
un
silence vraiment idéal.
Il
y avait quarante wagons qui sont arrivés, et puis rien,
alors
c'était quelque chose de très étrange.
C'est
le silence qui leur a fait comprendre?
C'est
ça. Oui
Est-ce
qu'il peut décrire ce silence?
C'était
un silence...
Rien
ne se passait à l'intérieur du camp,
on
ne voyait rien, on n'entendait rien,
aucun
mouvement.
Alors
là ils ont commencé à se demander :
« Ces
Juifs, où est-ce qu'on les a mis ? »
Filip
Müller (survivant du camp et membre des Sonderkommandos ou unités
spéciales)
…………………………………………………………………..
Dans
le bloc 11, à Auschwitz 1, dans la cellule n° 13
était
détenu le commando spécial.
Cette
cellule était souterraine, isolée ;
nous
étions désormais des « porteurs de secret »,
des
morts en sursis.
Nous
ne devions parler à personne,
n'entrer
en contact avec aucun prisonnier.
Même
pas avec les SS.
Sauf
avec ceux qui étaient chargés de l'« Aktion ».
Il
y avait une fenêtre,
on
entendait ce qui se passait dans la cour.
Les
exécutions, les cris des suppliciés, les hurlements.
Mais
nous ne pouvions pas voir.
Cela
a duré ainsi quelques jours.
Une
nuit survint un SS de la section politique.
Il
était environ quatre heures du matin.
Le
camp était encore endormi, tout dormait dans le camp.
Pas
un bruit dans le camp.
Une
fois encore on nous a fait sortir de notre cellule et on nous a
conduits au crématoire.
Et
là j'ai vu pour la première fois
comment
les choses se passaient avec les vivants.
On
nous a alignés contre un mur, avec l'ordre formel de ne parler à
personne.
Et
soudain la porte en bois de la cour du crématoire s'est ouverte sur
un cortège de deux cent cinquante à trois cents personnes, des gens
âgés, des femmes.
Ils
portaient des sacs... l'étoile de David.
Malgré
la distance, j'ai compris
qu'il
s'agissait de Juifs polonais,
originaires
probablement de haute Silésie,
du
ghetto de Sosnowitz, à environ trente kilomètres d'Auschwitz.
J'attrapais
au vol certaines de leurs paroles.
J'entendais
fachowitz...
ce
qui signifie « travailleur qualifié ».
Et
aussi « Malach-ha-Mawis...
En
yiddish, c'est l'« ange de la Mort »,
harginnen
: «on va nous tuer ».
Et
par ces mots que je saisissais,
je
comprenais clairement quel combat se livrait en eux.
Tantôt
ils parlaient de travail,
peut-être
espéraient-ils encore...
tantôt
ils évoquaient Malach-ha-Mawis, l'ange de la Mort
La
confrontation des mots traduisait celle des sentiments.
Soudain
un silence pétrifia
le
groupe assemblé dans la cour du crématoire.
Et
tous les regards convergèrent
vers
le toit plat du bâtiment
Et
qui se trouvait là ?
Aumeyer,
le SS,
Grabner
le chef de la section politique,
et
l'Untersturmfübrer Hössler.
Alors
Aumeyer prit la parole :
«
Vous êtes venus ici pour travailler
pour
nos soldats qui se battent au front.
Et
pour ceux qui travailleront, tout ira bien. »
Il
était visible que les gens reprenaient un peu espoir.
Cela
se sentait très nettement.
Les
bourreaux avaient passé le premier obstacle.
Alors
Grabner parla à son tour :
«
Il nous faut des maçons, il nous faut des électriciens.
Il
nous faut tous les métiers. »
Et
puis Hössler relaya Grabner.
Du
doigt, il désigne, dans la foule, un petit homme.
Je
le vois encore aujourd'hui.
«
Quel est votre métier ? »
L'homme
dit :
«
Monsieur l'officier, je suis tailleur.
-
Vous êtes tailleur ? Quoi, comme tailleur?
-
Pour hommes. Non, pour hommes et pour femmes aussi.
-
Formidable ! Il nous faut des gens comme ça dans nos
ateliers
! »
Et
alors il interroge une femme :
«
Quel est votre métier ?
-
Infirmière.
-
Bravo ! Nous avons besoin d'infirmières dans nos
hôpitaux,
pour nos soldats.
Nous
avons besoin de vous tous. Mais d'abord, déshabillez-vous
vous
devez. passer à la désinfection.
Votre
santé nous importe. »
J'ai
vu qu'ils semblaient plus tranquilles,
rassérénés
par ce qui leur avait été dit,
et
ils ont commencé à se dévêtir.
Même
s'ils doutaient...
Qui
veut vivre est condamné à l'espoir.
Les
vêtements étaient restés dans la cour
Partout,
éparpillés.
Aumeyer
rayonnait, très fier de la façon
dont
il avait procédé.
Il
se retourna vers quelques-uns de ses SS et leur dit.
«
Voilà la méthode ! Faites ainsi ! »
Par
ce subterfuge,
un
véritable saut qualitatif avait été accompli
on
pouvait désormais utiliser les vêtements.
Raul
Hilberg, historien (Burlington. États-Unis)
Doc D : Hoess, Mémoires : Le Commandant d'Auschwitz parle, extraits
L'obéissance
aveugle au Führer :
« Le
jour de la déclaration de guerre, Eicke*
prononça un discours [...]. Chaque SS devait désormais oublier sa
vie précédente et engager son existence entière. Il devait
considérer chaque ordre comme sacré et l’exécuter sans
hésitation, même si cela lui paraissait pénible. Le Reichsführer
des SS, nous dit-il, exigeait de chacun des Führer qui lui étaient
subordonnés le sacrifice total de sa personnalité dans
l’accomplissement de son devoir à l’égard de la nation et de la
patrie. »
*
Eicke : Organisateur et inspecteur général des camps de
concentration
« Selon
la volonté d’Himmler, Auschwitz était destiné à devenir le plus
grand camp d’extermination de toute l’histoire de l’humanité.
Au cours de l’été 1941, lorsqu’il me donna personnellement
l’ordre de préparer à Auschwitz une installation destinée à
l’extermination en masse et me chargea moi-même de cette
opération, je ne pouvais me faire la moindre idée de l’envergure
de cette entreprise et de l’effet qu’elle produirait.
Il
y avait certes, dans cet ordre quelque chose de monstrueux qui
surpassait de loin les mesures précédentes. Mais les arguments
qu’il me présenta me firent paraître ses instructions
parfaitement justifiées. Je n’avais pas à réfléchir ;
j’avais à exécuter la consigne. Mon horizon n’était pas
suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement
personnel sur la nécessité d’exterminer tous les Juifs.
Du
moment que le Führer lui-même s’était décidé à une « solution
finale du problème juif », un membre chevronné du parti
national-socialiste n’avait pas de question à se poser, surtout
lorsqu’il était un officier SS. « Führer, ordonne, nous te
suivons » signifiait pour nous beaucoup plus qu’une simple
formule, qu’un slogan. Pour nous, ces paroles avaient valeur
d’engagement solennel.
Après
mon arrestation, on m’a fait remarquer à maintes reprises que
j’aurais pu me refuser à l’exécution de cet ordre ou même, le
cas échéant, abattre Himmler. Je ne crois pas qu’une idée
semblable ait pu effleurer l’esprit d’un seul parmi les milliers
d’officiers SS. C’était une chose impossible, impensable. Il y a
eu certes beaucoup de cas où des officiers SS ont critiqué tel
ordre particulièrement sévère d’Himmler ; ils ont protesté,
grogné, mais il n’y a pas un seul cas où ils se soient refusés à
obéir. »
La
technique du gazage : « C’est dans les
cellules d’arrestation du bloc 11 qu’on procédait à la mise à
mort des prisonniers au moyen des gaz. Protégé par un masque à
gaz, j’y ai assisté moi-même. L’entassement dans les cellules
était tel que la mort frappait la victime immédiatement après la
pénétration des gaz. Un cri très bref presque étouffé, et tout
était fini. »
« Les
Juifs destinés à l’extermination, hommes et femmes, étaient
conduits séparément vers les crématoires dans un calme aussi
complet que possible. Dans la pièce destinée au déshabillage, les
détenus du commando spécial qui y étaient employés leur
expliquaient, dans leur propre langue, qu’on les avait amenés ici
pour les doucher et les épouiller ; ils les invitaient à bien
ranger leurs vêtements et surtout à bien marquer leur place afin de
pouvoir rapidement reprendre leurs effets à la sortie. Les détenus
du commando avaient eux-mêmes le plus grand intérêt à ce que
l’opération se poursuivît rapidement, calmement et sans heurt.
Après s’être déshabillés, les Juifs entraient dans la chambre à
gaz ; celle-ci était munie de douches et de conduites d’eau,
ce qui donnait effectivement l’impression d’une salle de bains.
Les femmes entraient les premières avec leurs enfants ; elles
étaient suivies par les hommes qui se trouvaient toujours en
minorité. Presque toujours tout se passait dans le calme, parce que
les détenus du commando spécial faisaient tout pour dissiper les
angoisses de ceux qui avaient peur ou qui se doutaient de quelque
chose. D’ailleurs, ces détenus et un SS restaient toujours
jusqu’au dernier moment dans la chambre à gaz.
Là-dessus,
on verrouillait rapidement la porte et les « infirmiers
désinfecteurs », déjà alertés, laissaient immé-diatement
pénétrer les gaz par les lucarnes à travers le plafond. Les boîtes
contenant les gaz étaient jetées par terre et les gaz se
répandaient immédiatement. À travers le trou de la serrure de la
porte on pouvait voir que ceux qui se trouvaient le plus près de la
boîte tombaient raides morts. On peut affirmer que pour un tiers des
enfermés la mort était immédiate. Les autres vacillaient, se
mettaient à crier, manquant d’air. Mais leurs cris se
transformaient rapidement en un râle et en quelques minutes ils
étaient tous étendus. Au bout de vingt minutes au maximum, aucun ne
bougeait plus. »
Regard
sur le Troisième
Reich et sur
lui-même :
« J’ai
déjà amplement expliqué dans les pages précédentes l’origine
des horreurs qui se sont produites dans les camps de concentration.
Pour ma part, je ne les ai jamais approuvées. Je n’ai jamais
maltraité un détenu ; je n’en ai jamais tué un seul de mes
propres mains. Je n’ai jamais toléré les abus de mes subordonnés.
Et
lorsque j’entends maintenant parler, au cours de l’interrogatoire,
des tortures épouvantables qu’on a impo-sées aux détenus
d’Auschwitz et d’autres camps, cela me donne le frisson. Je
savais certes qu’à Auschwitz les détenus étaient maltraités par
les SS, par les employés civils et, pour le moins autant, par leurs
propres compagnons d’infortune. Je m’y suis opposé par tous les
moyens à ma disposition. Mes efforts ont été inutiles. Un résultat
tout aussi peu satisfaisant a été obtenu par d’autres commandants
qui partageaient mes idées et qui avaient à diriger des camps
beaucoup moins importants et plus faciles à surveiller.
Il
n’y a rien à faire contre la méchanceté, la perfidie et la
cruauté de certains d’entre les individus chargés de garder les
prisonniers, à moins de surveiller ces hommes à chaque instant. Les
abus deviennent de plus en plus flagrants à mesure que se détériore
le personnel de garde et de surveillance tout entier. Les conditions
de mon emprisonnement actuel m’en fournissent une nouvelle
confirmation. »
« On
voit donc que même dans une petite prison le directeur ne saurait
empêcher les abus de ses subordonnés. Dans un camp de la dimension
d’Auschwitz, c’était chose absolument impossible.
Certes,
j’étais dur et sévère, souvent même trop dur et trop sévère
comme je m’en aperçois aujourd’hui. Dépité par les désordres
ou les négligences, je me suis permis parfois des paroles méchantes
dont j’aurais mieux fait de m’abstenir. Mais je n’ai jamais été
cruel et je ne me suis jamais laissé entraîner à des sévices.
Bien des choses se sont produites à Auschwitz - soi-disant en mon
nom et sur mes ordres - dont je n’ai jamais rien su : je ne
les aurais ni tolérées ni approuvées.
Mais
puisque c’était à Auschwitz j’en suis responsable. Le règlement
du camp le dit expressément : « Le com-mandant est
entièrement responsable pour toute l’étendue de son camp. »
« Je
me trouve maintenant à la fin de ma vie.
J’ai
exposé dans ces pages tout ce qui m’est arrivé d’essentiel,
tout ce qui m’a influencé et impressionné. [...]
J’ai
écrit au fil de la plume mais je n’ai pas eu recours à des
artifices. Je me suis dépeint tel que j’étais, tel que je suis. »
Le documentaire sur l'expérience de Milgram que vous pouvez retrouver ici (Youtube) à partir de 00:07:45. Très mauvaise qualité d'image.
L'explication par Marc Alpozzo du concept de "banalité du mal" employé par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, que j'ai trouvé sur ce site et dont j'ai retranché des extraits pour que cela donne ceci :
Le documentaire sur l'expérience de Milgram que vous pouvez retrouver ici (Youtube) à partir de 00:07:45. Très mauvaise qualité d'image.
L'explication par Marc Alpozzo du concept de "banalité du mal" employé par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, que j'ai trouvé sur ce site et dont j'ai retranché des extraits pour que cela donne ceci :
Hannah
Arendt et la « banalité du mal »
Hannah Arendt est l’un des penseurs
les plus marquants du 20ème siècle. Elle
est surtout connue pour avoir mené avec
rigueur une réflexion inédite des causes morales et politiques du
nazisme, ainsi qu’une réflexion inédite et très éclairante sur
la « banalité du mal ».
La « Banalité du mal » ?
Voilà donc une expression des plus paradoxales. Utilisée pour la
première fois par Hannah Arendt à l’occasion du procès de
Eichmann, responsable nazi capturé à Buenos Aires en mai 1960 par
les services secrets israéliens, et jugé à Jérusalem en avril
1961, elle fut à l’origine d’une polémique passionnée qui
emporta, comme un raz-de-marée, Hannah Arendt taxée
d’antisémitisme, et d’autres maux, si mal comprise, si novatrice
dans sa manière d’aborder le mal. Jusqu’ici on connaissait le
mal radical selon Kant par exemple, qui était la subordination de la
raison aux passions […]. Mais avec la nouvelle approche du mal,
selon Arendt, les choses se compliquent.
Dissipons d’abord tout malentendu :
Hannah Arendt était juive. Journaliste reporter, elle couvrit tout
le procès Eichmann, ce fonctionnaire nazi retrouvé par les services
secrets israéliens, qui courut d’avril 1961 au 31 mai 1962. Elle
ne s’attendait pas à rencontrer l’homme qu’elle vit dans le
box des accusés. Peut-être s’attendait-elle à y trouver le
« diable », ou tout du moins l’un de ces hommes
monstrueux, au caractère indéfinissable, d’une cruauté et d’un
cynisme sans précédents. Le spectacle fut, à son grand étonnement,
tout l’inverse. Cet homme qui avait joué un rôle non négligeable
dans la déportation des juifs, durant la seconde guerre mondiale,
demeura à ses yeux, pour le moins médiocre, avant tout préoccupé
par sa carrière : un bourgeois, ni bohème, ni criminel
sexuel, ni fanatique pervers, pas même un aventurier, dira-t-elle
plus tard dans son ouvrage sur Eichmann.
Hannah Arendt le décrivit comme des plus
ordinaires. Un homme commun, moyen, sans la moindre envergure
exemplaire. D’une banalité si affligeante que cela rejaillissait
sur les actes mêmes pour lesquels on l’incriminait. Le problème
philosophique se profile déjà à l’horizon : si cet homme
qu’elle décrit est si banal, alors que dire de ce qu’il a
accompli ? Est-ce qu’on peut dire que c’est également
banal ? La réponse donnée dans son ouvrage à propos de
Eichmann pourra choquer le lecteur non avertit. Oui ! Adolf
Eichmann est l’auteur d’un mal d’une grande banalité. Certes
cette banalité qu’elle met en cause n’a rien à voir avec le mal
génocidaire. Ce fut d’ailleurs l’erreur commise par de nombreux
lecteurs de Hannah Arendt. […]
Le terme de « banalité » ne
sert donc pas à minimiser les crimes commis, ni à réduire le mal
de la Shoah à un simple « détail ». Ce que beaucoup
comprirent. Bien au contraire, dans son rapport sur ce procès
retentissant, la réflexion de Hannah Arendt tend à mesurer
l’extrême difficulté à juger de crimes aussi insupportables, car
dit-elle, les criminels étaient si
ordinaires. Voilà donc posé la plus grande interrogation pour la
pensée : tous ces gens incriminés pour des crimes d’une
gravité exemplaire, étaient d’une banalité si confondante, que
cela rendait la question du génocide encore plus terrifiante.
Certes, « il eut été réconfortant de croire qu’Eichmann
était un monstre » écrit-elle. Pourtant, beaucoup comme lui,
lui ressemblaient « ni pervers, ni sadiques ». Ces gens
étaient « effroyablement normaux ».
La « banalité du mal » est
un concept philosophique d’une importance sans précédent, car il
pose donc la possibilité de l’inhumain
en chacun d’entre nous. En
cela, il est certes, novateur. Novateur et précisément attaché au
20ème
siècle, parce que cette possibilité de l’inhumain émerge
nécessairement de la nocivité d’un système totalitaire, et
suppose que le crime soit commis dans des circonstances telles, que
les « criminels » ne puissent sentir ou savoir qu’ils
font le mal. Elle suppose que le système totalitaire en place ait
veillé préalablement à tuer « l’animal politique »
en l’homme, qu’il veut rayer de la surface de la terre, pour n’en
conserver que l’aspect biologique. Pour les nazis spécifiquement,
il s’agissait, à travers la Shoah, de créer « l’espèce
animale humaine ». Pour ce faire, il s’agissait de
déshumaniser l’homme […].
Ce contexte de destruction de la
personnalité morale est important à comprendre, parce qu’il
entraîne l’individu à perdre toute référence individuelle aux
notions de « bien » et de « mal ». Et
l’ignoble réduction à l’animalité qu’on imposait à ces
hommes effaçait en eux toute moralité. De leurs côtés, ceux qui
sont conduit à fabriquer cette espèce humaine, ne sont plus
capables de regarder leurs sujets d’expérimentation comme des
êtres qui leurs ressemblent. Ces êtres ne sont plus leurs
semblables. Ce sentiment est exprimé par Primo Levi dans l’admirable
recueil qu’il rapporta de l’horreur de la déportation : Si
c’est un homme. […]
On efface à ce moment-là, toute
culpabilité possible dans l’esprit des bourreaux. Car, faut-il
encore, pour ressentir la moindre culpabilité, que les criminels
aient conscience d’avoir atteint l’humanité dans sa chair, en
commettant leurs crimes infâmes.
La subtilité même du projet nazi consistait à distinguer
radicalement victimes et bourreaux. Ils n’appartenaient plus à la
même espèce après l’accomplissement de l’entreprise de
déshumanisation, et une nouvelle espèce d’hommes émergeaient
s’appliquant simplement à une tâche confiée, sans jamais avoir
conscience de violer un quelconque interdit. De fait ils ne se
sentirent jamais coupables. Ou du moins, « nous n’avons pas
la moindre preuve » de cela, dit Hannah Arendt, en substance.
Et si « les nazis, et particulièrement les organismes
criminels, auxquels appartenait Eichmann, avaient, pendant les
derniers mois de la guerre, passé le plus clair de leur temps à
effacer les traces de leurs propres crimes » cela prouvait
seulement « que les nazis étaient conscients du fait que
l’assassinat en série était chose trop neuve pour que les autres
pays l’admettent. »
Le problème philosophique du mal
changeait donc de nature ; avec lui, était posée la question
de la morale.
[…] Dans
son rapport sur Eichmann, Hannah Arendt se livre à une méticuleuse
description du personnage – qui visiblement fait problème pour
beaucoup de consciences n’arrivant pas encore à admettre que le
mal peut-être ordinaire, et au plus profond de chaque homme.
Eichmann est un homme tout à fait « normal » ; pas
de traits exceptionnels ni sur le plan psychologique, ni sur le plan
sociologique. Aucune cause ne ferait comprendre le moindre motif de
son action. L’analyse de comportement sans signe particulier,
pousse Arendt à formuler la notion controversée de « banalité »
du mal que l’on doit définitivement opposer à celle de « mal
radical ». Faut-il donner raison à Kant, contre ceux qui
pensent le mal comme une exception monstrueuse, un satanisme ?
Hannah Arendt s’en expliquera d’ailleurs : selon elle, la
notion de « banalité du mal » exprime l’idée que le
sujet n’est pas la source même du mal, mais un de ses lieux de
manifestations, ce qui oblige à penser différemment sa culpabilité.
Une description trouvant une fois de plus un écho dans les textes de
Primo Levi : « Ils étaient faits de la même étoffe que
nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement
intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce
n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. »
Donc, pas la moindre profondeur
diabolique.
Le mode de propagation du mal appelle
alors une élucidation. Pour ce faire, Eichmann devant ses juges
incrédules, invoquera sa référence à « l’impératif
catégorique » kantien. Pour faire court, chez Kant,
l’impératif catégorique, c’est l’impératif du devoir,
proprement moral. Mais sans le savoir, Eichmann apportait durant
toutes ces années, une notable modification à l’impératif de
Kant, puisqu’il transformait le « agis uniquement d’après
la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle » de la seconde critique par un
« agissez de telle manière que le Führer, s’il avait
connaissance de vos actes, les approuverait » […]. Adapté à
l’homme ordinaire, l’impératif catégorique devient un principe
de soumission absolue à la loi, qui lui interdit toute lucidité, et
plus encore le dispense de penser par lui-même. C’est donc parce
qu’il adhère sans réserve mais aussi sans réflexion au principe
qui fonde la loi civile que le citoyen ordinaire peut devenir un
Eichmann. La leçon de Hannah Arendt fait désormais frémir. Elle
est riche sur le point philosophique, et amène à se poser la
question de notre rapport à la loi, et de ses conséquences.
Dans le cas de ce nouveau type de
criminels que furent les nazis, nous avions affaire à une catégorie
d’hommes qui « commet[taient] des crimes dans des
circonstances telles qu’il [leurs était] impossible de savoir ou
de sentir qu’ils [avaient] fait le mal ». C’est en cela
seul qu’ils échappent à la forme traditionnelle de jugement que
l’on peut porter sur le crime ; ils n’ont pas conscience
d’avoir mal agi, et ils ont, d’autre part, l’intime conviction
d’avoir fait leur devoir en obéissant à la loi. C’est ainsi que
l’on constate le déplacement du problème : le mal n’étant
plus une violation de la loi, mais devient, au contraire, une
obéissance
à la loi.
Avec le texte de Hannah Arendt, nous
observons qu’une évolution doit être apportée, face à cette
inversion inédite du bien et du mal […]. Le mal dans sa forme
extrême et dans sa forme banale devient un refus de communiquer avec
l’autre, de le reconnaître comme tel, comme si la reconnaisse de
la loi se substituait à la reconnaissance de l’autre. C’est
d’ailleurs ainsi qu’Arendt délie volonté
et responsabilité.
On peut faire le mal sans le vouloir, avoir le sentiment de faire son
devoir et pourtant être responsable. Telle est la leçon donnée par
le procès Eichmann. Telle est la leçon philosophique capitale que
nous propose Hannah Arendt, dont le concept de « banalité du
mal » n’a pas fini de nous laisser penser, en ce nouveau
siècle.
Marc
Alpozzo, http://www.institut-ethique-contemporaine.org
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