mardi 23 mai 2017

Poésie du Carpe Diem, L.A n°4 : Baudelaire, "Remords posthume"

Baudelaire est un poète romantique précurseur du symbolisme et épris de Parnasse...
Ce sonnet lyrique appartient à la section « Spleen et idéal » du recueil Les Fleurs du mal (1ère édition en 1857). Dans cette section, trois femmes sont célébrées tour à tour dans différents cycles. Il s’agit ici de Jeanne Duval, surnommée la « Vénus noire », une métisse qui a longuement partagé la vie de Baudelaire dans liaison orageuse.

I. Un sonnet adressé à une femme désirée et détestée à la fois

A. A une femme désirée et sensuelle
– apostrophe amoureuse :« ma belle ténébreuse » v.1
– marques de la 2ème pers: « tu », « ta », « tes » : tutoiement = familiarité
- « lorsque tu dormiras » : poème semble débuter sur une vision angélique de la belle endormie.
- beauté de cette femme « ma belle » v.1, « charmant » v.6
- forme de majesté : « manoir », « marbre » (matériau noble), « monument »
- sensualité des labiales (= sons où les lèvres se touchent) : allitérations en [m] et [b] dans 1ers vers.
- C.L du corps : « ta poitrine » v.5, « tes flancs » v.6, « ton coeur » v.7, « tes pieds » v.8 = image sensuelle de la femme.
- les termes « alcôve » v.3, « courtisane » v.12, la périphrase des « grandes nuits d’où le somme est banni » v.11 = suggèrent des nuits d’amour
- « nonchaloir » v.6 : pose lascive, femme désirable

B. mais également détestée car incapable d’amour
- « courtisane imparfaite » v.12 + « course aventureuse » v.8 = une femme infidèle.
- deux références à la pierre : « marbre » v.2 « pierre » v.5 = dureté et froideur de la femme (penser à l’expression « coeur de pierre »)
- d’ailleurs, cette « pierre » du v.5 opprime le « coeur » v.7 de la femme : c’est son coeur de pierre qui la fait mourir
- allitération en [r] vers 5 : pierre, opprimant, poitrine, peureuse dureté de la pierre, du marbre = froideur et dureté de la femme
- allitération en [p] vers 5 encore : mépris du poète
- l’antithèse « peureuse » v.5/ « aventureuse » v.8 s’explique par le fait que la femme est « peureuse » avec les sentiments, mais « aventureuse » avec son corps : donne de l’amour physique, mais pas d’amour moral, tant souhaité par le poète.
- les négations « imparfaite » v.12 + « pas connu ce que pleurent les morts » (périphrase désignant l’amour) v.13 = encore une fois, femme incapable d’amour, ce que lui reproche amèrement le poète ici.

C. Un message de carpe diem détourné en memento mori ironique
- carpe diem paradoxal : le poète ne semble pas inviter la femme à profiter du jour présent, il lui rappelle plutôt qu’elle mourra, et que la mort sera l’occasion de souffrances infinies
- Titre ironique, presque oxymorique : peut-on éprouver du remords dans la mort ?
- Indices temporels qui organisent le sonnet : « Lorsque » v.1 « Et lorsque » v.3 « Quand » v.5 : poème orienté vers la mort : aucune référence à la vie présente, uniquement un présage de ce que sera la mort de la femme.
– verbes au futur (de certitude): fatalité de la mort.
- nombreux enjambements qui accélèrent la fin.
- Métaphores de la mort : « grandes nuits » v.11, « dormiras » v.1 + métonymie du tombeau.
– dernier ver isolé par un tiret typographique : effet de chute, destruction totale de la beauté de la femme.
- la prosopopée du tombeau apparaît comme une voix moralisatrice, double du poète : la question rhétorique insiste sur la vacuité (la vanité) de la vie de la femme (« que vous sert... ? » attend une réponse de type : ma vie n’a servi à rien).
- C.L du vide, du creux, du gouffre : « au fond » v.2, « caveau » v.4 « fosse creuse » v.4, avec la
redondance qui crée un effet d’insistance = la vie de cette femme, sans amour, n’est qu’un vide vertigineux.

II. Une image effrayante de la mort

A. La mort comme une punition physique
x la restriction de l’espace :
– champ lexical de l’enfermement et de l’oppression : « alcôve », « manoir », « caveau », « opprimant », « empêchera », « tombeau »
- restrictive « ne … que » V3 et 4 = restriction de l’espace.
- les actions des vivants (« dormir », « courir », « battre » et « vouloir ») sont désormais impossibles : « dormir » / « le somme est banni » v.11 ; « courir », « battre » et « vouloir » / « empêchera » v.7
x la décomposition du corps :
– éclatement, de décomposition des corps: ceci est suggéré par la mention de différentes parties du corps dans le second quatrain (poitrine/ flancs = ventre/ cœur/ pieds qui apparaissent éparpillés au fil des vers à l’image du corps démantelé
- allégorie v.14 (le ver = la mort, la décomposition) « Le ver rongera ta peau » : la beauté de la femme, déclinée dans le 2ème quatrain, est désormais saccagée.
- rythme du poème très saccadé, voire disloqué dans les tercets, v.9 à 14 : sujet + apposition + parenthèse + CC de temps + rejet du verbe + discours direct + tiret et chute. → à l’image du corps disloqué ?

B. La mort comme une punition morale 
x l’allongement infini du temps :
– participe présent « opprimant » v.5 = mode de la durée
- C.L de l’éternité : « infini » v.9, « toujours » v.10, « grandes nuits » v.11
– une très longue phrase de 13 vers comme pour mimer l’effroyable permanence de cet état
- diérèse « Pluvi/eux » qui allonge le mot = éternité de la mort, ennui pesant et infini.

x l’angoisse et le remords :
- C.L de l’obscurité : « nuit », « ténébreux », « noir » = peur
- adjectif « peureuse » v.5. = angoisse de la femme
- « pleurent » v.13 + « pluvieux » v.4 = la nature est le reflet de l’âme (typiquement romantique) : accentue le désespoir.
– négation au passé « n’avoir pas connu » v.13 = temps terminé, impossibilité de revenir dans le passé, à jamais inconnu de la femme
- « ce que pleurent les morts » v.13 : périphrase qui désigne l’amour ; dimension pathétique amplifiée par le verbe au présent : les pleurs sont éternels.
- la comparaison du dernier vers = particulièrement frappante, dans la mesure où 2 souffrances, l’une physique (le ver qui mange la peau), l’autre morale (remords), coexistent dans une image terrifiante. De plus, comparaison « inversée » puisque le mot concret (le ver) est comparé à un mot abstrait (le remords), contrairement à l’habitude → amplifie l’horreur.
- 1er mot du titre du poème termine le poème (« remords ») : lui donne un poids particulier, il enferme le sonnet, sans échappatoire possible.
NB : « remords » bien plus fort que « regret » : dimension morale, car conscience d’avoir mal agi ; culpabilité)

C. Le pouvoir de la poésie
Sorte de chantage amoureux : le poète incite la femme aimée à l’aimer en retour, pour ne pas être définitivement détruite par la mort (le vers/ver).
- répétition de « tombeau » v. 9 et 10, liée à deux termes d’intimité (« confident », « comprendra » : évocation d’une intimité poète/ mort, plus étroite que l’intimité poète/ femme aimée = suggère que le poète est aussi puissant que la mort.
- même idée dans l’écho entre « mon rêve infini » v.9 et « ces grandes nuits » v.11 : comme si la mort (métaphore des grandes nuits), pouvait être dépassée par la perfection poétique (le rêve infini) = Baudelaire se rêve poète capable de transcender la mort. - l’homophonie « ver » qui ronge/ vers du poète suggère que si la femme aime le poète, alors en retour, celui-ci écrira des vers à sa gloire, ce qui la rendra immortelle (à l’inverse du ver qui la détruit inexorablement).

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