mardi 23 mai 2017

Poésie du carpe Diem, L.A n°3 : Corneille, "Stances à Marquise"

Poème écrit en 1658 par le dramaturge classique Corneille, pour Thérèse Du Parc, comédienne de la troupe de Molière très courtisée, et que l'on surnommait « Marquise ».

Structure :
1ère partie = 3 premiers quatrains : Le poète effraie Marquise (le temps attaque la beauté physique) /
2ème partie= quatrains n°4 à 7 : Le poète célèbre sa propre gloire ; immortalité du poète contre beauté éphémère /
3ème partie = 2 derniers quatrains : Conseil de Carpe Diem


I. Un poème traditionnel de carpe diem ?
a. célébrer la beauté de la femme
- apostrophes à « marquise » v.1 et v.29
- Jeu entre le « vous » et le « je » du poète
- alternance rimes féminines, rimes masculines = jeu amoureux
- «  vos roses » métaphore (usée!) de la beauté
- superlatif « plus belles choses » v. 5 qui inclut Marquise
- « vous en avez qu’on adore » (« en » reprend les « charmes ») v.17 : le pronom indéfini « on » montre que cette adoration est partagée par un public nombreux.
- polyptote : « belles » v.5, « belle » v.27, « belle Marquise » v.29
- synecdoque « yeux qui me semblent doux » v.22 (les yeux = Marquise)
b. Les ravages du temps sur la femme ou comment effrayer la femme aimée
- C.L du temps : « âge » v.3, « temps » v.5 et v.16, « durer » v.19 « usés » v.20, « dans mille ans » v.23
- Allégorie du temps vu comme un ennemi offensif : « Le temps […] / se plaît à faire un affront » v.5 et « ravages du temps » v.16
- métaphores : la rose qui se fane v. 7 + front ridé v. 8 = ravages physiques (visibles) du temps
- C’est d’abord la vieillesse du poète et non celle de la femme qui est évoquée : « traits un peu vieux » v.2, « ridé mon front »v.8, « un grison »v.30 : pour montrer que les effets du temps sur le poète seront bientôt transposés à la femme aimée.
- le caractère inexorable du temps qui passe est souligné par le « cours des planètes » v.9, l’alternance des « jours » et des « nuits » v.10, la « règle » universelle v.10 = on ne peut rien y faire.
- Parallélisme des strophes 2 et 3 : le temps au présent de vérité générale puis comparaison vous/moi = encore une fois, caractère implacable du temps.
- « le même » v.9 : puisque les deux personnages sont soumis au même temps, alors les marques physiques sur Marquise seront bientôt les mêmes que celle de Corneille (autrement dit : Corneille est le reflet futur de ce que sera Marquise… la pauvre !!!)

c. Une leçon de carpe diem emprunte d’ironie (d’humour?)
- définition de « stance » : poème lyrique d’inspiration grave, religieuse ; or ici, beaucoup d'ironie, peu de gravité, le poème est plus un jeu avec Marquise qu'autre chose ; l'appellation « Stances » est donc ironique.
- Un discours argumentatif : connecteurs : « si, comme, cependant, mais, quand, qu'autant que, quoiqu' » = le poète détourne le lyrisme amoureux en un discours argumenté.
- impératif aux v. 3 (« souvenez-vous ») et 29 (« Pensez-y ») : ton moralisateur. Le poème commence et se termine sur des conseils, sortes de morales de Carpe Diem.
- futur de certitude = affirmation cruelles qui ne ressemblent pas vraiment à un discours amoureux : « […] à mon âge / vous ne vaudrez guère mieux » v.4 et « Vous serez ce que je suis » au v.12
- présent de vérité générale : « Le temps aux plus belles choses/Se plaît à faire un affront » v.5-6 : le poète se met en position de sage qui énonce des vérités.
- Auto-satisfaction bien trop éclatante : quelques litotes comme « quand il est fait comme moi » v. 32, « où j'aurai quelques crédit » v. 26, « j'ai quelques charmes » v. 13 : soit de l'auto-dérision… soit un orgueil démesuré.

II. En réalité, un poème de célébration du poète !
a. Une comparaison à l’avantage du poète
- Gradation dans la comparaison entre les deux individus : d’abord, match nul, puisque aucun des deux ne vaut mieux que l’autre, ils seront tous deux marqués physiquement par le temps :
x la comparaison débute assez doucement, par une litote « vous ne vaudrez guère mieux » v.4
x autre comparaison « il saura faner vos roses / comme il a ridé mon front » v.7-8, avec opposition des temps verbaux, futur/ passé composé
x chiasme : « On m'a vu ce que vous êtes // Vous serez ce que je suis » (v.11 et 12) : joue sur les pronoms personnels et les temps verbaux (passé composé / futur).
- A partir du v.13, connecteurs d’opposition (« cependant » v.13, « mais » v.18, « quoiqu’ » v.30) qui marquent une évolution différente entre Marquise et le poète :
x antithèse « ceux que … durer » / « ceux-là... usés » v.19-20 : Marquise soumise au temps (Corneille vient de le démontrer dans les comparaisons précédentes) alors que lui-même semble immortel.

b. Grâce à sa gloire immortelle
- Il utilise beaucoup le « je », parle beaucoup plus de lui que de Marquise.
- Termine même le poème sur le pronom tonique « moi ».
- Synecdoques «mon front » v. 8 et « des yeux » v. 22 : le front représente le siège de la pensée donc le génie de Corneille ; les yeux représentent la beauté de Marquise, mais une beauté éphémère.
- Litote : « j’ai quelques charmes » v. 13 + oxymore « assez éclatants » v.14 = fausse modestie (évoque ses atouts, mais en paraissant les atténuer)
- le terme « charmes » vient du Latin « carmen » qui signifie « chant, vers » : c’est donc bien grâce à ses vers que le poète deviendra immortel.
Contrairement à Marquise, le poète saura remporter le combat contre le temps :
x commence par une litote « pas trop d’alarmes / De ces ravages du temps »
x puis poursuit par une hyperbole qui tourne à la science-fiction : « dans mille ans » v.23, « chez cette race nouvelle » v.25 = immortalité du poète
- C.L de la gloire : « éclatants » v.14, « gloire » v.21, « crédit » v.26
- Gradation dans la certitude de sa gloire future :
x commence par une tournure hypothétique au conditionnel : « [mes charmes] pourraient v.19 »
x poursuit avec le même verbe hypothétique mais au futur « pourront » v.21
x enfin, futur de certitude : « j’aurai quelque crédit » v.26

c. Gloire qui l’élève au niveau d’un démiurge diabolique
- Verbes qui élèvent Corneille au niveau d’un dieu : « sauver [votre gloire] » v.21, « ce qu’il me plaira » v. 24.
- C’est par sa poésie qu’il peut immortaliser la beauté de Marquise : association du verbe « dire » et de l’adjectif « belle » (« Vous ne passerez pour belle / Qu’autant que je l’aurai dit » v.27-28)
- restrictive « ne… que » v.27  : Marquise soumise à la volonté du poète.
- Toute-puissance assez diabolique puisque sous-entendu de mensonge possible : « faire croire / Ce qu’il me plaira » v.23-24 (autrement dit : Si Corneille a envie de faire croire qu’elle était laide, il le peut). C’est le poète qui choisit l’image de Marquise à laisser à la postérité.
- Le futur fait place au présent dans la dernière strophe, c’est une conclusion qui joue sur la menace : le « il vaut bien » pourrait se lire comme un « il vaut mieux pour vous ».
- plutôt qu’à un dieu, c’est à un diable que Corneille finit par ressembler : image du « grison » effrayant (« effroi »), qui propose un pacte à la jeune femme : le courtiser (euphémisme qui signifie plutôt coucher avec lui) en échange de sa gloire immortelle.
- lSorte de marché avec termes économiques : « vaudrez » v.4, « crédit » v.26, « vaut » v.31, + bon rapport qualité / prix de lui-même : il durera longtemps (« bien durer encore » avec insistance grâce aux deux adverbes « bien » et « encore » v.19).

Remarque : le dramaturge Tristan Bernard a imaginé la réponse de Marquise à Corneille, et Brassens a créé une chanson qui reprend les premières strophes de ce poème et qui se termine ainsi : « Peut-être que je serai vieille/ Répond Marquise/ J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, / Et je t’emmerde en attendant ! »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire