mercredi 1 mars 2017

Séquence Humanisme, L.A n°2, Léry, chap.15

L.A n° 2 : Jean de Léry, Chapitre XV, le cannibalisme
  1. Une stratégie argumentative efficace
A. Une organisation rigoureuse pour convaincre
  • Une thèse implicite : nous sommes plus barbares que les sauvages du Brésil.
  • Qui prend appui sur l'idée reçue selon laquelle les sauvages anthropophages sont cruels (1ère phrase du texte).
  • Démonstration jalonnée par des connecteurs logiques, qui introduisent des exemples de plus en plus concrets :
    • « néanmoins » l.3 introduit la thèse implicite de Léry
    • « en premier lieu » l.5 = premier exemple, sur les « usuriers », associé à un argument d'autorité : « le Prophète dit que » : référence à Moïse qui interdit le prêt à intérêt ; ici, le cannibalisme n'est encore qu'au sens figuré.
    • « Davantage » l.11 = deuxième exemple, tiré des « histoires », en Italie, introduit le cannibalisme au sens propre, mais dans la littérature.
    • « et sans aller plus loin » l.15 = troisième exemple, sur le massacre de la St Barthélémy qui n'est pas nommé mais désigné par la périphrase « sanglante tragédie », exemple réel. « Semblablement » l.21 prolonge l'exemple précédent
    • « Par quoi » l.36 + « car puisque » l.37 : conclut sur la barbarie « au milieu de nous », bien pire que celle des sauvages.
B. Des procédés oratoires pour persuader le lecteur
  • Tissage de liens avec le lecteur : « dresser à chacun les cheveux en la tête » l.3, « ceux qui liront ces choses » l.3, mais surtout « nous » (= les Européens) l.5, par contraste avec « ces nations barbares »  
     
  • Questions rhétoriques qui rappellent des anecdotes forcément connues des lecteurs tellement elles sont terribles : exemple tiré de la littérature (le Decameron de Boccace) l.14, mais aussi exemples réels de la vente de la graisse humaine à Lyon l.20, du cannibalisme l. 21, ou l'histoire de Coeur de Roy l.25.
  • Léry utilise le registre pathétique :
    • les exemples cités « veuves, orphelins, pauvres personnes » l.6-7 désignent des personnes faibles, donc qui incitent à la pitié ;
    • l’opposition entre le singulier (« un nommé ») et le pluriel (« ceux qui ») dans la mort de Coeur de Roy accentue la lâcheté dans le meurtre de ce Protestant.
  • Des témoignages (argument d’autorité) prouvent la sincérité des faits rapportés : "Le Prophète dit que", « Je m'en rapporte aux histoires » l.15, « il y a encore des milliers de personnes en vie qui témoigneront » l.25, « les livres […] en feront foi à la postérité » l.26-27, citation des vers de La Popelière l.30 à 35.

C. Un registre polémique montrant l’indignation de Léry

- Léry parle en son nom, en utilisant le « je »
- La parenthèse de la l.14-15 indique explicitement sa colère : « (Je suis Français et je me fâche de le dire) »
- Jugements de valeur grâce à des adverbes : « cruellement » l.13, « misérablement » l.21, et de nombreux adjectifs : « horribles » l.3 puis l.16, « cruels » l.8, « barbare et cruelle » l.17, « exécrable boucherie » l.26
- désignation des coupables par des termes très forts : « furieux meurtriers » l.21, « haineux » l.24
- Extrait en forme de réquisitoire contre les Réformés (qui ne sont jamais désignés, mais la périphrase « ceux qui portent le titre de Chrétiens » et la date de la St Barthélémy nous l’indiquent) : verbes « accuser » l. 15 et « témoigneront » l.24
- allitération en [r] l.16-18 => accentue l'horreur
- les termes employés sont crûs :
    x les parties mangées du corps humain sont listées de manière explicite (énumération l.19 par ex., ou « chair humaine, graisse des corps humains) ;
    x les verbes sont également explicites : « mangèrent ». Léry insiste sur la réalité physique de cet acte l.10 : « manger réellement », « mâcher », et il compare le mouvement de mastication à celui de la parole : « comme on parle », pour qu'il n'y ait pas de malentendu . On peut aussi voir une allusion à la Parole faite chair – cad à Jésus- au sens littéral... Mais ici, sens renversé : ce n'est plus la parole divine qui crée l'homme ; c'est l'homme, dans ce qu'il a de plus dénaturé, qui méconnaît la parole de dieu.

- multiples tournures hyperboliques (« tant de, entre autres actes horribles, si, aussi, tellement, des milliers...)

- emploi du pluriel : « les foies, les coeurs »...

- images choc : « écorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple » l.9-10 ; « exécrable boucherie » l.28, « ceux-ci sont plongés au sang de leurs parents » l.39 => référence au baptême, censé purifier celui qui est baptisé ; ici, c'est très exactement l'inverse qui se produit, on a l’impression d’un baptême satanique faisant symboliquement entrer les meurtriers dans le royaume des damnés.

II. Pour livrer une leçon de relativisme

A. Des exemples divers, de plus en plus précis, de plus en plus horribles

  • Les exemples de cannibalisme sont d'abord au sens figuré :
    • les usuriers-vampires (ils « sucent le sang ») ne sont qu'une image pour stigmatiser leur absence d'humanité ; Léry utilise le cliché « gros usuriers » pour montrer qu’ils se nourrissent des autres ;
    • idem pour la référence au « Prophète » Moïse qui compare les usuriers à des cannibales qui « écorchent la peau, mangent la chair » l.9.
  • Puis les exemples sont utilisés au sens propre, mais dans la fiction, la littérature , les « histoires » lues par Léry : on pense par exemple au Décaméron de Boccace, qui rapporte le récit du cœur d'un amant mangé par sa maîtresse après que le mari de celle-ci l'ai fait cuisiner, par vengeance. Ce type de récit prolifère dans la littérature baroque du XVIè et XVIIè siècle. 
     
  • Léry passe enfin aux exemples réels :
    • l'exemple de la « sanglante tragédie » de la St Barthélémy bien sûr réel, et l'anecdote de la graisse est tout aussi réel : De Thou nous raconte qu'en 1572, au massacre de la Saint Barthélémy, le peuple de Lyon jetait au Rhône et à la Saône les cadavres des protestants « à la réserve des plus gras qu'on abandonna aux apothicaires qui les demandaient pour en avoir la graisse ».
    • Le dernier exemple, celui de Coeur de Roy, est encore plus précis, puisqu'on a non seulement le nom de la ville (Auxerre), mais également le nom de la triste victime (comme le rapporte la Popelinière dans son Histoire de France, datée de 1573). Léry rapporte avec force détails ce qu'il est advenu de son corps.
 
B. Pour fustiger la barbarie des Catholiques fanatiques bien pire que celles des « sauvages anthropophages »

  • La barbarie des sauvages est rappelée au début de l’extrait : « cruauté des sauvages » l.1, « ces choses tant horribles » l.3
  • Mais les Français sont également des anthropophages selon Léry puisque le C.L des parties du corps humain est toujours mis en relation avec le verbe « manger » ou un synonyme : « suçant le sang et la moelle » l.6, « mangeant » l.6, « tels gens […] mangent la chair » l.9, « mâcher et manger réellement la chair humaine » l.10-11, « mangeant leur foie et leur coeur » l13, « les foies, coeurs et autres parties des corps […] ne furent-ils pas mangés » l.19-20, « l’ayant fait griller [le coeur de Coeur de Roy] sur des charbons […], en mangèrent » l.23
  • Les tournures comparatives, insistant sur la cruauté bien supérieure des Européens, prolifèrent dans le texte : « d’un façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages » l.17, « encore plus cruels que les sauvages » l. 8, « plus détestables et pires au milieu de nous » l.31
  • Plus encore, cette barbarie européenne l'emporte sur tout ce qui a jamais existé au monde : « ces choses non jamais auparavant ouïes entre peuples quels qu’ils soient » l.24, « cette exécrable boucherie […] surpassait toutes celles dont on n’avait jamais ouï parler » l. 27, et les vers de La Popelinière qui montrent que même Néron et Hérode ont été moins barbares que les Catholiques (l.29)
  • à tel point que les coupables de barbarie sont déshumanisés par Léry : images de figures démoniaques et/ou inhumaines  :
    • « comme s'ils les faisaient bouillir dans une chaudière » l.10 = sorcière
    • « suçant le sang et la moelle » l.6 = vampire
    • « dont les enfers ont horreur » l.21 = pire qu'un damné (personnification hyperbolique)
    • comparaison « comme chiens mâtins » l.25 assimile les meurtriers à des bêtes, non plus à des hommes
    • terme « monstrueuses » > figure du monstre, l.34.
  • La cause de cette incomparable cruauté des Européens est énoncée dans le dernier paragraphe : antithèse entre les « sauvages anthropophages » qui s’attaquent à leurs « ennemi[s] » et les Européens (« nous »), qui s’en prennent à leurs « parents, voisins et compatriotes » : l’anthropophagie des sauvages paraît plus « morale » (ou moins immorale!) que celle des Européens.
C. Un texte finalement humaniste

- références à la Bible (avec « le Prophète » l.8 qui désigne Moïse ; voir le Deutéronome, 23, 20-21) et à l’Antiquité dans les vers de la l.29 (Pharaon = dans le livre de l’Exode, il est le roi d’Egypte qui maintient les Juifs escaves des Egyptiens ; Achab = Roi d’Isaraël, évoqué dans la Bible comme impie et ayant persécuté des prophètes ; Néron =empereur romain ayant persécuté les Chrétiens (de 37 à 68 après J.-C.) ; Hérode = d’après l’évangile selon Matthieu, c’est lieu qui a fait massacrer tous les enfants de moins de deux ans à Bethléem pour empêcher la prophétie selon laquelle un « Roi des Juifs » prendrait sa place)

- ouverture à l’autre : Léry part de son expérience personnelle de vie parmi les « Sauvages », et cet extrait est une parenthèse dans son récit de voyage, pour montrer que les Sauvages ne doivent pas être jugés par les Européens.
Aucun terme de jugement de valeur concernant les Tüpinambas dans cet extrait, alors qu’il y en a beaucoup concernant les Européens.

- remise en cause de l’ethnocentrisme : Léry montre que les Européens ne détiennent pas la vérité en matière de valeurs : il critique l’intolérance religieuse des Européens (C.L de la religion)

- il montre enfin que la barbarie ne dépend ni du lieu de naissance, ni de la religion, ni d’aucune appartenance, mais que c’est l’homme en tant qu’individu qui est responsable :
    x « je n’accuse point ceux qui n’en sont point cause » l.15-16 montre que Léry fait la part des choses et sait bien que tous les Catholiques ne sont pas responsables du massacre des Protestants.
    x D’ailleurs, pour lui, les responsables ne sont pas vraiment des hommes, ni même des démons, ils sont encore pires : lexique du mal et des enfers : hyperbole « furieux meurtriers dont les enfers ont horreur » l.20, et référence aux « charbons » l.23.
    x ce qui est blâmé par Léry, ce sont les vices humains, et notamment la haine (« ses haineux » l.22, la « rage » l.23) ; la cupidité (« gros usuriers » l.5, « « vendues au plus offrant et dernier enchérisseur » l.18-19) ; l’inhumanité (« sang de leurs parents, voisins et compatriotes » l.33).

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